L'Obs

Blier par Blier

Le cinéaste des “VALSEUSES” aura 80 ans le jour de la sortie de son VINGTIÈME FILM, “Convoi exceptionn­el”. L’occasion, pour ce mécréant, de passer à confesse

- Propos recueillis par FRANÇOIS FORESTIER Photo JEAN-LUC BERTINI

Depuis un demi-siècle, Bertrand Blier signe des films drôles-amers, avec l’air accablé de Droopy, en tirant sur sa pipe et en contemplan­t des personnage­s jetés dans des situations absurdes. « Convoi exceptionn­el », son nouveau film, est le curieux parcours de deux types à qui, toutes les dix minutes, on remet des pages de scénario auxquelles ils doivent se conformer. Gérard Depardieu et Christian Clavier déambulent ainsi, dans les rues de Bruxelles, en échangeant des dialogues acérés et des réflexions savoureuse­s. Depuis « les Valseuses » (1974), Bertrand Blier livre des films singuliers, qui mélangent humour, absurde et noirceur. A 80 ans, il n’a rien perdu de son ironie: qu’il s’agisse de son père Bernard, de ses propres débuts ou de son goût des mots, notre homme se raconte avec une lassitude amusée. Blier est inimitable.

“CONVOI EXCEPTIONN­EL”

C’est mon vingtième film, un peu bizarre. Le bizarre, c’est quand on fait un truc original et là, j’espère que ça l’est. J’ai tourné en Belgique pour des raisons financière­s, mais ça aurait pu se passer à Toulouse ou à Madrid. J’ai eu énormément de plaisir à faire ce film, pendant six semaines. L’idée de suivre des personnage­s auxquels on remet parfois des pages de scénario, ça me plaît. A un moment, je me suis aperçu que le scénario était trop court. Donc, le soir, j’écrivais des scènes, dont celle de la fin. J’ai demandé aux deux acteurs, qui étaient à table, d’improviser. De voir Gérard Depardieu et Christian Clavier parler de bouffe, c’est le bonheur.

GÉRARD DEPARDIEU

Quand je l’ai connu, sur « les Valseuses », il était turbulent, mais plus profession­nel qu’on ne l’a dit. Il était vif, il savait son texte, et on s’est suffisamme­nt bien entendus pour faire huit films ensemble, dont « Convoi exceptionn­el ». Au cours des ans, je l’ai vu évoluer vers le meilleur. Je le trouve formidable. Il y a quelque chose qui s’est accumulé en lui, des douleurs qui sont passées. Il a 70 ans, il a pris des coups dans la gueule, a perdu un enfant, a eu une vie très agitée. On a dit qu’il était ingérable, ce qui est faux. Certes, ce n’est pas un garçon facile, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais comme c’est un génie, il a forcément raison. Les grands acteurs, ça a le droit de faire chier. C’est des mecs, il faut remercier Dieu de les avoir devant une caméra. Une fois qu’ils sont devant l’objectif, le film est fait.

CHRISTIAN CLAVIER

Catherine Frot vient dîner chez moi, et elle me dit : « Je tourne avec Christian Clavier. » Je dis : « J’aime beaucoup. » C’est un mec qui m’a toujours fait rire. Quand il joue l’étonné ou le déphasé, il est fantastiqu­e, comme dans « Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? » ou « Une heure de tranquilli­té ». On n’avait encore jamais travaillé ensemble. On s’est vus, on a déjeuné, et l’affaire s’est faite. Ce qui fait qu’aujourd’hui j’ai tourné avec tous les membres de la bande du Splendid. Coluche et Thierry Lhermitte dans « la Femme de mon pote », Miou-Miou dans « les Valseuses » et « Tenue de soirée », Michel Blanc dans « Tenue de soirée » et « Merci la vie », Josiane Balasko dans « Trop belle pour toi », Gérard Jugnot dans « Calmos » et Dewaere, dans quatre films, évidemment…

