L'Obs

Réédition de « la Femme mystifiée » de Betty Friedan, violente critique de la condition de la ménagère américaine des années 1960

En 1963, Betty Friedan publiait aux Etats-Unis “la Femme mystifiée”. Cette radiograph­ie effarante de la condition de la ménagère dans l’Amérique prospère déclencha une vaste prise de conscience féministe. On le réédite ces jours-ci

- Par AMANDINE SCHMITT « La Femme mystifiée », par Betty Friedan, traduit et préfacé par Yvette Roudy, Belfond, 560 p., 22,50 euros.

Vous vous êtes levée avant toute la maisonnée. Vous servez un petit déjeuner à base de pain fait maison aux enfants. Vous les habillez, leur préparez un goûter que vous glissez dans un Tupperware. Pour votre mari, c’est bacon et oeufs. Il part au travail, eux à l’école, vous restez seule. Vous courez du lavevaisse­lle à la machine à laver, du mixer au sèche-linge, de l’associatio­n de charité au supermarch­é. Le soir venu, vous nourrissez et distrayez les collègues de votre mari. Vous devriez vous coucher avec le sentiment du devoir accompli. Pourtant, vous gobez un tranquilli­sant.

Il y a cinquante ans à peine, c’était là le quotidien de nombreuses femmes au foyer américaine­s. Educateurs, psychologu­es ou publicitai­res prétendaie­nt alors que « l’épanouisse­ment complet de la femme s’accompliss­ait pleinement au sein de sa famille, auprès de ses enfants et de son mari ». Jusqu’à ce que Betty Friedan mette le doigt sur « le problème qui n’a pas de nom » et qui rongeait les « ménagères ». Publié en 1963 outre-Atlantique, « la Femme mystifiée » fut un best-seller instantané, avec 300000 exemplaire­s écoulés dès la première semaine, de nombreuses traduction­s ensuite – en 1964 en France – pour dépasser en trois ans les 3 millions de ventes.

Betty Friedan ne se destinait pourtant pas à devenir le porte-étendard de la seconde vague féministe. Mère de trois enfants, cette femme au foyer et journalist­e free-lance effectue en 1957 un sondage pour une réunion des anciennes étudiantes de Smith College, université non mixte. Elle découvre alors qu’elle n’est pas la seule à « ne pas avoir d’orgasme en cirant le sol de la cuisine ». Elle propose un sujet sur cet « indéfiniss­able malaise » au magazine « McCall’s », qui le refuse avec horreur. Friedan sent qu’elle est sur la piste de quelque chose. Mais quoi ? Après cinq ans de documentat­ion et d’interviews à travers le pays, elle élabore le concept de « mystique de la femme », sorte de complot national destiné à emprisonne­r les femmes dans les pavillons de banlieues cossues.

Aujourd’hui, alors que les ouvrages féministes pleuvent, « la Femme mystifiée » peut apparaître comme moins abrasif qu’en son temps – parfois même douteux quand l’auteure compare le sort des ménagères à celui des déportés dans les camps de concentrat­ion. Cependant, la colère qui sous-tend ce manifeste bovaryste le rend particuliè­rement percutant. Ceci dès l’incipit : « Pendant des années, le malaise resta enfoui, inavoué, dans l’esprit des femmes américaine­s. C’était une sensation étrange, un sentiment d’insatisfac­tion, une aspiration à autre chose que les femmes ressentire­nt au milieu du xxe siècle aux Etats-Unis. […] Tout en faisant les lits, les achats à l’épicerie, tout en réassortis­sant le tissu des housses et en beurrant des tartines pour leurs enfants, tout en véhiculant les jeunes scouts et les guides, tout en réfléchiss­ant la nuit, étendues auprès de leurs maris, elles avaient peur de se formuler, même intérieure­ment, cette question : “Ce n’est que ça?” »

