VIE ET MORT D’UNE CONVERTIE
Etudiante brillante, Julie avait rejoint, fin 2014, la ville de Raqqa, en Syrie avec son mari, un salafiste radical. Son corps vient d’être retrouvé dans des circonstances mystérieuses
Une nuit, Lydie s’est réveillée en pleurs. Dans son cauchemar, elle était en Syrie, sur une route barrée par un poste-frontière. De l’autre côté, il y avait ses trois petits-enfants, seuls et apeurés. Plus loin, elle voyait sa fille, voilée de noir, lui faire un petit signe de la main, avant de tourner le dos et de disparaître peu à peu. C’était il y a un an.
Le 2 février 2019, Lydie a appris le décès de sa fille, Julie. Son corps a été retrouvé en novembre dans une localité de l’est de la Syrie. A côté d’elle gisaient deux autres cadavres, son deuxième époux et leur bébé, enroulé dans un tapis. L’épopée tragique de la jeune Française aura duré presque cinq ans. Des années de torture pour ses parents, Lydie et Patrice, que « l’Obs » suit depuis le départ en Syrie de leur fille, en octobre 2014.
Julie Maninchedda, 27 ans, avait trois autres enfants de son premier époux, le djihadiste allemand Martin Lemke, 28 ans, aujourd’hui détenu par les Forces démocratiques syriennes (les FDS, l’alliance arabo-kurde soutenue par la coalition internationale). Trois petits garçons, à présent placés en camp de réfugiés, que leurs grands-parents essaient désespérément de faire revenir en France, tout en faisant le deuil de leur fille unique.
Julie n’aurait jamais dû partir en Syrie. Rien dans le parcours de cette étudiante en littérature sage et appliquée, khâgneuse brillante, violoniste talentueuse, ne la prédisposait à abandonner soudainement ses études. A se marier en cachette de ses parents avec un homme qu’elle connaissait à peine. Rien, sinon une certaine forme d’exaltation et d’absolutisme qui l’ont conduite à se placer sous emprise d’un réseau de « recruteurs de mort », comme le pensent ses parents.
C’est en terminale que Julie a commencé à se tourner vers l’islam. Curieuse, tolérante, ouverte, la lycéenne s’intéresse à la religion de ses copines musulmanes. Dans son lycée public d’Hénin-Beaumont, une commune au sud de Lille, cette fille unique, baptisée et ayant fait sa communion, détonne un peu. Sa mère est enseignante dans un lycée professionnel, son père est cadre dirigeant. Elle vit à Libercourt, dans une belle maison de briques rouges, avec jardin fleuri et piscine ; elle fait du tennis le week-end, de la musique en famille et part à l’étranger chaque été avec ses parents. Après son bac obtenu avec mention, elle part à Lille, où elle s’inscrit au lycée Faidherbe, en prépa littéraire. Parcours sans faute.
Durant sa deuxième année de khâgne, Julie change. Quand elle rentre le week-end, elle se cache sous des pulls à col roulé et des pantalons sombres. Se réfugie dans sa chambre sitôt les repas finis. Ses parents ne le savent pas, mais elle fréquente assidûment la mosquée de Villeneuve-d’Ascq, réputée islamiste. Tous les jeudis soir, une amie la voit partir à la prière, vêtue d’un jilbab, cette longue robe noire qui couvre l’intégralité du corps.
UN CHOIX “POUR LE PIRE”
En janvier 2012, Julie ne participe pas à la fête de l’école déguisée en Claudette comme l’année précédente. Elle a quitté son petit ami, ne fait plus la bise aux garçons, boycotte les soirées au pub irlandais. Dans sa petite chambre d’étudiante règne un silence monacal. Elle n’écoute plus de musique. Se lève à l’aube, fait ses ablutions et prie. Cinq fois par jour.
Un week-end, elle annonce à ses parents, par une lettre, sa conversion à l’islam, « certificat » à l’appui. « J’ai tout de suite compris qu’elle avait fait son choix, pour le pire », dit Lydie. Elle veut imposer sa religion à ses parents. Boude le sauté de porc du dimanche, au prétexte qu’elle ne veut plus « manger d’animaux ». Son père essaie de la raisonner, sa mère pressent un drame : « J’ai tout de suite su que tout ça finirait mal. »
En septembre 2012, l’étudiante s’envole à Leipzig pour suivre une double licence français-allemand. Deux mois plus tard, sa colocataire allemande alerte ses parents: Julie a arrêté ses études et quitté l’appartement en emportant toutes ses affaires, en compagnie d’un « homme barbu en djellaba blanche ».
