Reportage de notre envoyée spéciale
ALGERIE AU COEUR DE LA RÉVOLTE
Depuis le 22 février, le peuple est dans la rue, tous âges, toutes classes sociales confondues. Contestant la décision d’Abdelaziz Bouteflika de briguer un cinquième mandat, les Algériens sont décidés à écrire pacifiquement une nouvelle page de l’histoire de leur pays. Une révolution démocratique est peut-être en marche en Algérie. Jusqu’où ira le régime pour se maintenir ?
Pour la première fois depuis l’indépendance, Lamia, 71 ans, avec ses cheveux courts et ses lunettes de soleil, a ressorti du placard son vieux drapeau. Celui-là même, cousu à la main, qu’elle a brandi lors de la liesse populaire du 5 juillet 1962, après cent trente-deux ans de colonisation française. Elle avait 13 ans. Devant le tunnel des Facultés qui mène à la place Maurice-Audin, haut lieu de rassemblements dans le centre historique d’Alger, elle passe de groupe en groupe, regrettant des trous dans le tissu, causés par l’usure. On embrasse le drapeau. On la prend en photo. Ce vendredi 1er mars, Lamia fête une autre libération nationale. Celle d’un peuple debout, uni contre le pouvoir. Elle proteste contre un possible cinquième mandat de l’impotent président Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, en place depuis 1999, et dont la candidature à l’élection présidentielle du 18 avril sera officiellement déposée le dimanche suivant. L’humiliation de trop. « Qu’on se débarrasse de ces vautours et de ces voleurs. Pouvoir assassin ! Pouvoir dehors ! » éclate-t-elle. Elle est prête à faire face aux forces de l’ordre, surnommées « casques bleus », déployées en nombre, à leurs bombes lacrymogènes et à leurs armes. « On n’a peur de rien, c’est fini... Pourvu qu’on avance. »
Dans le soleil de cet après-midi d’hiver, ils sont des milliers à avancer. Les avenues débordent. Sur l’artère commerçante Didouche-Mourad, Djamila Bouhired a aussi l’impression de revivre la révolution algérienne. Discrète, très respectée, l’ancienne militante du Front de Libération nationale (FLN), ayant participé aux côtés de Yacef Saadi à la bataille d’Alger, condamnée à mort puis graciée et libérée, se prête elle aussi volontiers aux photos avec une jeunesse qui renoue avec son histoire.
Les Algériens ont réussi leur pari. Toutes les classes sociales sont là, tous les courants politiques aussi. A Alger, comme dans plusieurs villes et villages du pays, des clameurs et des chants, comme il n’y en avait pas eu depuis longtemps, se sont élevés. Les étendards aux couleurs du pays ont flotté sur les têtes comme pour une finale de jeux Olympiques. Les manifestants ont affronté des forces de l’ordre qui ont répliqué par des gaz lacrymogènes, mais qui, pour en atténuer les effets, ont aussi tendu des flacons de vinaigre, des compresses et des masques médicaux imprégnés de parfum. Des habitants solidaires ont jeté des bouteilles d’eau par les fenêtres pour étancher la soif de ceux qui défilaient. Des manifestants ont protégé les femmes, nombreuses, des mouvements de foule. Ils ont donné des bonbons... Ils ont applaudi et fait des haies d’honneur aux personnes âgées venues se mêler à la jeunesse. Des policiers ont pleuré. Les manifestants leur ont tendu les bras, leur ont offert des roses.
UNE CONTESTATION PACIFIQUE
Le chaos redouté n’a pas eu lieu. Tout le monde avait en tête les violentes répressions des dernières décennies, les journées sanglantes d’octobre 1988 (500 morts) et le « printemps noir » de 2001 (126 morts). Mais rien, ni la menace d’un retour de la décennie noire des années 1990 agitée par le gouvernement ni celle d’un scénario à la syrienne n’ont empêché les manifestants de sortir.
Dans le monde arabe, l’Algérie a toujours fait excep-
“C’EST MAINTENANT OU JAMAIS. [...] J’EN AI MARRE DE CE RÉGIME QUI CONDUIT LE PAYS VERS DE SOMBRES LENDEMAINS.” KENZA, ÉTUDIANTE, 20 ANS
tion. Elle n’a pas été emportée par les « printemps arabes » de 2011, alors que les observateurs prédisaient une explosion. Le chômage, la crise économique, la corruption, un pouvoir autoritaire, une liberté d’expression relative, tous les ingrédients étaient réunis. La révolte s’est fait attendre. Et soudain la voilà !
