Reportage à l’Institut Mémoires de l’Edition contemporaine, qui acceuille les archives de nombreux auteurs
Des archives de Colette à celles de Jacques Derrida, l’Institut Mémoires de l’Edition contemporaine accueille un trésor qui nécessite le plus grand soin. Reportage
Dans le magnifique livre « le Travail des morts », paru en septembre, l’historien américain Thomas Laqueur explique que si nous, les vivants, prenons autant soin des morts, ce n’est pas pour eux, mais pour nous. Nous avons besoin des morts plus qu’ils n’ont besoin de nous, parce qu’ils « travaillent » pour nous. Cette belle idée, nous ne l’avons vraiment comprise qu’un mardi soir pluvieux de janvier, après une journée passée dans l’abbaye d’Ardenne qui abrite près de Caen l’Institut Mémoires de l’Edition contemporaine.
L’Imec accueille les fonds d’archives de près de 700 auteurs et autrices, penseurs et penseuses, artistes, éditeurs et éditrices, maisons d’édition et revues. Samuel Beckett, Louis-Ferdinand
“L’ARRIVÉE DU TÉLÉPHONE AVAIT TUÉ UNE BONNE PART DE LA CORRESPONDANCE. AVEC LES E-MAILS, ON POURRA CONSERVER BIEN PLUS QUE DANS LES ANNÉES 1950.”
Céline, Violette Leduc, Guillaume Dustan, Frantz Fanon, Françoise Giroud, Jean Paulhan, Louis Althusser, Alain Robbe-Grillet, Maria Casarès, Chris Marker, les éditions Hachette ou P.O.L, la « Revue des Deux Mondes »… toutes leurs archives sont là, soit une bonne part de la mémoire récente de l’édition française. Il y a beaucoup de livres à l’Imec, donc, mais aussi des correspondances, des carnets, des journaux intimes, des manuscrits, des brouillons, des photos, des films, même un faux col d’Erik Satie. L’Imec ne se contente pas de conserver, c’est aussi un lieu de travail, qui accueille des chercheurs de toutes les nationalités et toutes les disciplines – près de 450 par an – pour une journée ou quelques semaines.
La première chose qui frappe est la beauté du lieu, où l’Institut s’est installé en 2004 après seize ans passés dans des locaux parisiens devenus trop étroits. Autour de la cour et du vaste abreuvoir où les bêtes descendaient pour se désaltérer, la grange aux dîmes où se déroulent aujourd’hui rencontres et conférences, le farinier où l’on mange et on dort, la prairie où l’on devine un ancien cloître, et, surtout, l’abbatiale devenue bibliothèque… Le soin commence ici : une adéquation évidente entre le lieu et sa mission.
Le soin, c’est ensuite celui apporté aux ayants droit qui viennent déposer les fonds dont ils sont les détenteurs. « C’est très difficile d’être ayant droit, explique Nathalie Léger, la directrice générale de l’Imec, et je n’aime pas du tout les critiques qu’on adresse aux “veuves”. Il faut comprendre ce que c’est que de se retrouver face aux archives d’un être qu’on a aimé, avec la part la plus secrète de son oeuvre. Il faut mesurer la difficulté qu’il y a alors à prendre des décisions, et ce qu’il nous faut de soin, de délicatesse, de nuance. » Qu’en est-il de ceux, de Christine Angot à Edgar Morin, qui ont donné leurs archives de leur vivant? Albert Dichy, spécialiste de Jean Genet et directeur littéraire de l’Imec, raconte comment il a convaincu le philosophe Paul Virilio : « Depuis la mort de sa femme, il était en dépression et ne voyait plus personne. Je lui ai donc écrit pour lui expliquer à quel point nous serions flattés d’accueillir ses archives. Personne n’a envie de se dessaisir d’une vie de travail s’il sent qu’on ne le lui demande que par professionnalisme, il faut aussi du désir. Virilio a accepté mais je ne l’ai jamais rencontré, c’est sa fille qui a fait l’intermédiaire. Elle a rassemblé les archives de son père. C’était faramineux, il nous a fallu quatre jours pour tout trier. » En fonction de quels critères le tri s’effectue-t-il ? « On ne peut pas tout prendre. Par exemple, Virilio et sa femme ont été maîtres verriers, on a laissé les plaques, qui ont été données à une école de verrerie. En revanche, nous avons évidemment pris l’immense collection de coupures de presse, surlignées de couleurs différentes selon les thématiques : “catastrophe”, “vitesse”… C’est le principe de l’Imec – par rapport à la Bibliothèque nationale de France qui a longtemps privilégié les archives “nobles” –, rassembler le fatras, tout ce qui fait l’atelier de l’écrivain. » Nathalie Léger précise : « C’est un pari sur ce qui pourra intéresser les chercheurs de demain. »
Le soin, c’est aussi celui apporté à la matérialité de l’archive. Une fois les cartons arrivés sur place, il faut retirer tout ce qui se corrompt et pourrait altérer les documents : les trombones, les agrafes et le plastique, qui finit par effacer l’encre. Chaque feuille est posée sur une table aspirante et une balayette est passée à la main (à chaque fonds sa balayette, il n’est pas question de mélanger les poussières). Suit un reconditionnement du papier pour ralentir sa dégradation, puis un premier descriptif, avec un plan de classement qui tente de préserver la singularité de chaque fonds, et de chaque document qu’il contient. « Il faut trouver la forme qui convient à l’oeuvre et à l’esprit de l’auteur. Il faut penser à l’auteur quand on fait ce travail, et pas seulement aux archives », explique Albert Dichy. Le processus peut durer des mois, « il faut s’immerger ». A la fin, tout sera rangé dans les magasins, douze impressionnantes
pièces en sous-sol, maintenues à température constante et humidité réduite, où des armoires coulissantes comptent des boîtes aux noms de Patrice Chéreau, Marguerite Duras ou Irène Némirovsky, et laissent le visiteur imaginer quels trésors elles contiennent.