Une semaine plus tard, leur fille les appelle sur Skype pour leur présenter son mari, Martin Lemke, un « converti » lui
aussi. Lorsqu’ils se rendent à Leipzig, au printemps suivant, les parents tombent des nues : « J’ai vu une silhouette en niqab noir s’avancer vers moi et me tendre ses bras aux mains gantées, se rappelle Lydie. J’ai compris qu’il n’y avait plus rien à faire. »
Martin n’est pas sympathique. Agressif avec Patrice et Lydie, avachi sur son canapé, les yeux rivés à son portable, il n’a qu’Allah à la bouche. Dominateur avec Julie, qui semble sous emprise, il la traite comme sa servante: « Sers-moi un verre d’eau. » « J’ai eu envie de le frapper, mais c’était prendre le risque de ne jamais revoir notre fille », confie Patrice. Un jour, pourtant, le père explose : « Et Al-Qaïda, ce sont de bons musulmans ? – Ah non, eux, c’est des terroristes. Nous, on est des musulmans gentils », rétorque Martin.
“HARPONNÉ” DANS SON CLUB DE FOOT
A l’époque, Patrice le trouve « plus con qu’autre chose ». Les parents de Julie l’ignorent encore, mais Martin Lemke n’est pas inconnu des services de police allemands. Le jeune homme est « fiché S » pour radicalisation. « Harponné » dans son club de foot, il est rapidement devenu le poulain du prédicateur salafiste Ahmad Abdulaziz Abdullah, dit Abou Walaa, le chef de la filière de recrutement de Daech pour l’Allemagne.
Le couple vivote grâce aux allocs ; Martin, qui a une formation de soudeur, ne travaille pas. « On se disait : pourvu qu’elle ne tombe pas enceinte », se souviennent ses parents. Mais, très vite, le ventre de Julie s’arrondit… « Et maintenant, comment comptez-vous vivre ? » s’inquiètent-ils. Elle leur demande de l’argent pour monter un commerce de vêtements islamiques. « On a donné 500 euros, c’était mieux que rien. » Ce qui rassure un temps Lydie, c’est que Martin a une famille : un frère, une soeur, et une mère, Birgit (1), qui rend souvent visite au jeune couple. Un garde-fou, pensent-ils. Même si Birgit leur semble trop tolérante. Elle appelle Julie par son prénom islamique, Shérine, relativise tout : « Pour elle, rien n’était grave. Elle répétait qu’il fallait les laisser vivre leur vie, qu’ils étaient heureux comme ça. Avec le recul, on se dit aujourd’hui qu’elle se rendait complice ». Cet été 2014, Julie accouche dans une maternité catholique. Martin semble fou de son petit Hassan. « On s’est dit que jamais il ne mettrait en danger ses enfants. »
“ON EST ARRIVÉS EN SYRIE. TOUT VA TRÈS BIEN.” MESSAGE DE JULIE ET MARTIN À LA MÈRE DE CELUI-CI
Mais, du jour au lendemain, l’immense écran plat disparaît du salon. Remplacé par des sourates du Coran qui résonnent nuit et jour dans l’appartement. En août, Julie et Martin vendent tous leurs meubles sur Leboncoin et déménagent dans la ville de Hildesheim, à deux heures de Leipzig, « dans un meublé froid et impersonnel ». Une menace se précise, mais laquelle ?
A l’automne 2014, « personne ne parlait de l’Etat islamique dans les médias » français. Quand ils l’interrogent, Julie évoque un projet de départ à Dubaï. Mais ses parents n’y croient pas: « Ils n’avaient pas un sou, ça nous paraissait irréaliste. » En septembre, Lydie et Patrice émettent un signalement sur le numéro vert que vient de mettre en place le gouvernement français. Deux mois plus tard, message de Julie et Martin, que leur transmet Birgit : « On est bien arrivés en Syrie. Tout va très bien. »
Passé le choc de l’annonce, Lydie s’efforce de garder le contact avec sa fille. Par WhatsApp, Julie envoie quelques photos où l’on voit Martin parader en uniforme noir, ravi, l’arme au poing, rangers aux pieds, comme un gosse. « Ici, on ne manque de rien, on a tout ce qu’il faut: du lait en poudre, des jouets, des médicaments, et on habite dans un grand appartement, ce n’est pas du tout comme ce qu’on raconte dans les médias », écrit Julie. Sur les clichés, Hassan semble en bonne santé. Pour ce qui est des activités de Martin, Julie reste évasive : elle dit qu’il travaille « dans la police », qu’il n’est « pas un combattant ».