L’étincelle a eu lieu à Khenchela quand un maire pro-régime a refusé d’accueillir dans sa ville les opposants au chef de l’Etat. Des citoyens se sont alors rassemblés devant la mairie et ont décroché l’a che géante de Bouteflika de la façade. Filmée, la scène a provoqué des manifestations inédites après des appels relayés sur les réseaux sociaux. Depuis le 22 février, le mouvement ne faiblit pas, au contraire.
Dans les rues, ce sont les jeunes que l’on voit. Ils représentent la moitié de la population. Kenza a 20 ans. Elle n’a connu qu’un seul président. Etudiante en journalisme, elle a été de toutes les marches, contre l’avis de son père inquiet. « C’est maintenant ou jamais. J’en ai marre, pas seulement de Bouteflika qui ne doit même pas être conscient qu’il se représente, mais de tout ce régime qui est en train de conduire le pays vers de sombres lendemains », dit-elle. Habitant Aïn Taya, en banlieue est d’Alger, elle a retrouvé des amis très tôt le matin, pour éviter les barrages policiers mis en place autour de la capitale. Ils se sont donné rendez-vous à la terrasse d’un café devant l’esplanade de la Grande Poste, monument emblématique néo-mauresque, où devaient converger les manifestants pour démarrer la marche. Dans son sac à dos en cuir noir, elle a caché une pancarte : « Non à la junte militaire, non au clan d’Oujda », en référence à la ville marocaine de naissance d’Abdelaziz
Bouteflika. Elle ne la sortira qu’une fois dans la foule, pour ne pas se faire repérer. Car si les manifestations sont tolérées, elles ne sont pas autorisées dans la capitale. Et pour dissuader les Algériens de sortir, les forces de l’ordre ont multiplié les arrestations préventives. Kenza connaît les risques. « Mieux vaut perdre sa vie que sa dignité. Et puis on a déjà beaucoup perdu. Je manifeste pour qu’on vive en paix. »
Ramdan, 24 ans, cheveux roux attachés en chignon, bandana autour de la tête, et qui sera embarqué par la police avant le début de la manifestation, espère que les Algériens sortiront de leur « hibernation » post-décennie noire. « Une nouvelle génération arrive et on n’a peur de rien », prévient-il. Wassyla Tamzali, écrivaine, ancienne directrice des droits des femmes à l’Unesco, s’enthousiasme de ce réveil. « Les jeunes qui ont entre 17 et 20 ans n’ont pas connu la guerre civile. Un bon héritage est un héritage qui se jette. Si on hérite de la peur de nos parents, on ne fait rien. »
LA DÉMOCRATIE, LA LIBERTÉ AVANT TOUT
Les étudiants, hyperconnectés, sont en pointe du mouvement. Après avoir organisé une manifestation monstre le 26 février, ils mobilisent sur les réseaux sociaux. Les yeux rivés sur son smartphone, Kenza passe d’Instagram à Facebook, heureuse de voir combien sa colère est partagée. Certains ont d’ailleurs bien exploité cette dimension, comme l’homme d’affaires Rachid Nekkaz. Considéré « hors système », en rupture totale avec les responsables politiques traditionnels, cet agitateur s’est fait connaître en Algérie et en France, filmant en live ses initiatives, ses arrestations, ses bains de foule dans les villages les plus reculés. Depuis, sa popularité est montée en flèche. « Il est jeune et a une mentalité nouvelle. Rachid Nekkaz a une arme que les gens du système ne maîtrisent pas : les nouvelles technologies. Les gens attendent de recevoir l’information qui n’arrive pas, lui la diffuse directement. Il n’a pas de message politique ? Ce n’est pas grave car ce n’est pas ce qu’on demande pour l’instant », souligne Selim, directeur d’une société d’assurances à Tizi-Ouzou.
