Le poison salvini
C’est plus fort que lui. A peine arrivé, il vous tourne le dos. Il brandit son téléphone au-dessus de sa tête, visage joufflu au premier plan, villageois extatiques derrière lui. Avec son air de polisson qui vient de faire une bonne blague, il poste sur Facebook son premier selfie du jour. « Buongiorno ! C’est comme ça qu’on commence agréablement une journée ! » Il est 10 heures du matin, Matteo Salvini est venu réveiller les 600 habitants de Rivisondoli, un patelin désert des Abruzzes qui dormait paisiblement sous la neige. Voilà donc l’ennemi numéro un d’Emmanuel Macron, le dangereux souverainiste qui fait trembler l’Europe! Une bouille de môme, les pieds dans la neige, une Lucky Strike au bec et un verre de bombardino à la main (la célèbre liqueur hivernale italienne), venu faire le show dans un trou perdu devant trois bergers et deux brebis! Sonia, une petite brune de 40 ans, n’en croit pas ses yeux :
« Dans notre village, c’est la première fois que l’on voit un homme politique important! »
L’ami italien de Marine Le Pen, qui rêve de devenir « le leader de la future Europe » quand les eurosceptiques de tous bords auront pris le pouvoir au Parlement européen, écume ainsi tous les villages de la péninsule. Jusqu’au plus petit. Jusqu’au plus paumé. Ses électeurs, il va les chercher un par un. Partout la même scène se répète. Il parle peu, dix minutes, pas plus. « Les longs discours, ça fait mourir d’ennui », nous explique-t-il en aparté. « Les gens ont besoin d’actes, pas de bavardage. » Il fait beaucoup de selfies, quarante minutes durant, pas moins. « Matteo Selfini » n’a pas volé son surnom : il a fait du selfie le porte-à-porte d’aujourd’hui. Chacun a droit à sa photo souvenir avec son sourire moustachu, un petit mot et une tape amicale sur l’épaule. Et toujours, il déchaîne les passions. On le touche, les dames surtout. On lui dit : « Con te Capitano ! » (« Avec toi Capitaine ! »), « L’Italia è con te! » (« L’Italie est avec toi! »), « Grande! Sei grande! » (« Grand! Tu es grand! »).
UN ANIMAL POLITIQUE REDOUTABLE
L’Europe a bien raison de s’inquiéter. Rien ne semble pouvoir arrêter « Il Capitano » comme l’appellent ses supporters. Le patron de la Ligue, le parti de l’ultradroite, qui n’est encore que ministre de l’Intérieur, se voit déjà Premier ministre. Il relève sa manche pour nous dévoiler crânement les deux bracelets qu’il porte au poignet : un rouge avec l’inscription « I love Milan AC » et un bleu, avec « Salvini Premier » (« Salvini Premier ministre »). « Le deuxième se porte mieux que le premier! », plaisante-t-il. Mais c’est tout sauf une blague. Lors du scrutin local qui s’est tenu le 10 février dans les Abruzzes, il a doublé son score par rapport à l’an dernier et réussi à ravir la région au centre gauche. Au niveau national, il est passé de 17% des voix aux élections de mars 2018 à 35% d’intentions de vote aujourd’hui. Matteo Salvini a même inversé le rapport de force avec le Mouvement 5 Etoiles, la formation populiste rivale (dont nul ne saurait dire si elle est de droite ou de gauche) avec laquelle la Ligue partage le pouvoir depuis huit mois, qui a dégringolé de 32% à 24%. On lui prédit déjà un carton plein aux élections européennes.
A 45 ans, Matteo Salvini est en train de s’imposer comme l’homme fort de l’Italie. Comment a-t-il fait pour gagner les coeurs en si peu de temps? Ce ne peut pas être dû seulement à la faiblesse de ses opposants. Ce matin-là à Rivisondoli, Angelo, 33 ans, plombier, bonnet enfoncé sur la tête, attend patiemment son selfie comme tous les autres villageois. « Ce qui me plaît chez lui, c’est qu’on voit qu’il est avec le peuple, dans sa simplicité, sa façon de parler directement avec les gens de leurs problèmes les plus sensibles : le chômage, les revenus trop bas, l’immigration. » Voilà résumée en une phrase la formule magique de Salvini. Même ses adversaires le reconnaissent : l’homme est un animal politique redoutable, un génie de la communication, un tacticien hors pair qui manie les ressorts du populisme comme personne.
