Les mille ans d’Ambroise de Milan
Dans son dernier livre, Patrick Boucheron reconstitue la postérité du saint patron de la capitale lombarde tout au long du Moyen Age. Et réfléchit à la notion de “trace” dans la fabrication des communautés politiques
De Patrick Boucheron, le grand public connaît surtout l’« Histoire mondiale de la France », véritable succès de librairie. Publié en pleine campagne présidentielle, cet ouvrage collectif, réponse d’historiens à l’obsession de l’identité nationale, avait provoqué une belle empoignade à sa parution. Au point que certains ont pu reprocher à la star du Collège de France de délaisser l’ombre des bibliothèques pour les lumières médiatiques. Bardé de citations latines et d’un épais appareil critique, « la Trace et l’Aura », consacré à Ambroise de Milan et à ses vies posthumes, peut être lu comme une réponse à ces reproches. Le sujet même de l’étude est assez lointain : qui se souvient de cet évêque de l’Antiquité tardive? Et pourtant, sous la gangue érudite, le propos est bien le même que celui de l’« Histoire mondiale ». En partant des « vies posthumes » de ce docteur de l’Eglise, l’historien s’interroge sur la formation des identités collectives : ce qui nous pousse à agir « au nom de ».
Un moment intéresse tout particulièrement le médiéviste : la République « ambrosienne » de 1447-1450. A la mort du duc de Milan, les « capitaines et défenseurs de la liberté » réactivent les institutions communales. La mémoire de saint Ambroise, patron de la ville depuis mille ans, est alors érigée en symbole des libertés. Se forme un « discours d’appartenance communautaire, qui est à la fois une revendication d’unanimité sociale et d’identité urbaine ». A partir de ce point de départ, l’enquête plonge dans diverses strates historiques. Jusqu’à la période carolingienne et, au-delà, jusqu’à la vie d’Ambroise, toujours diffractée par les réemplois ultérieurs.
Maître d’Augustin, Ambroise (340-397) n’est pas le plus connu des Pères de l’Eglise. Né à Trèves, ayant reçu une éducation de patricien romain, il est désigné évêque par les Milanais en 374, malgré ses réticences. C’est le premier motif promis à un bel avenir, celui de l’humilité chrétienne. « Fuyant sa charge, Ambroise la définit. » Quelque temps plus tard, il est en butte à l’hérésie arienne et manifeste une « vision du monde où ceux qui croient au Christ et ceux qui n’y croient pas vivent désormais séparés ». Ce récit servira de trame à ce que Boucheron appelle les « idéologies de la séparation » : chrétiens et hérétiques, sacré et profane, religieux et politique. Ambroise participe ainsi à la définition du Moyen Age, matrice de notre modernité politique.
Sa postérité traverse toute la période médiévale : Ambroise est figuré successivement en patron des libertés civiques, héros cavalier des seigneurs de Milan, champion de la Contre-Réforme… Racontant l’histoire de ce souvenir qui résiste à ses manipulations, l’auteur s’efforce de suivre des « éclats de vie » dont les réappropriations sont limitées par des « ancres », qui, littéralement, retiennent le temps : la mémoire urbaine de Milan (le souvenir d’Ambroise s’est décanté dans la topographie même de la ville), la mémoire textuelle (le bricolage d’un corpus, qui caractérise l’Antiquité tardive et le Moyen Age) et la mémoire liturgique (Ambroise reste associé à une forme particulière d’hymnes religieux).
D’une lecture difficile, le livre laisse pressentir ce qu’est le travail de l’historien, perdu entre des rameaux bibliographiques, des usages incertains, des mentalités oubliées. Il intègre un effort transdisciplinaire (architecture, musicologie) et de constantes références à la théorie critique (Agamben, Barthes, Foucault). « La Trace et l’Aura » est d’ailleurs une référence à Walter Benjamin : « La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. » Pour Boucheron, l’histoire est un « art de l’émancipation », qui « prend le parti des traces contre l’aura ». Il y a l’histoire qui cite, qui révère, qui muséifie; et l’histoire qui réemploie les éléments du passé pour faire vivre le présent.
Professeur au Collège de France, PATRICK BOUCHERON a notamment publié « Conjurer la peur » (Seuil, 2013) et « Histoire mondiale de la France » (2017). « La Trace et l’Aura. Vies posthumes d’Ambroise de Milan » est publié au Seuil.