En dehors des manifestations, Alger reste paisible. Si l’on ne prête pas attention aux hélicoptères qui tournent au-dessus des têtes, rien ne donne l’impression d’une ville en rébellion. Les cafés sont remplis. On commente les événements, on échange les dernières vidéos des marches... Sarah, 35 ans, cadre chez un fournisseur d’accès à internet, se dit solidaire des manifestants, mais hésite à sortir dans la rue, car elle ne croit pas au changement. Après avoir fait ses études en France, elle est revenue en 2011, persuadée de participer au développement de son pays. Elle gagne vingt fois le smic (18 000 dinars, soit environ 165 euros) mais n’y arrive pas. En attente de logement depuis 2013, elle vit avec ses trois enfants et son mari chez sa belle-famille à Ain Benian, à 16 kilomètres environ d’Alger. Elle dénonce, pêle-mêle, les coupures d’eau et d’électricité à répétition, les milliards investis dans la construction d’autoroutes jamais achevées et déjà en train de s’effondrer, le système de santé défaillant, le manque de loisirs, d’espaces verts, le faible niveau d’éducation et la corruption. « Je subis, je ne cherche plus à comprendre parce qu’il n’y a rien à comprendre. On ne peut rien faire », se désole-telle : « Les gens n’ont plus d’ambition, leur seul souhait est de vivre. Mais vivre comment ? J’ai envie que les choses changent, mais je ne vais pas me battre », ajoute-t-elle attablée à un café de Cheraga, en banlieue ouest d’Alger, où elle travaille. Elle n’a qu’une idée en tête : quitter l’Algérie, rejoindre la France, même s’il faut devenir une « sans-papiers ».
Les Algériens ont mis les revendications sociales en sourdine. Ils exigent avant toute chose la démocratie, la liberté, et les jeunes, eux, la laïcité. Farès, 30 ans, est artiste. Il arrive à vivre de ses oeuvres dans une société qui peu à peu s’ouvre au marché de l’art. Il avait 13 ans pour sa première manifestation en 2001. Depuis, il n’en rate aucune pour qu’enfin « l’Etat assume ses responsabilités et crée les bonnes conditions pour la démocratie... Ensuite seulement, on pourra voter pour le projet de société qui nous plaît. Une fois qu’on aura obtenu une séparation entre la religion et la politique, entre le militaire et la politique. On ne demande pas grand-chose ».
Kenza en a assez qu’on « mette la religion à toutes les sauces », mais ne craint pas une instrumentalisation du mouvement par les islamistes. Dans les cortèges, les rares manifestants qui ont tenté de crier un « Allahou akbar » ont été rapidement hués et empêchés de continuer la marche. La cible est avant tout politique. La lutte contre le népotisme est devenue obsessionnelle. « La corruption a atteint un niveau extrême. Les recettes du gaz ne sont pas redistribuées. Le surplus va directement dans la poche du système qui se répartit les postes clés. Pour accéder à un logement, à un emploi, il faut être pistonné. Alors la “hogra” [sentiment de colère et d’humiliation mêlées] est forte », insiste Yacine, 43 ans. Malgré tout, il reste optimiste. « Ce mouvement donne de l’espoir. Une nouvelle élite agit dans l’ombre. Dans les ministères, parmi les militaires, elle organise des fuites d’informations via de faux comptes sur les réseaux sociaux pour éveiller les consciences. »
Une révolution douce est-elle possible ? Dans ce pays marqué par la violence, les manifestants affichent leur pacifisme. Des appels sont lancés pour ne pas céder aux provocations des forces de l’ordre ou d’éventuels casseurs. Les rues sont nettoyées par des volontaires à chaque fin de manifestation. Même les chants des supporters de foot scandés ont été expurgés de certaines paroles vulgaires. Dimanche, des étudiants et des lycéens ont tenté jusqu’à la dernière minute d’écarter la candidature d’Abdelaziz Bouteflika en se rassemblant devant le Conseil constitutionnel où les prétendants à la présidentielle devaient déposer leur dossier. Sans succès. La pression de la rue n’aura pas fait reculer le pouvoir. En annonçant dans une lettre qu’en cas de victoire il organiserait une élection présidentielle anticipée, Abdelaziz Bouteflika dit avoir écouté son peuple. Pas sûr que cela suffise à le calmer. Mais si ce n’est pas encore une révolution, c’est déjà une libération.
“RACHID NEKKAZ A UNE ARME QUE LES GENS DU SYSTÈME NE MAÎTRISENT PAS : LES NOUVELLES TECHNOLOGIES.” SELIM, DIRECTEUR D’UNE SOCIÉTÉ D’ASSURANCES