L'Obs

TOUT SUR MA MÈRE

Dans un livre poignant, la députée INSOUMISE de Seine-Saint-Denis ressuscite une étoile filante du CINÉMA français : sa mère, la comédienne DOMINIQUE LAFFIN, morte à 33 ans. Entretien

- Propos recueillis par GRÉGOIRE LEMÉNAGER Photo JEAN LUC BERTINI

Qui se souvient de Dominique Laffin ? Cette étoile filante avait tout pour devenir une icône : la beauté fragile d’un ange, qui avance en funambule entre le paradis et l’enfer ; le sourire malicieux et cependant toujours l’air de murmurer, comme Henri Calet : « Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. » « La Femme qui pleure », de Jacques Doillon, c’était elle. Entre 1975 et 1984, Dominique Laffin a joué avec Gérard Depardieu, MiouMiou et Yves Montand. Elle a tourné pour Claude Miller, Catherine Breillat, Marco Ferreri, Claude Sautet. Elle a fréquenté le groupe Téléphone, fait des Photomaton avec Richard Berry, jeté un verre à la tête d’Alain Delon parce que sa misogynie l’avait exaspérée. C’était une féministe qui publiait ses dessins dans « les Pétroleuse­s », et posait dans « Playboy » parce qu’elle avait le fisc aux trousses. On l’a retrouvée morte, chez elle, à Paris, le 12 juin 1985. Elle avait 33 ans. Qui se souvient de Dominique Laffin ? Longtemps, Clémentine Autain a essayé de s’en souvenir le moins possible. La députée Insoumise de SeineSaint-Denis est la fille de Dominique Laffin et du chanteur Yvan Autain, alias Yvan Dautin. Petite, elle a trop vu sa mère, ivre morte, tenter de sauter par la fenêtre ou « délirer » étendue sur des rails, dans une gare, devant une foule inquiète. Chez elle, « la honte se disputait souterrain­ement avec l’angoisse ». Pendant des années, elle a évité de voir les films de sa mère. Dans « Dites-lui que je l’aime », un livre bref, poignant, serré comme la tragique destinée qu’il exhume, elle révèle un visage et une plume qu’on ne soupçonnai­t pas. Clémentine Autain y raconte tout, pour mieux redécouvri­r la face lumineuse de l’étoile filante. A la fin du livre, elle brille très fort. Ce livre n’a pas dû être facile à écrire. Quel a été le déclic ? Ce n’était pas mon idée. Du tout. Un soir, mon mari m’a dit : « Pourquoi tu n’écrirais pas un livre sur ta mère ? » Il m’aurait parlé d’aller sur Mars, ça m’aurait fait le même effet. Puis j’en ai parlé à des gens qui ont connu ma mère, mais comme d’une blague de mon mari. Ils m’ont dit : « Evidemment, tout le monde sait que tu vas écrire ce livre. Tu l’as en toi. » Ça m’a énormément troublée, moi qui ne parle jamais de ma mère. Vouliez-vous « régler vos comptes » avec elle ? J’ai commencé sans éditeur, en partie pour déposer la colère que j’avais eue vis-à-vis de ma mère. Mais ce n’est pas un livre thérapeuti­que, que j’aurais entrepris pour régler un problème. Pour moi, il n’y avait pas de problème. En revanche, il y avait mes enfants. Ma fille, à 4 ou 5 ans, me posait beaucoup de questions : comment elle est morte ? Quand irons-nous la voir au cimetière ? Est-ce qu’elle s’occupait bien de toi ? C’était comme si ma mère n’existait pas, comme si j’avais tellement voulu la mettre de côté que je ne pouvais même pas leur raconter qui était leur grandmère. J’ai mis trois ans et demi à écrire le livre… J’hésitais aussi

parce que je suis une femme publique, politique, et que, dans ce monde-là, ça ne se fait pas beaucoup d’écrire des livres un peu intimes. On écrit plutôt des biographie­s, qu’on fait éventuelle­ment rédiger par d’autres. Mais c’est en train de changer. Bruno Le Maire vient en effet de publier un bref hommage à un ami disparu. Pourquoi ce changement, selon vous ? La frontière entre public et intime se redéfinit, j’y vois un héritage de 68. Il y a une demande de sincérité. Et il faut sortir des livres où on se raconte pour se glorifier, ce n’est pas très intéressan­t… Jusque-là, je n’avais écrit que des essais politiques. Même mon livre sur le viol n’avait rien d’intime. C’était un acte politique, mais le viol que j’ai subi, je ne l’ai jamais raconté. Là, je devais ce livre à ma mère parce que j’ai longtemps été injuste envers elle. Et puis j’avais une histoire très particuliè­re à raconter : ma mère était une femme publique, elle aussi. Vous commencez par des souvenirs affreux : « les soirées passées à compter ses verres », les dimanches matin où elle vous traînait dans les bars parce qu’elle avait besoin de « boire une bière » pour « dessoûler »… Ah, ça, c’était horrible…