UN BOURREAU ZÉLÉ
En réalité, selon les FDS qui l’ont arrêté en janvier, Martin est l’un des bourreaux zélés de l’Etat islamique. D’abord employé par la hisba, la terrifiante police religieuse de l’EI, il a rapidement grimpé les échelons de l’organisation islamique grâce à son mentor Abou Waala, pour rejoindre les rangs de l’Amniyat, le service de renseignement des djihadistes. Les membres de la hisba sont réputés pour pratiquer la flagellation publique, couper la main des voleurs présumés et jeter les homosexuels du haut des immeubles.
Lorsque surviennent les événements de « Charlie Hebdo », Lydie interpelle sa fille. « Ici, il y a des enfants qu’on gaze et bombarde », réplique Julie. Quand sa mère apparaît dans les médias, elle la « punit » en la privant de nouvelles. Un jour, ils apprennent dans le quotidien allemand « Bild » que Martin Lemke vit avec trois autres femmes en plus de leur fille : deux Allemandes, Sabina et Leonora, ainsi qu’une adolescente yézidie qu’il a prise pour esclave. Comme Julie, Leonora Messing est une « convertie » douce et naïve, radicalisée sur internet en quelques semaines à peine. Une collégienne de 15 ans qui s’est rendue par ses propres moyens avec une copine en Syrie, pour « faire de l’humanitaire ».
Entre Leonara et Julie, à Raqqa, c’est la guerre. Les deux jeunes femmes en viennent aux mains, au point que Martin finit par les installer dans deux appartements distincts. Julie n’en a rien dit à ses parents. « Elle n’a jamais été du style à pleurnicher, dit son père. Je pense qu’elle voulait assumer jusqu’au bout son choix. »
Avec Amandine, sa cousine, elle continue à blaguer comme avant, via WhatsApp. « Elle me racontait sa vie quotidienne, comment elle avait dû mimer sa poussée d’acné au pharmacien sans ôter son voile intégral. C’était drôle mais étrange. » Une autre fois, elle lui envoie un selfie, sans voile, les cheveux teints en rouge, vêtue d’une somptueuse robe rouge brodée, pour lui montrer « les effets de son maquillage au soleil ». Avant de lui raconter, détachée, comment elle a dû se cacher avec son fils quand ils se sont fait « mitrailler ».
Julie tombe enceinte une deuxième fois. « Là, on a compris qu’elle ne reviendrait plus. Elle était coincée », dit Lydie. Les bombardements ont commencé. Les pénuries aussi. Julie accouche chez elle de Chahir, aidée seulement par une voisine. Sur les photos qu’elle envoie à sa mère et que « l’Obs » a pu consulter, ses enfants ont mauvaise mine. Ils ont des « retards de croissance et des bactéries dans le sang. Mais sans argent, comment les soigner ? » s’inquiète Julie. « Eh bien, rentre avec eux dès que possible ! » lui intime sa mère. « Rentrer, oui. Mais seuls, comment faire? », répond Julie. Le passage des « revenants », via Ankara, s’est refermé depuis peu, rendant tout retour hasardeux. Et puis Julie est à nouveau enceinte. « Comment aurait-elle pu fuir dans cet état, sans aide ni moyens, avec ses deux petits garçons ? » se demande Lydie.
Cet échange sera le dernier avant des mois. Une fois de plus, Lydie et Patrice imaginent tous les scénarios : des rumeurs leur parviennent selon lesquelles Martin aurait été tué dans les
combats. Julie est-elle morte elle aussi ? Croupit-elle dans une infâme madafa, ces maisons pour femmes où s’entassent les veuves, les divorcées et toutes les exclues du régime islamiste ?
En janvier 2018, après huit mois de silence, un long message WhatsApp leur parvient, dont « l’Obs » a pris connaissance : Julie s’est enfuie, seule, enceinte de huit mois et demi, après s’être fait tabasser par Martin. Couverte de bleus, à demi-morte, elle a trouvé refuge dans une famille syrienne qui l’a cachée plusieurs jours. Mais Martin l’a retrouvée et l’a enfermée dans une madafa. Elle annonce à ses parents qu’elle a demandé le divorce, qu’ils vont faire « une garde alternée ». Au sous-sol d’un hôpital dévasté par les bombardements, dans la poussière et la saleté, Julie accouche seule de son troisième enfant, Souleimane. Sur ses photos, aux côtés du bébé, elle affiche un sourire radieux.
