Les réfugiés de l’info
Depuis dix-sept ans, la Maison des Journalistes, à Paris, accueille des confrères menacés dans leur pays. Mais elle est aujourd’hui victime de la crise de la presse
Je marchais dans une des grandes rues de Sanaa quand des hommes armés ont surgi d’un Land Cruiser et m’ont tiré dessus. » Si l’on avait dit à Ameen al-Safa, éminent journaliste au Yémen, qu’il se retrouverait un jour devant les ados du lycée technique Camille-Claudel de Soissons (Aisne)… Ce 7 février, il leur enseigne, en une mémorable leçon, ce qu’il advient de la presse sous une dictature. « Je n’ai rien fait de mal, insiste-t-il. Rien d’autre que mon métier… » Pris pour cible, il s’est réfugié en France. Son pays et sa vie ont basculé ce jour de 2014 où les rebelles houthis, membres d’une organisation armée de confession zaïdite (une branche du chiisme), ont pris le contrôle de la capitale yéménite. Il raconte les menaces, son arrivée, à 2 heures du matin, par un froid glacial, à la frontière de l’Arabie saoudite en laissant derrière lui sa femme et ses trois enfants… Et, bien sûr, l’asphyxie de l’information : une trentaine de journalistes et de photographes ont été tués, 300 ont dû s’exiler.
Témoigner, les 14 résidents accueillis, comme Ameen al-Safa, à la Maison des Journalistes, à Paris, le font volontiers. C’est sur l’idée généreuse d’héberger et d’accompagner des confrères en danger dans leur pays que cette structure, unique au monde et financée par les médias, a vu le jour en 2002. Le 29 novembre dernier, Ameen al-Safa, 40 ans, s’y est enfin posé, après onze mois d’attente. Cet ancien rédacteur en chef de Saba, l’agence de presse yéménite, et rédacteur en chef adjoint du journal « Al Sharea », est désormais installé dans la chambre « Organisation internationale de la Francophonie ». Chaque chambre est baptisée du nom de son financeur : Mediapart, Canal+, RFI… La vie du journaliste tient désormais dans trois valises, déposées dans cette pièce de 10 mètres carrés. Avec lui, aucun objet personnel, si ce n’est un porte-bonheur en tissu, confectionné par sa femme. Elle y a inscrit : « Bon voyage. »
Il croise là des confrères du monde entier qui ont en commun d’avoir subi la répression. Le Mauritanien Mamadou (il ne souhaite pas donner son patronyme), militant pour les droits de l’homme, a dû quitter son
pays à l’automne. Gathy, Congolaise, a été enlevée puis violée pour avoir livré des informations à la presse d’opposition. La Syrienne Fatten Ajjan, trente ans à la télévision publique de son pays, a eu le tort de soutenir la rébellion, le régime de Bachar al-Assad le lui a fait payer. Et son fils, lui aussi journaliste, a été enlevé par Daech. Qu’est-il devenu? Comment le savoir? Dans ce contexte, l’exemple de Bilal Daggezen leur apporte de l’espoir: ce dessinateur turc, qui a fui le régime d’Erdogan, vient d’obtenir le statut de réfugié. Tout comme Abdulmonam Eassa, 23 ans, parti de Syrie avec un seul objet, l’appareil photo avec lequel il a couvert le siège de la Ghouta orientale pour l’AFP. Il mitraille désormais les manifestations des « gilets jaunes ».
Pour des journalistes qui n’ont jamais ménagé leurs critiques à l’égard des pouvoirs en place, être installés dans une ancienne usine de brosses à reluire, mise à disposition par la mairie de Paris, prêterait presque à sourire. Quelque 400 journalistes, dont 35% originaires du Moyen-Orient, y sont passés. Mais cette maison est aujourd’hui une victime collatérale de la crise qui frappe la presse : il devient ardu d’assurer les 400 000 euros de son budget de fonctionnement, assumé à 45% par les médias. « Beaucoup d’entre eux se sont désengagés, regrette Darline Cothière, directrice du lieu. Nous devons, désormais, faire appel aux dons. »
Dans ce havre de paix temporaire, le temps s’écoule lentement. Le wi-fi dans les chambres contribue à renforcer la solitude des exilés: chacun reste suspendu aux actualités de « là-bas » et aux nouvelles de la famille. Tous sont régulièrement sollicités par les médias pour commenter la situation politique dans leur pays, et par le programme « Renvoyé spécial » créé avec le Centre pour l’Education aux Médias et à l’Information (Clemi), auquel a participé Ameen à Soissons. « Après l’attentat contre “Charlie Hebdo”, on a eu beaucoup de demandes d’enseignants », dit Darline Cothière. Deux fois par semaine, des bénévoles viennent dispenser des cours de français. Ameen se cramponne à Google Traduction sur son téléphone : il ne parle ni français ni anglais.
Les six mois d’hébergement, le temps d’obtenir leur demande d’asile, puis les quatre mois supplémentaires pour mettre en place une insertion ne seront pas de trop. « Les résidents entament un parcours jalonné de désillusions, analyse Antonin Tort, responsable de l’action sociale à la MDJ. Très vite se pose la question du logement. Le système est saturé, ils doivent parfois accepter une chambre partagée dans un foyer. Et comprennent que retrouver un poste de journaliste en France, ce n’est pas gagné, alors que, chez eux, ils jouissaient parfois d’une forte notoriété. »