L'Obs

Littératur­e

Les Johannin, nouveaux enfants du paradis

- Par ÉLISABETH PHILIPPE, photo IORGIS MATYASSY

Monsieur et Madame Johannin font leur entrée dans le café. Lui, grand et filiforme, cheveux ras et boucle d’oreille ; elle, longue chevelure mordorée, deux traits roses sur les paupières, enveloppée dans un manteau caramel. Ils ont 26 et 27 ans, sont beaux comme le jour et publient « Nino dans la nuit ». Fusionnels, attentifs l’un à l’autre, ils ressemblen­t à des amoureux de Peynet qui auraient écumé quelques afters. Leur livre, lui, n’a rien d’une bluette. C’est la saison en enfer d’un certain Nino Paradis, qui débute par une expérience aussi percutante qu’éphémère dans la Légion étrangère. La nuit que traverse Nino, c’est celle de la précarité, long tunnel de petits boulots déshumanis­ants sans la moindre lueur à l’horizon. A cette nuit-là, celle du réel, s’oppose la nuit de la fête, cocaïne-toilettes et vodka-jet, pour oublier, le temps d’une soirée, qu’on a 20 ans, la vie devant soi, mais pas d’argent ni d’espoir. Ou si peu.

Nino n’est pas seul. Auprès de lui, il y a Lale, son âme soeur, à qui il voudrait « dérouler la grande vie », « tailler des tangas dans le tapis rouge ». Au lieu de cela, le jeune couple squatte un appartemen­t pourri « sur les bords du vortex parisien ». Pour survivre, Nino s’improvise extra pour un traiteur dans des endroits moches « à faire vomir les chouettes », fouille les poubelles à défaut de pouvoir faire les courses, trafique un peu et fume beaucoup. Pour Lale, les stages non rémunérés et les patrons salaces succèdent aux baby-sittings payés au lance-pierre. Autour d’eux, ce n’est pas beaucoup mieux. Leurs amis sont coursiers à vélo, prostitués (formidable personnage de Malik, tendre baraque sur des talons de douze centimètre­s) ou petits dealers.

Cette vie où les galères s’enchaînent fortement à l’amour, Capucine et Simon Johannin l’ont connue. Ils se sont rencontrés en 2010, à l’université de Montpellie­r. Fans de Larry Clark, Harmony Korine et Gregg Araki, ils y suivent des études de cinéma. Trois ans plus tard, ils intègrent, toujours ensemble, l’école d’arts visuels de La Cambre à Bruxelles. Là, le duo issu de la petite classe moyenne se trouve confronté à des étudiants venus de milieux aisés. Ils prennent conscience que « l’égalité des chances est une fiction ». « Pour les enfants d’artistes, d’avocats, tout semblait facile. Mais on voyait aussi des gens très jeunes avec un talent fou et sans ressources s’abîmer, ne pas y arriver, se détruire la santé », se souvient Capucine. C’est pour elle surtout que l’expérience est douloureus­e. Jugé trop esthétisan­t, son travail de photograph­e n’est pas reconnu. « Ma famille pensait que j’étais une ratée, dit-elle. Je n’arrivais pas à subvenir à mes besoins, je tombais toujours sur des patrons abominable­s. » « On s’est retrouvés projetés dans des réalités qu’on n’imaginait pas vivre à 20 ans », poursuit Simon.

“J’ÉTAIS CONSIDÉRÉE COMME UN POT DE FLEURS”

Lui se faufile pourtant plus facilement dans ce monde d’apparences. Sa dégaine longiligne attire l’oeil des apprentis stylistes de l’école. Pour eux, il joue les mannequins. Dans son parcours, l’écriture arrive presque par accident. « Ado, je m’emmerdais tellement que j’écrivais pour ne pas péter les plombs. Des textes que je serais incapable de relire. Je me liquéfiera­is de honte, raconte le jeune homme qui a grandi dans l’Hérault, avec des parents apiculteur­s, sans télévision ni internet. Je lisais peu de romans. Plutôt du théâtre : “l’Eveil du printemps” de Frank Wedekind, des textes de Jon Fosse. A Bruxelles, l’écriture est apparue comme un moyen de produire sans argent, mais aussi une façon de dire à ce milieu très clinquant qu’avec un stylo et une feuille, je pouvais réaliser quelque chose qui dépasserai­t tout le reste. C’était un geste de défi. »

Avec Capucine, ils partent dans le village où a grandi Simon. Ils prennent des photos. Lui commence à noter des bribes qu’il montre à sa compagne. Elle relit, corrige, l’encourage. Le texte s’étoffe, prend forme et devient un premier livre, « l’Eté des charognes », qui paraît en 2017. De ce roman d’initiation rural, punk et lyrique, Simon Johannin dit qu’il n’aurait pas vu le jour sans Capucine. Pourtant, seul son nom à lui apparaît sur la couverture. Elle explique : « Nous étions tellement heureux que le livre soit publié que l’on n’osait pas imposer quoi que ce soit. Et je ne trouvais pas très important de me mettre en avant. Mais j’accompagna­is Simon partout pendant la promotion, je m’y investissa­is énormément. A force, j’en ai eu assez d’être considérée comme le pot de fleurs à côté de l’écrivain ! Dans l’histoire de l’art, beaucoup de femmes se sont effacées au profit de leur compagnon. En tant que féministe, je n’avais pas envie de reproduire ça. »

« Nino dans la nuit », qui forme un diptyque avec « l’Eté des charognes », est cette fois signé Capucine et Simon Johannin. Le style, ultra-visuel, souvent drôle, dont chaque image saute à la gueule, c’est lui. « Mon apport est plus technique. J’interviens sur la structure », confirme Capucine. « Elle vient combler les failles narratives que j’ai souvent tendance à colmater avec des phrases trop fleuries », précise Simon. « Et la dimension sociale et politique du livre vient davantage de moi », ajoute la jeune femme.

Avec une acuité qui rappelle celle de Virginie Despentes dans « Vernon Subutex », le livre dresse le portrait d’une jeunesse en marge de la start-up nation, laissée à la porte d’une vie de bureau diurne et bien rangée. « On vient d’un milieu créatif, précaire de fait, souligne Simon, mais on est aussi connectés avec des gens aux parcours plus classiques et pour eux non plus, ça ne va pas du tout. Même s’il y a un confort de vie, il y a un manque de sens. » Restent la nuit, la drogue, les amis. Et l’amour, bien sûr, vertu suprême pour Simon et Capucine Johannin qui pleurent devant « Love Actually » ou « Billy Elliot ».

« Nino et Lale ne possèdent aucun bien matériel, sont complèteme­nt largués, mais ils ont des relations de solidarité très fortes et c’est ce qui va les porter, conclut Simon. Ils ne le réalisent pas, mais c’est la première étape pour remettre en cause un système économique complèteme­nt pourri. S’ils commencent à se dire que ce qui compte vraiment, c’est ce qui n’est pas quantifiab­le en termes d’argent, peut-être qu’ils tiennent une solution pour tout faire péter. » A eux deux, en tout cas, Capucine et Simon Johannin secouent salutairem­ent la littératur­e.

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