“J’AVAIS UNE SORTE DE HAINE POUR MA MÈRE”

Mais au fil du livre, une autre femme apparaît… Oui, c’est stupéfiant : ma mémoire a été modifiée par l’écriture. Avant, quand je pensais à ma mère, je ne pensais qu’à des scènes morbides et violentes. Aujourd’hui, j’ai une tout autre image : celle d’une actrice très douée, très belle, qui voulait être libre et reconnue pour son talent mais se savait perçue comme un objet sexuel. Avez-vous vraiment éprouvé de la « haine » pour elle, comme vous l’écrivez ? Je n’ai pas nourri cette haine. Je l’ai mise de côté. Mais oui, c’était une sorte de haine. Je lui en ai voulu de s’être si mal occupée de moi. De vous avoir oubliée à l’école, laissée seule la nuit ? Oui, et d’avoir gâché son potentiel extraordin­aire. C’est absurde d’en vouloir à quelqu’un de s’autodétrui­re. Mais je la jugeais comme un enfant peut juger une mère. Certains souvenirs s’apparenten­t à de la maltraitan­ce, même si j’ai du mal à utiliser ce mot car je sais aussi qu’elle m’aimait. Tout simplement, elle n’y arrivait pas. Je la regarde désormais avec des yeux d’adulte. Comme disait Marceline Loridan-Ivens : « Il faut vieillir pour accéder aux pensées de ses parents. » On l’éprouve tous. Mon histoire est singulière : tout le monde ne perd pas sa mère à 12 ans, tout le monde n’a pas une mère actrice, alcoolique et dépressive. Mais les questions qu’elle pose sont, je crois, universell­es. Comment avait-elle débuté au cinéma ? Comme le raconte Claude Miller : elle est venue voir son producteur, qui cherchait « une star » pour « Dites-lui que je l’aime ». Elle a répondu : « Mais je suis une star, ça tombe bien. » Miller a été ébloui et l’a choisie. J’aime beaucoup ce culot. Son père – votre grand-père – a fondé le Front national avec Jean-Marie Le Pen… Un personnage peu sympathiqu­e, oui. Ma mère ne s’est pas vraiment construite contre lui, il est mort quand elle avait 14 ans. Mais il lui a manqué dans son enfance parce qu’il n’était pas très présent. Sa soif de liberté vient sans doute en partie de là. Dans quel film faut-il redécouvri­r votre mère ? « La Femme qui pleure », de Jacques Doillon. C’est le film pour lequel elle a été nommée aux César, elle y est éblouissan­te. Mais j’ai revu récemment « les Petits Câlins », de Jean-Marie Poiré, qui me semblait assez ringard. Je lui ai trouvé une nouvelle jeunesse : c’est le portrait d’une bande de femmes dans les années 1970…

“C’ÉTAIT UN PATRICK DEWAERE AU FÉMININ”

Aviez-vous conscience de sa place dans le cinéma français ? Je l’ai sous-estimée. Je trouvais ma mère très mauvaise comédienne. Pour moi, elle jouait faux. C’est une des raisons pour lesquelles je refusais de voir ses films. Et puis j’étais trop polarisée sur son échec pour voir son succès et son talent. J’ai aussi

sous-estimé son implicatio­n comme actrice. Ça la dévorait. C’est d’ailleurs ce qui la rendait si juste. On a beaucoup dit que c’était un Patrick Dewaere au féminin. Ce n’est pas faux.

Mais vous notez que le mythe Dewaere s’est beaucoup plus imposé…

Marianne Sergent évoque une possible différence de traitement entre comédiens et comédienne­s. Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que j’ai toute ma vie rencontré des gens totalement fans de ma mère qui m’en parlaient avec des trémolos dans la voix. Mon collègue Eric Coquerel, par exemple, me dit : « On ne pourra jamais s’engueuler, tu es la fille de Dominique Laffin. » Je fais alors en général un black out complet, avec une certaine froideur pour être honnête.

Votre image publique n’est en effet pas très fantaisist­e. (Elle rit.) Vous êtes-vous construite comme quelqu’un de très carré par opposition à votre mère ?

Certaineme­nt. Sauf que je suis incapable d’être complèteme­nt carrée. Je fais des choses pour mes enfants que j’estime être des prouesses et qui apparaisse­nt aux autres comme des banalités… Après, chez mon père, c’était très carré. Je ne ferai pas l’injure à un artiste comme lui de dire qu’il avait la tête sur les épaules, d’autant que ce n’était pas le cas. Mais, par rapport à ma mère, c’était un pôle de stabilité.

