QUAND L’ÉTAT MONTRAIT L’EXEMPLE
Dans son best-seller, « The Entrepreneurial State » (2013), l’économiste Mariana Mazzucato rappelle l’importance du rôle de l’Etat dans l’économie. Pour elle, on s’est trop laissé convaincre que l’Etat ne devait être qu’un simple observateur ou régulateur. Ce faisant, nous avons oublié les nombreuses fois où l’Etat a pris en main la structuration d’un marché nouveau, s’est lancé luimême en tant qu’acteur sur ce marché, et a ainsi montré l’exemple aux entreprises du secteur privé.
Un exemple fréquemment utilisé par Mazzucato est le service public audiovisuel. Parce que l’auteure réside au Royaume-Uni, elle rappelle volontiers comment la British Broadcasting Corporation (BBC) a contribué à démocratiser la radio et la télévision et, encore aujourd’hui, à inspirer au grand public un niveau élevé d’exigence. La BBC a ainsi forcé ses concurrents privés à améliorer leur offre, plutôt qu’à se laisser entraîner dans la spirale infernale de la dégradation de la qualité et de l’overdose publicitaire.
Cette idée selon laquelle l’Etat peut imprimer le rythme de l’innovation résonne dans notre imaginaire national. Le développement de l’économie française, des accords Blum-Byrnes de 1946 au lancement du Minitel en 1978, a longtemps été tiré par l’Etat plutôt que par les entreprises privées. Dans bien des cas, nous aurions échoué si nous avions compté sur la seule initiative privée – par exemple lorsqu’il s’est agi, pour la France, d’assurer son indépendance énergétique.
Malheureusement, notre pays a ensuite tourné le dos à cette tradition d’exemplarité de l’Etat. L’une des raisons est que l’Etat a eu de plus en plus de mal à atteindre ses objectifs sur le front de la politique industrielle. Il a ainsi inspiré du scepticisme et de la défiance, tant aux citoyens qu’aux entreprises. Il a perdu le crédit qui lui avait permis de jouer un rôle moteur durant les Trente Glorieuses.
Une autre raison est que l’Etat français a été intimidé par les leçons venues des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Une nouvelle pensée a commencé à imprégner nos élites : l’Etat devait désormais se cantonner au strict minimum et laisser les entreprises privées se faire concurrence comme bon leur semblait. L’incurie dans la gestion des entreprises publiques, du Crédit lyonnais à Thomson et EDF, a achevé de convaincre les uns et les autres que le volontarisme d’Etat était bien derrière nous et que la France devait désormais ranger son fameux « colbertisme » au rayon des antiquités.
Pourtant, l’idée d’un Etat montrant l’exemple revient aujourd’hui en force. En Chine, les pouvoirs publics jouent un rôle critique dans le développement de l’économie. Joe Studwell, auteur du livre « How Asia Works » (2014), rappelle à quel point les Etats ont joué un rôle central dans les stratégies de développement de pays aujourd’hui prospères, comme le Japon, Taïwan et la Corée du Sud.
Même aux Etats-Unis, des penseurs comme Tim O’Reilly cherchent à réinterpréter la mission de l’Etat pour l’économie numérique. Pour lui, servir les utilisateurs d’applications exige une agilité et une capacité à innover qui n’existe pas forcément aujourd’hui dans la sphère publique. En revanche, l’Etat peut façonner le marché en défrichant de nouveaux terrains et en devenant pour les autres une « plateforme ». Il s’agit de mettre à disposition des ressources et imposer une direction pour que les entreprises intensifient leurs efforts d’innovation au service de l’intérêt général.
Olivier Véran, député LREM de l’Isère, est sur la même ligne. Spécialiste, à l’Assemblée nationale, des questions relatives à l’assurancemaladie, il ne cesse de regretter l’incapacité des « complémentaires santé » à faire des progrès sur le front de la prévention et de la baisse des coûts de gestion. Pour lui, la solution réside dans la mise en place d’une complémentaire publique, opérée ou soutenue par l’Etat, dont l’objet serait d’entraîner le reste du marché dans une direction plus favorable aux assurés.
Les détails manquent, mais l’intuition est bonne – et en ligne avec le renouveau de la politique industrielle inspiré par des penseurs comme Mazzucato ou O’Reilly. Une telle mutuelle publique remplirait sa mission, si elle s’emparait, avant et mieux que les autres, des technologies numériques pour rendre un service de meilleure qualité à un coût moins élevé. Elle devrait montrer l’exemple en déplaçant l’équilibre entre les soins (qui coûtent cher) et la prévention (qui rapporte beaucoup). Elle pourrait, sur le long terme, devenir cette plateforme dont l’assurance-maladie, comme les complémentaires santé, aurait tant besoin pour se transformer au bénéfice des assurés.
Le sujet est important et la démarche, prometteuse. C’est maintenant à l’Etat de décider s’il souhaite à nouveau montrer l’exemple et entraîner derrière lui les entreprises privées.