Matteo Salvini creuse ses joues rebondies en tirant sur sa clope jusqu’au filtre. Il vient de finir son interminable séquence de selfies. « Vous savez, nous dit-il, un banquier vaut pour moi autant qu’un routier. Et s’il faut choisir, je préfère passer deux minutes de plus avec le routier. C’est ça, ma différence avec Macron. » Lui-même ancien journaliste, il se méfie de ses ex-confrères et ne donne que de très rares interviews. Mais ce jour-là, la France vient de rappeler son ambassadeur à Paris pour protester contre les provocations du gouvernement italien qui soutient les « gilets jaunes ». Alors il profite de notre présence : « Moi, quand je vois des ouvriers dans la rue, je me sens proche d’eux. » Ce qui l’intéresse, c’est « la confrontation entre l’élite et le peuple ». Et le peuple, c’est lui. Il a beau être né dans une famille de la moyenne bourgeoisie milanaise et avoir déjà derrière lui vingthuit ans de carrière politique au sein de la Ligue et jusque sur les bancs du Parlement européen (où il a siégé dix ans), il s’est réinventé une image d’homme ordinaire. Il en a adopté le code vestimentaire, jean et chemise ouverte, tee-shirt de supporter de foot (le Milan
AC bien sûr), blouson, et le langage simpliste, brutal, ironique, vulgaire. Aux Italiens éprouvés par la crise économique, désenchantés par la politique, il propose des solutions simples en leur disant : je suis comme vous. « Il a réussi à incarner la revanche de l’homme populaire », commente l’anthropologue napolitain Marino Niola.
LÉGITIME DÉFENSE ET IMMIGRATION
Comme tous les populistes dignes de ce nom, Salvini s’adresse directement au peuple. Ou plutôt à ses 3 300 000 de followers. Car « le peuple, il est sur Facebook aujourd’hui », selon lui. C’est donc là qu’on le trouve lui aussi du matin au soir. Avec lui, les porte-parole, attachés de presse, journalistes et experts font de la figuration. Sa pratique du pouvoir est totalement verticale. Dès 6h30 du matin, il se filme sur sa terrasse ou au ministère : « Au travail, vite les dossiers les plus urgents. » Et ne se couche pas avant d’avoir déversé sa ration quotidienne de messages. Qu’ils soient futiles, comme se montrer en train de grignoter une biscotte au Nutella. Ou graves. Un petit chef d’entreprise prend de la prison ferme pour avoir tiré sur deux Roumains qui lui volaient son gazole ? « Tout va changer avec ma loi sur la légitime défense. » C’est l’une de ses premières promesses : faciliter l’achat et l’utilisation des armes à feu.
« Salvini est le leader ayant le mieux compris la peur qui a gagné les Italiens ces dernières années », remarque Claudio Cerasa, le jeune directeur du quotidien de centre gauche « Il Foglio ». Peur de la pauvreté dans une Italie déjà durement frappée par la crise et qui vient d’entrer en récession. Peur de ces étrangers qui ont été quelque 500000 à débarquer sur ses côtes depuis 2015. Alors Salvini a inventé un ennemi commun qui serait responsable de tous leurs maux : les migrants. A la peur, il propose comme exutoire la haine, la violence, le racisme. D’estrade en estrade, le premier flic d’Italie se pavane dans son blouson préféré, le bleu et violet avec l’inscription « POLIZIA », en haranguant les foules sur « l’invasion des étrangers ». Mais avec lui « tout va changer ». « La pacchia è finita » (« Fini la belle vie ») : c’est le nom abject qu’il a donné à son décret-loi restreignant fortement les droits des demandeurs d’asile. Agitateur né, il mitraille l’actualité italienne de provocations. Il interdit aux bateaux chargés de migrants d’accoster sur les côtes italiennes. Il projette de recenser les Roms pour les expulser tous, sauf ceux qui, « malheureusement », sont italiens. Il jure de « nettoyer » la péninsule de ses étrangers « rue par rue, quartier par quartier, place par place ». Claudio Cerasa est formel : « Son succès, Salvini le doit avant tout à son discours sur l’immigration. » « Les Italiens d’abord » : il a trouvé son slogan pour conquérir l’Italie. Du nord au sud. Car c’est bien là son but.
Il fut un temps, pourtant, où il invectivait les Méridionaux dans les mêmes termes que les migrants. Le Milanais injuriait les terroni, les « culs-terreux » du Sud pauvre et sous-développé, et militait pour que le Nord riche et industrieux, sa mythique « Padanie », fasse sécession. Mais souvent Salvini varie. C’est un pragmatique et non un idéologue. Il hume l’air du temps. Les Italiens s’avèrent plus attachés à l’Europe qu’il ne le croyait? L’europhobe d’hier qui réclamait la sortie de l’euro ne veut plus désormais que « changer l’Union européenne de l’intérieur ». De la même manière, le séparatiste communiste d’autrefois qui arborait un badge du Che au revers de sa veste est devenu un nationaliste populiste et identitaire. Depuis qu’il a fait muer la Ligue du Nord en Ligue nationale en 2013, abandonnant le régionalisme pour le souverainisme, Matteo Salvini rêve donc de prendre d’assaut le Sud.