Comme Delphine de Vigan dans « Rien ne s’oppose à la nuit », vous dites avoir vécu une crise d’adolescenc­e paradoxale : vous rêviez d’une vie très petite-bourgeoise…

Oui ! Comme dans la chanson de Jeanne Moreau, « la Vie de Cocagne » : « Des chats, des chiens, des tas d’enfants. » J’ai grandi à Paris, je devais être la seule de toutes mes copines à rêver d’un paisible pavillon de banlieue. Je ne connais pas l’ennui du quotidien, j’ai une appétence réelle pour certains rituels comme les repas. En même temps, je me suis débrouillé­e pour avoir ma part de tumulte avec la vie politique… C’est un univers violent, pas du tout routinier. Du coup, je n’ai pas cette vie lisse que j’avais fantasmée un peu bêtement.

Vous venez à votre tour d’apparaître au cinéma, dans une jolie scène de « l’Amour flou », de Romane Bohringer et Philippe Rebbot…

Ah, c’est parce qu’on ne peut pas dire non à Romane Bohringer ! Elle a une telle force de conviction ! Cette rencontre rigolote m’a ramenée à mon histoire, et j’y étais prête, mais c’est le hasard.

Préférez-vous la littératur­e ? Votre livre cite Annie Ernaux et Noémi Lefebvre…

La littératur­e compte énormément pour moi, et notamment la littératur­e contempora­ine, ce qui n’est pas le cas de tout le monde dans le milieu politique : mes collègues disent « je relis Alexandre Dumas », mais Lydie Salvayre ou Mathias Enard, je n’en entends pas beaucoup parler. C’est dommage, ne serait-ce que parce que la littératur­e contempora­ine a aussi un intérêt politique. Par exemple, il y a récemment eu plusieurs romans sur la révolution qui vient : « Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce » de Lola Lafon, « les Renards pâles » de Yannick Haenel, « l’Esprit de l’ivresse » de Loïc Merle… Ces trois livres, sortis à peu près en même temps, racontaien­t tous trois un processus révolution­naire où les sens dominaient, avec une dimension un peu fantomatiq­ue. On ne sait pas où va l’insurrecti­on, mais on y va. Ils avaient senti une colère qui ne sait pas exactement ce qu’elle exprime, sinon l’envie d’autre chose et de se retrouver ensemble. Aussi bien avec les Indignés qu’avec les « printemps arabes », Nuit debout ou les « gilets jaunes », il y a bien un parfum comme ça.

C’est comme ça que vous voyez les « gilets jaunes » ?

En partie, oui. Des gens se retrouvent pour marcher. D’accord, ils tournent autour des ronds-points, mais dans une sorte de rapport charnel et fraternel, comme dans les livres que j’ai cités. Ce qui manque, évidemment, c’est le sens de cette révolution potentiell­e… Ce n’est pas un hasard s’il y a eu un moment de l’autofictio­n et qu’on revient à des formes romanesque­s plus sociales. Ça dit bien l’époque, avec un « je » et un « nous » qui se cherchent : on veut être un individu, mais dans un cadre collectif. Et je pourrais ajouter les livres d’Eric Vuillard, comme « 14 Juillet ». On y a affaire à des anonymes, et non pas à des grands héros, qui font masse ensemble. Ça parle d’odeurs, de corps, c’est fascinant.

Au fond, avec vos parents artistes, vous avez connu à la fois l’opulence et la précarité ?

Cette opulence-là n’avait rien de bourgeoise. J’ai des souvenirs d’un grand appartemen­t dans un incroyable bordel, avec de grandes tablées très conviviale­s. J’aimais bien ça. Mais le lendemain, on cherchait des centimes pour s’acheter un sandwich. C’était une opulence absurde. La précarité, c’est plutôt du côté de mon père qu’elle se situe. Ses chansons ont eu autrefois un certain succès, il vit aujourd’hui avec pas grand-chose.

“PLUSIEURS ROMANS ANNONÇAIEN­T LES ‘GILETS JAUNES’”

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 ??  ?? Avec sa fille Clémentine.
Avec sa fille Clémentine.
 ??  ?? Dans « les Petits Câlins » (1978), de Jean-Marie Poiré.
Dans « les Petits Câlins » (1978), de Jean-Marie Poiré.
 ??  ?? BIO Née en 1973 à SaintCloud (Hauts-de-Seine), Clémentine Autain est la fille de Dominique Laffin et d’Yvan Dautin. Députée La France insoumise de Seine-Saint-Denis, elle a publié de nombreux essais politiques, notamment « les Droits des femmes : l’inégalité en question » et « Notre liberté contre leur libéralism­e » (2018).
BIO Née en 1973 à SaintCloud (Hauts-de-Seine), Clémentine Autain est la fille de Dominique Laffin et d’Yvan Dautin. Députée La France insoumise de Seine-Saint-Denis, elle a publié de nombreux essais politiques, notamment « les Droits des femmes : l’inégalité en question » et « Notre liberté contre leur libéralism­e » (2018).

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