Un mois plus tard, elle se remarie, avec un djihadiste marocain, Nabil. Martin est fou de rage. Pour la première fois, Julie se livre. « Elle nous a confié qu’elle était terrorisée par Martin, qui l’empêchait de revoir ses deux aînés. Il lui avait dit : “Si tu t’approches, je te tue” », raconte Lydie. Les coups avaient commencé en Allemagne déjà. Parfois si forts qu’elle en perdait connaissance. Un jour, à Raqqa, Martin lui met un pistolet sur la tempe. « C’est un malade, écrit Julie. Il m’a forcée à venir avec lui, sinon il partait seul, avec le petit. »
DEUX GARÇONS, TROP PETITS, TROP FRAGILES
Nabil, lui, est « gentil ». Il s’occupe bien d’elle et de Souleimane, même s’ils n’ont pas grand-chose à manger. Parce qu’il a été blessé, elle dit qu’ils n’ont plus droit à l’aide alimentaire de la communauté réservée aux combattants de l’EI. Alors ils vont chercher des coquillages dans la rivière, ils se débrouillent. Dans l’une des dernières vidéos envoyées par Julie, un petit mouton déambule dans un intérieur sommaire, au sol en béton brut.
De leur maison, à Soussa, une petite localité de la province de Deir ez-Zor, l’une des dernières poches tenues par les djihadistes, ils entendent les bombardements se rapprocher. « Mais ne t’inquiète pas, maman, Nabil a promis qu’il allait trouver un moyen de nous faire rentrer », écrit Julie. Et puis la jeune femme a une nouvelle : elle est enceinte de son quatrième enfant. Pendant plusieurs semaines, en septembre 2018, sa mère communique régulièrement avec Nabil, qui se déplace au cybercafé pour que Julie ne se fatigue pas : « Il nous disait qu’il cherchait des passeurs pour rentrer, qu’il avait besoin d’argent, mais il était optimiste. » Le 24 octobre, Lydie a reçu un appel de sa fille : « Elle m’a dit qu’on lui manquait, qu’elle allait rentrer, qu’elle regrettait tout. » C’est la dernière fois que sa mère a entendu sa voix.
Dans les faits qu’ont pu reconstituer ses parents, Julie est sans doute morte quelques jours plus tard, en novembre, dans des circonstances très floues. Ses parents ne s’expliquent pas la raison pour laquelle le petit dernier de Julie, Souleimane, qui vivait avec eux au moment de sa disparition, n’était pas à ses côtés. Quand il a été localisé dans le camp d’Al-Hol, dans le nord-est du pays, courant décembre, l’enfant se trouvait avec son frère Chahir, sous la vague responsabilité d’une Syrienne qui les y avait amenés. Les deux garçons, trop petits et trop fragiles – Chahir a une jambe atrophiée –, auraient été abandonnés par Martin et ses épouses dans leur tentative pour fuir leur ville assiégée. Pourquoi Souleimane se trouvait-il avec son père et ses frères et non avec Julie ? Martin est-il à l’origine de son enlèvement ?
“UN PEU D’HUMANITÉ”
L’une des deux épouses de Martin Lemke, Leonora, raconte à tous les journalistes que Julie a été tuée dans les bombardements et que c’est elle qui a récupéré le petit Souleimane, blessé au visage par des tirs d’obus. Une version à laquelle Lydie et Patrice n’adhèrent pas : « D’après nos informations, les corps de Julie, de Nabil et de leur nouveau-né étaient intacts. »
Alors ils s’interrogent : pourquoi, de quoi sont-ils morts ? Ontils été tués? Pour faire toute la lumière sur les circonstances exactes de leur disparition, Lydie et Patrice ont déposé le 27 février une plainte contre X pour meurtre et assassinat aux côtés de Mes Martin Pradel, Marc Bailly et Camille Lucotte, et font tout leur possible pour récupérer leurs trois petits-fils. A Emmanuel Macron, Lydie et Patrice ont adressé une lettre, poignante, le suppliant de faire preuve d’« un peu d’humanité » pour que les enfants aient, disent-ils, « une chance de survivre, eux qui ne sont en rien responsables des dérives de leurs parents ».
Aujourd’hui, les trois enfants nés de l’union de Julie et Martin ne sont toujours pas réunis. Hassan (5 ans), plus grand et plus fort, est resté sous la garde de Leonora. « Elle prétend qu’il doit rentrer en Allemagne, suivant les instructions de son père », explique Lydie. Chahir (3 ans) et Souleimane (1 an) sont avec un groupe de femmes. Les premiers jours de son arrivée au camp, Chahir est resté prostré dans la tente, sans parler ni bouger. Pour son anniversaire, Lydie l’a appelé et lui a chanté une chanson. « Les femmes qui s’occupent de lui m’ont dit qu’il avait fait un sourire. » Le premier depuis un mois et demi.
“ELLE M’A DIT QU’ON LUI MANQUAIT, QU’ELLE ALLAIT RENTRER, QU’ELLE REGRETTAIT TOUT.” LYDIE MANINCHEDDA
(1) Le prénom a été changé.