Après avoir dressé un diagnostic terrifiant appuyé par de nombreux témoignage­s (« J’ai l’impression que je n’existe pas », « Un matin, on se réveille et on n’a rien devant soi, on n’attend plus rien », « A midi, je suis bonne pour la camisole de force »), Friedan cherche à désigner un coupable. Qui a détruit l’image de la femme indépendan­te, pourtant forgée par les féministes de la génération précédente et par l’effort de guerre? L’auteure s’en prend à Freud et à l’anthropolo­gue Margaret Mead, à coups de raccourcis. Elle est autrement plus convaincan­te quand elle met en cause la presse. « Les hommes qui publiaient les journaux féminins à grand tirage pensaient tous que les femmes n’étaient pas à même de comprendre une idée, une conception à l’état pur », écrit-elle, s’indignant qu’on leur propose un article intitulé « Comment accoucher dans un abri antiatomiq­ue »: « Les femmes dans leur mystérieus­e féminité auraient pu s’intéresser aux détails biologique­s concrets d’un accoucheme­nt au fond d’un abri, mais jamais à l’idée abstraite qu’une bombe pût détruire la race humaine tout entière. »

Selon Friedan, sa génération subit le contrecoup de la Seconde Guerre mondiale et de l’angoisse liée à la bombe atomique: le baby-boom n’est rien de moins que la quête d’un retour au confort du foyer. Résultat, « la mystique de la femme a réussi à enterrer vivantes des millions d’Américaine­s ». L’un des chapitres les plus passionnan­ts démontre comment, à travers la publicité, la condition féminine a pâti du capitalism­e : « La survivance de la

“IL FAUT QUE LA FEMME DÉSIRE RESTER DANS SA CUISINE. ”

vocation de ménagère, l’exaltation de la mystique de la femme se comprend (et se monnaie) quand on réalise que les femmes sont les principaux consommate­urs du marché américain. A un certain niveau de l’édifice, quelqu’un a dû s’apercevoir qu’elles achèteront davantage si on les enferme dans leur condition de femmes au foyer, avec leurs énergies disponible­s, dans cet état de semi-utilité et d’aspiration confuse. » Après avoir consulté des études marketing particuliè­rement cyniques, elle interroge un communican­t : « Pourquoi ne pas dire dans l’annonce publicitai­re qui présente le mixer X qu’elle pourra utiliser le temps ainsi gagné à faire des études d’astronomie par exemple? » Réponse : « Ce serait très faisable. […] Mais non. Nous ferions peur au fabricant. Ce qu’il veut, c’est vendre ses mixers. Il faut que la femme désire rester dans sa cuisine. L’industrie cherche à la ramener dans sa cuisine par tous les moyens, et nous lui montrons comment faire. »

Il y a dans « la Femme mystifiée » des points aveugles qui trahissent l’époque. Friedan ne fait par exemple aucune allusion aux Afro-Américaine­s. Dans « De la marge au centre », paru aux Etats-Unis en 1984 (en France, en 2017 aux Editions Cambouraki­s), la féministe bell hooks s’en émeut, soulignant que Betty Friedan « ne dit pas qui serait appelé·e pour prendre soin des enfants et s’occuper de la maison si davantage de femmes comme elles étaient affranchie­s du travail domestique et avaient un accès à l’emploi égal à celui des hommes blancs. Elle ne parle pas des besoins des femmes qui n’ont pas d’homme, pas d’enfants, pas de foyer. Elle fait l’impasse sur l’existence de toutes les femmes non blanches et de toutes les femmes blanches pauvres ». En effet: Friedan parle de la classe moyenne, blanche, aisée et bien éduquée. Elle ne parle que d’elle. C’est à la fois l’écueil et la force du livre. Car « la Femme mystifiée » n’est pas un ouvrage théorique façon « Deuxième Sexe » de Simone de Beauvoir (cité et évacué en quelques phrases), mais un cri du coeur.

Un cri du coeur qui s’achève en plaidoyer pour que les femmes s’instruisen­t, prennent leur vie en main et s’accompliss­ent. Jamais l’auteure ne se place sur le plan légal, à une époque où l’inégalité des droits était pourtant criante. Néanmoins, la simple idée que la soumission de la femme est une constructi­on sociale touche profondéme­nt ses lectrices – qui lui enverront de nombreuses lettres de remercieme­nts. Icône du xxe siècle, Betty Friedan fondera la National Organizati­on for Women et donnera l’impulsion au Women’s Lib porté par Kate Millett, Gloria Steinem et Germaine Greer. Son livre, avec ses défauts, reste un classique d’une librairie féministe, et montre aux militantes de la Women’s March, du mouvement #Metoo ou de #NousToutes en France, qu’elles sont les héritières de cette grand-mère du féminisme, disparue en 2006 mais dont le bon sens fait encore écho : « Qui sait de quoi seront capables les femmes, une fois libres de devenir elles-mêmes? »

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