« Jacques Derrida gardait tout, raconte Albert Dichy, c’était comme sa vie. A l’inverse de Baudrillard, dont nous n’avons que ce qui a échappé à son désir de destruction. Sa femme racontait qu’il ouvrait son courrier au-dessus d’une poubelle dans laquelle il laissait tomber la lettre une fois lue, y compris quand elle venait de Barthes. Malgré tout, il a laissé des carnets passionnants. Ce qui illustre le fait qu’il y a deux illusions : croire qu’on peut tout garder et croire qu’on peut tout jeter. » Garder ou jeter, l’alternative n’a plus exactement le même sens aujourd’hui où, comme le dit Albert Dichy, « l’ordinateur a tué le secrétaire ». Depuis 2008, et l’entrée du premier vrai fonds informatique – celui de Jacques Derrida –, est-ce qu’on ne voit pas de plus en plus de disques durs arriver, aux dépens des manuscrits, des carnets et des lettres? « On observe la persistance du recours au papier, tempère François Bordes, chargé de mission en sciences humaines. Les auteurs continuent d’imprimer les différentes versions de leurs manuscrits pour les annoter et utilisent toujours des carnets. L’inquiétude concerne les correspondances, de moins en moins de lettres manuscrites arrivent dans les fonds, l’e-mail étant privilégié. » Albert Dichy reste optimiste : « En même temps, cela manifeste un retour à la correspondance écrite. L’arrivée du téléphone avait tué une bonne part de la correspondance. Avec les e-mails, on pourra sans doute conserver bien plus que dans les années 1950. » Se pose alors la question de ce qu’on trouve dans ces disques durs, car l’informatique conserve tout, sans distinction, et il n’est pas anodin que les chercheurs aient recours aux techniques très intrusives de la criminologie pour ouvrir des fichiers aux codes récalcitrants. « Certes, cela fait évoluer la frontière entre privé et public, explique Albert Dichy. Mais c’est une question qui est de toute façon au coeur de l’archive et qui se pose d’autant plus quand on travaille sur des fonds de personnes encore vivantes, ou qui concernent des personnes toujours vivantes. » Pour les ordinateurs de Jacques Derrida, par exemple, le comité d’éthique du CNRS supervise le travail. Encore le soin.
Mais tout ça pour quoi? Nathalie Léger évoque des moments qui « relèvent du miracle », quand se crée « le cercle de l’attention autour d’une oeuvre, d’un écrivain, de la découverte d’une pièce d’archive. » Elle cite les dessins trouvés dans le fonds de l’anthropologue Pierre Clastres : en 1964, il avait tendu une feuille et des crayons à de jeunes Indiens Guayaki qui voyaient du papier pour la première fois et se sont mis à tracer des traits. « C’est un collapse temporel : on est soudain au milieu de l’Amazonie, avec des gamins qui découvrent la feuille blanche », s’émeut encore Nathalie Léger, des années après les avoir vus. Les morts travaillent pour ceux qui enquêtent sur ce qu’ils ont laissé. David Geselson est comédien et metteur en scène. Pour préparer son dernier spectacle, « Doreen », autour de la « Lettre à D. » qu’André Gorz écrivit à sa femme, il a passé une semaine à l’Imec, plongé dans les archives du journaliste et philosophe. « Il m’en fallait plus sur son intimité. » C’est dans les interstices du fonds que David Geselson a trouvé ce dont il avait besoin : « Ce qui m’a séduit, c’est l’anecdotique : les règles que Gorz avait achetées à Lausanne quand il était ingénieur, le dernier magazine que Doreen et lui s’étaient procuré quelques jours avant leur suicide et les centaines de photos qu’ils avaient prises ensemble depuis 1949… Ça m’a raconté beaucoup de choses. » Il est stupéfait de découvrir, mal classé au milieu de feuilles datant des années 1950, un document plus récent : une note de 1977 où Gorz, au moment où Doreen se fait opérer d’un cancer de l’utérus, explique qu’il préférerait ne pas lui survivre si elle venait à disparaître : « J’avais sous les yeux la preuve que ce projet de mourir ensemble, qu’ils réaliseront en 2007, ils l’avaient en fait depuis trente ans. C’était bouleversant. » Tout cela a trouvé sa place, délicatement, dans le spectacle de David Geselson. Une vertu de l’Imec que Nathalie Léger énonce avec ses mots : « S’il y a bien quelque chose de vivant, c’est l’archive. Parce que le mort n’étant plus là, toutes les renaissances sont possibles. »