Le grand patronat résiste aux femmes
Malgré la censure, une nouvelle génération de cinéastes algériens dénonce le poids de la religion, le chômage, les frustrations… Et raconte une société qui étouffe
C’est un jeune homme en colère, sweat à capuche bleu marine, la vingtaine, guère plus, filmé face caméra. « J’adresse ce message à Bouteflika. Le travail, tu ne nous en donnes pas ! Les indemnités de chômage non plus ! Et tu nous empêches de partir ? Alors, ou bien tu démissionnes ou tu nous laisses partir ! Et tu nous parles d’élections ? Voilà ce qu’on en fait de tes élections… » Assis sur les gradins d’un stade algérois, au milieu d’une bande de supporters de foot, il sort un bulletin de vote fictif de sa poche et le brûle, tranquillement. « Révolution, les gars, révolution ! » Les images n’ont pas été tournées ces derniers jours mais en 2012, l’année des élections législatives. Elles sont tirées du documentaire « Fragments de rêves », réalisé par Bahia Bencheikh, une cinéaste constantinoise de 42 ans.
Cela fait des années que l’exaspération qui déferle aujourd’hui dans les rues s’exprime dans les documentaires et les films de fiction algériens. Depuis le début des années 2000 et la fin de la « décennie noire », de jeunes mordus de cinéma, nés après l’indépendance, la plupart autodidactes, se sont emparés de caméras pour montrer l’Algérie d’aujourd’hui. Dans un pays où les salles obscures se comptent sur les
doigts des deux mains, où la production est exsangue et la censure, au garde-à-vous, le septième art algérien raconte les maux du pays, les frustrations, les rêves d’exil, le poids de la religion, la chape de plomb de la guerre civile, le chômage, l’avenir sans avenir…
Dans « les Bienheureux », de Sofia Djama, un couple de « quatre-vingt-huitards », ex-militants du mouvement d’octobre 1988 qui ont décroché des jobs enviés (il est gynécologue, elle est professeur d’université) et passent leurs loisirs à boire du vin dans les beaux appartements algérois de leurs amis intellectuels, ne pense qu’à une chose : faire partir leur fils unique, étudiant, d’un pays dont ils ne supportent plus la « bigoterie » et dans lequel ils ne croient plus. Dans « Contrepouvoirs », de Malek Bensmaïl, les journalistes d’« El Watan », qui doivent couvrir en 2014 la réélection d’Abdelaziz Bouteflika, déjà affaibli par un AVC, fustigent une campagne « carnaval », un quatrième mandat « vécu comme une forme de violence » par la population, un président qui n’est plus « l’homme de la stabilité mais de la division ». Dans « En attendant les hirondelles », de Karim Moussaoui, une jeune femme, obligée de mettre un voile dès qu’elle sort, se laisse conduire sans protester chez le mari qui lui a été choisi, mais s’offre une dernière nuit avec le chauffeur qu’elle a connu par le passé. Dans le huis clos de « Dans ma tête un rond-point », de Hassen Ferhani, des employés du grand abattoir d’Alger, baignés de sueur et de sang, promis à un chômage inévitable, ne semblent voir que deux issues, le suicide ou l’exil… Film après film se dessine l’image d’un pays bouillonnant, qui étouffe.
« En Algérie, personne ne fait du cinéma pour faire du cinéma, explique Lyes Salem, 45 ans, réalisateur de “l’Oranais”, qui égratigne le mythe des combattants de l’indépendance et du FLN. On tourne parce qu’on est en “mission”, parce qu’on en a un besoin viscéral, on veut parler de notre pays, se le réapproprier, le donner à voir au monde. » « L’Oranais » n’a pas été censuré, « bizarrement », dit-il. Mais le cinéaste a sillonné le pays avec une bobine de 35 millimètres. La plupart des salles, ciné-clubs et cinémathèques ne sont pas équipés d’un système de diffusion numérique.
Comme les Truffaut et les Godard de la Nouvelle Vague française, les jeunes cinéastes algériens ont d’abord été des spectateurs passionnés. Ils ont acheté des kilos de DVD, englouti des kilomètres de pellicules, et fait vivre des ciné-clubs, comme le Chrysalide, à Alger, où ont éclos notamment Karim Moussaoui
et Hassen Ferhani. « Au moment de nous lancer, nous avons compris que les portes des producteurs internationaux s’ouvraient beaucoup plus facilement qu’en Algérie, cela nous a permis d’exister », raconte Sofia Djama, 40 ans. Lors de la diffusion des « Bienheureux » à la Cinémathèque d’Oran, en novembre, la salle était pleine à craquer de spectateurs venus de toute la région, de Sidi Bel Abbès, de Mascara, qui avaient fait des heures de route en voiture pour être là et ne voulaient plus partir après le film. « Le débat a duré près de trois heures, continué après la fermeture de la cinémathèque dans un café. Les gens venaient me dire : “Merci d’avoir mis des mots et des images sur notre vie.” »
Les films algériens se font remarquer par la critique internationale : « Mascarades », nommé aux César 2009, « Kindil El Bahr », sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes en 2016, « En attendant les hirondelles », en compétition pour Un certain regard en 2017, « les Bienheureux », prix d’interprétation féminine à la section Orizzonti du Festival de Venise la même année… Mais, en Algérie, on continue de les découvrir en streaming, en DVD, sur des draps blancs tendus sur les murs dans les villages, quand ils ne sont pas carrément interdits et condamnés à circuler sous le manteau. « Cela fait des années que je filme la population qui manifeste aujourd’hui, ces Algériens qui n’arrivent plus à se regarder, qui ne se reconnaissent plus dans une télévision de propagande, dans un Bouteflika devenu virtuel. Et cela fait des années que mes images sont censurées, raconte Malek Bensmaïl, 53 ans. Le pouvoir tolère la critique de l’écrit, les journaux, les livres, qui ne touchent, à ses yeux, que l’élite, mais moins celle de l’image, plus populaire, donc plus dangereuse. »
En décembre, cinéastes, acteurs et techniciens ont signé une pétition contre la nomination de Salim Aggar, un membre de la commission de visionnage du ministère de la Culture, à la direction de la Cinémathèque d’Alger, et ont fondé le Crac (Collectif pour un Renouveau algérien du Cinéma) pour défendre la liberté d’expression. Tous sont descendus dans la rue. Alors qu’il était de passage à Paris, Karim Moussaoui, 43 ans, a pris le premier avion pour Alger afin de ne pas rater la manifestation du vendredi 1er mars. « Le pouvoir n’a pas réalisé ce que voulaient dire nos films, dit-il. Il n’a pas réalisé que les jeunes Algériens ont évolué, qu’ils n’ont plus peur, qu’ils sont prêts à une autre forme de régime, à une “deuxième République”. » Pour ces cinéastes algériens, la réalité a rattrapé la fiction.