BERNARD BLIER

Mon père disait qu’il collection­nait les cons. Il allait dans les bistrots, poussait les gens à parler, et s’émerveilla­it de la connerie des gens. Certains, ajoutait-il, « étaient des dessus de cheminée ». Au début, j’ai travaillé avec lui comme assistant sur quelques films de Georges Lautner dans les années 1960, « Arrêtez les tambours », « le Monocle noir »… On a fait « En plein cirage », une daube inimaginab­le avec Martine Carol et Félix Marten. Ce dernier va un jour voir un film d’Alain Resnais et, à la sortie, il serre la main de Resnais et dit : « Avec vous, c’est quand vous voulez ! » Tête de l’autre... Bref, dans l’ombre de mon père et dans celle de Lautner, j’ai appris mon métier. L’ambiance était très chaleureus­e, marrante. Lautner, c’était un homme qu’on pouvait aborder. Il m’arrivait de lui dire : « Ça serait mieux si on mettait la caméra dix centimètre­s plus bas », et il acceptait... J’ai eu une relation parfois conflictue­lle avec mon père (photo, ici en 1967), à un moment, puis nous nous sommes réconcilié­s. Il était très abrupt. Moi, je suis beaucoup plus agréable que lui. Mais il y a des gens qui me trouvent… urticant.

LES DÉBUTS

Les rencontres que j’ai faites quand j’étais gamin m’ont conduit à faire du cinéma. Particuliè­rement celle d’Henri-Georges Clouzot. Mes parents allaient en vacances à Saint-Paul-de-Vence, et Clouzot habitait à La Colombe d’or. Il s’était fait construire un pavillon dans le jardin, et on le voyait tout le temps. Il était très copain avec mon père, et, tous les soirs, ils faisaient des parties d’échecs – fumeur de pipe contre fumeur de pipe – et moi, je regardais. J’assistais, dans une tabagie épouvantab­le. Clouzot me parlait, me posait des questions. J’avais 15 ans. Un jour, il dit à mon père : « Je fais une projection du “Mystère Picasso” aux Studios de la Victorine demain, veux-tu venir avec ta femme et ton fils ? » On

était seuls dans la salle. Le film m’a fait un choc incroyable. Quand je suis rentré, j’ai dit à mon père: « Tu n’as plus à t’inquiéter pour mon avenir, je veux être metteur en scène de cinéma. » Là, il a été vraiment inquiet. Mais il m’a aidé. Il invitait deux ou trois potes et disait : « Je vous présente mon connard de fils qui veut faire du cinéma. » Du coup, à 18 ans, j’étais sur les plateaux. Le plus méchant avec moi a été Claude AutantLara. Alors que je faisais un petit job pour lui, il m’a dit : « On voit tout de suite que vous ne ferez rien dans le cinéma. »

“LES VALSEUSES”

Un conte de fées. Le triomphe. Le tournage a été difficile, car le contenu du film ressemblai­t à l’histoire. Les acteurs, Depardieu et Dewaere, étaient dans la vie comme sur la pellicule, turbulents (photo). Et moi, qui étais un peu plus âgé qu’eux, je faisais figure de vieux con. Ils me voyaient comme un bourgeois du 16e – ce qui était le cas – et eux, c’était le contraire. Le bon truc, c’est que les deux ont accepté le scénario tout de suite, sans discuter. Depardieu, quand il a lu le livre, est venu me voir pour me dire : « C’est pour moi. » Je lui ai répondu : « Je te connais pas. » Il insiste, j’ai dit : « Bon, d’accord, tu vas le faire. » La relation était un peu tendue, on a fini par bien s’entendre, mais il y a eu de l’énervement car le tournage a été très long. Et je n’avais pas l’expérience. On changeait tout le temps de décor et de départemen­t, treize ou quatorze semaines de travail, avec des petits moyens. Finalement, ça a été génial. Michel Duran, dans « le Canard enchaîné », a fait une critique superbe : « Il faudrait être vraiment con pour ne pas voir “les Valseuses”. » Il y a eu des bons papiers, mais des mauvais aussi. Dans « le Figaro », qu’est-ce que j’ai pris ! C’était un film qui chahutait. Mais qui m’a fait exister. Cinq millions d’entrées... Il a été question de faire une suite, mais c’était pas faisable. Et c’est bien de pas l’avoir fait.

L’ARGOT

Quand j’étais gosse, je faisais répéter à mon père ses dialogues et, donc, j’ai la langue, j’ai les mots. A cette époque-là, on parlait un français beaucoup plus amusant qu’aujourd’hui. On disait pas « Nique ta mère » ou « Ta race », on avait un argot populaire mieux affiné. On disait : « Va te faire rebecter chez ta gagneuse » ou « Va te faire déponner à grands coups de lattes dans le derche ». C’était plus sympathiqu­e. Mon père disait qu’il écoutait les chauffeurs de taxi, notait leurs phrases, et les rapportait à Michel Audiard qui les collait dans les dialogues de films. Ça circulait comme ça, entre eux. Mais les dialogues, c’est un mystère. C’est ma vocation, d’écrire. Je peux faire autre chose que des dialogues, je signale. Des paragraphe­s, des descriptio­ns. J’aime fabriquer un monde.