Seulement voilà, l’an dernier, le Mezzogiorno a voté massivement pour son rival, le Mouvement 5
Etoiles, qui promettait un revenu citoyen à 780 euros par mois. Alors comment faire? « Salvini peut séduire au sud car la figure du mâle alpha, du chef de tribu, plaît aussi ici », remarque l’anthropologue Marino Niola. Francesco Pisacane, 35 ans, consultant financier, vient de Secondigliano, un quartier délabré des faubourgs de Naples miné par la Camorra. « Je fais partie de ces gens du Sud qui avaient voté pour les 5 Etoiles et qui aujourd’hui croient en Salvini. Parce que sur l’immigration et la légitime défense, il nous redonne notre capacité à agir. Parce que j’apprécie cet homme qui ne se laisse démonter par personne. » Ce jeune Napolitain s’est pourtant fait traiter de raciste et de traître après avoir déclaré sur Facebook son amour pour le politicien du Nord. La conquête du Sud ne se fait pas sans heurts. « Non sparare a salve, spara a Salvini » (« Ne tirez pas à blanc, tirez sur Salvini ») peut-on lire sur les murs de Naples. Mais Matteo Salvini progresse sur les terres du Mezzogiorno, indéniablement.
Pour s’enraciner dans le Sud, il a ouvert une école pour populistes. Ce dimanche matin, à l’Hotel Ramada, près de la gare de Naples, chaque nouvel arrivant lance un « Ave » en guise de bonjour, comme les Romains se saluaient autrefois par un « Ave, César ». Ils sont une quarantaine d’apprentis venus se former pour devenir les futurs cadres de la Ligue. Au programme, des cours sur la démocratie, les institutions, l’immigration… Il y a là des médecins, avocats, ingénieurs, commerçants. « Si je suis là, c’est parce que le moment est venu d’agir et non plus de parler, explique Luca, 38 ans, ingénieur aérospatial. L’Italie doit être plus agressive, à l’image de Salvini. Il faut obliger l’Europe à épouser sa ligne dure sur les migrants. » Tous disent peu ou prou la même chose, tous votaient avant pour Berlusconi ou… le MSI, l’ex-parti néofasciste.
“UN DANGER DE PRÉFASCISME”
Voilà les plates-bandes que Salvini ratisse. En un an, il a fait passer Forza Italia, le parti de centre droit du Cavaliere, sous la barre des 10%, tout en cultivant des relations ambiguës avec la formation d’extrême droite Fratelli d’Italia et celle néofasciste CasaPound. A ses meetings accourt toute la petite classe moyenne, du centre droit à la droite la plus radicale, commerçants, artisans, travailleurs indépendants, chefs de petites entreprises, femmes au foyer, ouvriers. Son nationalisme xénophobe et ultraconservateur met tout le monde d’accord. Car il ne s’attaque pas seulement aux migrants mais aussi aux valeurs libérales : il défend les « racines judéo-chrétiennes », « la famille naturelle », « le droit à la vie ». « Salvini est en train de s’imposer comme le leader de toute la droite italienne. Il a avalé Berlusconi et il a fait monter sur son char l’extrême droite », constate le maire de Naples, Luigi de Magistris.
A quel point faut-il s’inquiéter de ce qui se passe en Italie ? Les signaux d’alerte se multiplient. Le sociologue napolitain Domenico De Masi détecte dans le salvinisme les ingrédients d’un « danger de préfascisme » : culte de la tradition, peur de l’étranger, besoin d’un leader, action pour l’action… A ceux qui voient en lui un nouveau Mussolini, Matteo Salvini répond comme à son habitude par la provocation : « Tanti nemici, tanto onore » (« Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur »), a-t-il tweeté en juillet dernier, une expression très proche du célèbre slogan du Duce « Molti nemici, molto onore ». « Le ministre de l’Intérieur italien n’est pas un dictateur, tempère le politologue Marc Lazar. Il incarne cependant un composé d’autoritarisme, de nationalisme et de rejet des immigrants qui ne peut que conduire à une mise en cause des institutions démocratiques. » Il a déjà commencé. « Lorsqu’il s’en prend aux magistrats qui l’accusent d’avoir violé les lois internationales sur la non-assistance à personne en danger avec sa politique migratoire, il laisse entendre aux électeurs qu’il est victime d’un système démocratique qui veut l’empêcher d’agir dans leur intérêt. Il met la sécurité en concurrence avec la démocratie. Salvini surfe sur la même vague que le Premier ministre hongrois Viktor Orbán », estime Carlo Calenda, ex-ministre du Parti démocrate qui cherche à rassembler l’opposition contre Salvini. C’est justement ce côté fort en gueule qui semble plaire à tant d’Italiens. Ils sont 58% à vouloir un homme fort à la tête du pays. Et c’est encore mieux s’il fait des selfies.
“L’ITALIE DOIT ÊTRE PLUS AGRESSIVE, À L’IMAGE DE SALVINI. IL FAUT OBLIGER L’EUROPE À ÉPOUSER SA LIGNE DURE SUR LES MIGRANTS.” LUCA, INGÉNIEUR ITALIEN