LE BOUC ÉMISSAIRE D’ERDOGAN
La Turquie du président Recep Tayyip Erdogan continue de s’enfoncer dans l’autoritarisme et l’arbitraire. Parmi les nombreuses affaires qui révèlent l’emballement de la machine répressive, le réquisitoire prononcé le 20 février par un procureur d’Istanbul: il demande la perpétuité contre 16 accusés, parmi lesquels Osman Kavala, un homme d’affaires et mécène turc de 61 ans né en France, personnalité incontournable de la société civile. « Une folie totale », s’est exclamée sur Twitter la Néerlandaise Kati Piri, rapporteure du Parlement européen sur la Turquie, tandis que le Français Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’Union européenne à Ankara, aujourd’hui chercheur à la fondation Carnegie, a parlé d’un « jour triste pour la Turquie, ses citoyens et l’Etat de droit ». Il n’a pas tort de considérer que ce réquisitoire n’a « aucun sens, sinon de confirmer que la Turquie s’enfonce dans l’autocratie ».
Osman Kavala est détenu en isolement depuis plus de 480 jours: son arrestation en octobre 2017 avait surpris et choqué, tant cet homme a oeuvré toute sa vie pour le dialogue entre les communautés en Turquie et entre la Turquie et l’Europe, aux antipodes de l’accusation de « tentative de renversement du gouvernement » portée contre lui.
Mais, dès son arrestation, il était clair que le pouvoir avait décidé d’en faire un bouc émissaire, en lui attribuant la responsabilité des émeutes de la place Taksim, au centre d’Istanbul, en 2013, le plus grand défi au pouvoir d’Erdogan de la part d’une « génération nourrie par la culture individualiste occidentale », selon la formule de la journaliste Ariane Bonzon, auteure de « Turquie, l’heure de vérité » (éd. Empreinte). Le président turc s’en était vivement pris à Osman Kavala, qualifié publiquement de « Soros de Turquie », du nom du financier juif américain d’origine hongroise devenu le symbole honni de l’extrême droite européenne et américaine. Les pouvoirs autoritaires s’empruntent mutuellement les « recettes » qui marchent…
Cette nouvelle vague répressive vise la presse (le nom de Can Dündar, ancien rédacteur en chef du quotidien « Cumhuriyet », en fuite à Berlin, a été ajouté à la liste des accusés) mais aussi la société civile, libérale et culturellement tournée vers l’Europe, à laquelle Erdogan veut donner le coup de grâce. A travers les fondations, c’est tout le financement culturel et associatif provenant de l’étranger qui est asséché, et le splendide isolement de la Turquie, drapée dans son glorieux passé, qui est valorisé.
Le chef de l’Etat turc a certes des arrière-pensées très immédiates : des élections municipales sont prévues le 31 mars. Elles se déroulent dans un contexte de difficultés économiques et de baisse du pouvoir d’achat frappant les Turcs les plus modestes. Mais Erdogan mise sur la dynamique géopolitique actuelle : il y voit une chance historique, pour lui, pour l’idéologie islamo-conservatrice de son parti AKP, et pour son rêve de restauration de la puissance ottomane. Membre de l’Otan, la Turquie peut se permettre d’acheter des missiles S-400 à la Russie et de refuser les pressions américaines ; elle tient en respect les Européens qui redoutent par-dessus tout qu’elle leur envoie un million de réfugiés syriens ; elle manoeuvre enfin pour que la fin de la guerre de la Syrie tourne à son avantage et pas à celui des minorités kurdes, des deux côtés de la frontière.
Le sort d’hommes comme Osman Kavala ne pèse pas lourd dans cette équation, et la solidarité que le monde extérieur peut lui témoigner n’a que peu d’impact. Triste symbole d’une époque régressive.