MES FILMS

J’ai fait vingt films. Il y a la moitié que j’aime, et l’autre moitié qui me fait chier, et que j’aimerais refaire. Dans les bons, il y a « les Valseuses », « Préparez vos mouchoirs ». Dans les regrets, il y a « Calmos », que j’aurais dû laisser vieillir comme un vieux pinard avant de le tourner. Un film, c’est la grâce. Tu l’as ou tu l’as pas. « Buffet froid », c’est mon classique (photo). « Notre histoire », bonne fournée. Tourner avec Alain Delon, c’est pas rien, quand même. Il a été parfait, une Rolls. Son secret, c’est qu’il ne respecte que les auteurs, ceux qui écrivent. « Notre histoire » s’emboîte bien avec « Convoi exceptionn­el » : il y a des histoires dans des histoires. C’est comme « le Manuscrit trouvé à Saragosse », que j’ai lu dans ma jeunesse, et dont j’ai le souvenir d’un grand bonheur. L’un de mes meilleurs moments, ça a été avec Marcello Mastroiann­i, pour « Un, deux, trois, soleil » (photo). Mythologiq­ue ! Le premier jour, t’es metteur en scène, tu vois Marcello descendre de sa voiture, s’avancer et te dire : « T’as pensé à un restaurant ? », t’es ému. Il ne s’énervait jamais, connaissai­t son texte au rasoir. Et il disait des trucs formidable­s. Ainsi, un jour, on lui demande s’il va au cinéma. Il répond : « Non, jamais. – Pourquoi ? – Parce que je veux continuer à croire que je suis le seul à en faire. »

LA FIN DU CINÉMA

Aujourd’hui, le cinéma américain m’emmerde. Le cinéma français a apporté énormément de choses, avec Renoir, Becker, Ophuls, et maintenant, ça ronronne un peu. On fait beaucoup de « comédies sociales », c’est une expression qui m’énerve. Un enfant cherche ses parents, un type sort de taule et est drogué, c’est ça la comédie sociale… Un film comme « Touchez pas au grisbi », c’était quand même autre chose. Maintenant, on a des gens bien, mais pas un grand cinéma. Les Italiens ont été les plus grands, ils ont dominé le monde, puis ça s’est écroulé. Fellini, Visconti, Comencini, De Sica… Le cinéma, c’est magique. Avec un balai, un seau, on crée un univers, parfois.

LA MORT

La mort, qui est une bonne copine dans certains de mes films, est le sujet numéro un. De quoi parler ? On ne va pas s’emmerder à raconter des histoires d’amour toute notre vie, non ? Le cinéma, c’est une histoire de fantômes. Même quand ils sont morts, on peut continuer à les voir. On n’a pas ça au théâtre. De Gérard Philipe, sur scène, il ne reste aucune trace. La mort, c’est une de mes obsessions. Ce qui est bien, dans « Convoi exceptionn­el », c’est qu’on tue un mec parce que c’est dans le scénario, mais il n’y a aucune raison de le tuer. C’est ça, la vie, absurde. La mort aussi. Cela dit, j’ai pas envie de mourir. Je préférerai­s aller au cinéma, tiens.

 ??  ?? CONVOI EXCEPTIONN­EL, par Bertrand Blier, avec Gérard Depardieu, Christian Clavier, Audrey Dana, en salles le 13 mars.
CONVOI EXCEPTIONN­EL, par Bertrand Blier, avec Gérard Depardieu, Christian Clavier, Audrey Dana, en salles le 13 mars.
 ??  ?? Christian Clavier et Gérard Depardieu dans « Convoi exceptionn­el ». « C’est des mecs, une fois qu’ils sont devant l’objectif, le film est fait. »
Christian Clavier et Gérard Depardieu dans « Convoi exceptionn­el ». « C’est des mecs, une fois qu’ils sont devant l’objectif, le film est fait. »
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 ??  ?? Retrouvez tous les jeudis L’OBS dans La DISPUTE, produite par Arnaud Laporte de 19h à 20h sur France Culture.
Retrouvez tous les jeudis L’OBS dans La DISPUTE, produite par Arnaud Laporte de 19h à 20h sur France Culture.

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