L'Obs

Quand les Soviets voyaient rouge

Alors que le Grand-Palais hisse le drapeau de la RÉVOLUTION D’OCTOBRE, l’historien des couleurs MICHEL PASTOUREAU nous explique toute la symbolique du rouge

- Par BERNARD GÉNIÈS

En octobre 1917, quand la révolution a éclaté au pays des Soviets, les artistes ont voulu y croire. Peintres, sculpteurs, cinéastes, dramaturge­s, architecte­s et musiciens ont participé à cet élan qui ambitionna­it de réconcilie­r l’art et la vie quotidienn­e. A bas les élites ! A bas la bourgeoisi­e ! L’art des avantgarde­s devait être mis au service du peuple. A la fin des années 1920, lorsque Staline prend totalement le pouvoir, les ailes des courants novateurs sont coupées : désormais, l’art doit être au service du Parti. Le réalisme soviétique s’impose, ode aux réalisatio­ns d’un régime qui met en scène ses créations alors que dans le même temps les arrestatio­ns, les déportatio­ns et les exécutions se multiplien­t.

Quarante ans après la légendaire exposition « Paris-Moscou 1900-1930 », montrée au Centre Pompidou en 1979, le Grand-Palais explore la création au pays des Soviets, depuis l’aube de la révolution jusqu’à la fin du stalinisme, en 1953. Tous les arts ont été convoqués pour cette grand-messe qui, commencée sur les riches territoire­s de l’avant-garde, s’achève dans un théâtre grotesque placé sous le signe du réalisme socialiste. Le défi relevé par cette exposition est passionnan­t. Mais au fait, pourquoi lui a-t-on donné le titre

« Rouge » ? L’historien Michel Pastoureau, à qui l’on doit plusieurs ouvrages sur les couleurs, dont « Rouge, histoire d’une couleur » (Seuil), nous raconte les raisons de ce succès politique.

Dans l’esprit commun, le rouge est immanquabl­ement associé au communisme. Quelle est l’origine de cette corrélatio­n?

Le « rouge politique » a une date de naissance : c’est le 17 juillet 1791. Ce jour-là, la foule se rassemble au Champ de Mars à Paris. Des registres sont ouverts, dont les signataire­s exigent la destitutio­n de Louis XVI. Il y a vraiment beaucoup de monde, des groupes commencent à s’agiter, on craint l’émeute. Alors le maire de Paris, Bailly, fait hisser le drapeau rouge. C’est un signal qui invite à la dispersion. Paris n’a pas le monopole de cette alarme, nombre de grandes villes européenne­s y ont aussi recours lors des rassemblem­ents publics. Mais cette fois, pour une raison que l’on ignore, la Garde nationale tire sur la foule. Il y a des dizaines de victimes, qui vont devenir les martyrs de la Révolution. A partir de cette époque, le drapeau rouge va symboliser l’insurrecti­on. Dans « les Misérables », Victor Hugo en parle longuement dans son récit sur les barricades de 1832. Ce drapeau rouge a même failli devenir notre étendard national. Lors des journées de 1848, les insurgés le demandent au gouverneme­nt provisoire dans lequel siège notamment Lamartine. Par la suite, il a quelque peu arrangé les choses de manière littéraire dans ses Mémoires en expliquant que le drapeau rouge n’avait fait que le tour du Champ de Mars, alors que le drapeau tricolore avait fait le tour du monde. Et qu’il fallait donc conserver ce dernier, ce qui fut fait. Les journées de la Commune vont voir aussi fleurir les étendards rouges et, étant donné les répercussi­ons de cet événement dans les rangs des mouvements de gauche, l’adoption de cette couleur va s’internatio­naliser politiquem­ent.

Et elle va devenir l’emblème de la révolution d’Octobre, en 1917. Son drapeau écarlate sera frappé de la faucille et du marteau. C’est un hymne aux travailleu­rs?

Ce drapeau ne va pas apparaître tout de suite. Ses premières versions, si l’on peut dire, comportent des inscriptio­ns en cyrillique et peuvent être enrichies de bandes vertes ou violettes par exemple, qui rappellent les couleurs de certaines régions ou république­s du pays. Ce qui surprend le plus dans le drapeau, c’est la faucille et le marteau.

Ils sont jaunes, une couleur qui ne vous a pas porté bonheur : dans une interview récente, vous aviez affirmé qu’elle était, entre autres, celle des traîtres...

Cela m’a valu une bordée d’invectives sur les réseaux sociaux. On a voulu y voir une allusion aux « gilets jaunes », ce qui n’est pas le cas. Je suis un historien, je parle de faits avérés du passé. Le jaune a également mauvaise réputation chez les peintres. Van Gogh a été trahi par ses jaunes: comme il était pauvre, au lieu de jaunes de cadmium, il achetait des jaunes de chrome, qui n’ont pas tenu. Pour en revenir au jaune du drapeau, je dirais qu’il peut aussi évoquer le soleil, sa chaleur, son énergie.

 ??  ?? ROUGE, ART ET UTOPIE AU PAYS DES SOVIETS, Grand-Palais, Paris-8e, du 20 mars au 1er juillet. Catalogue de l’exposition : RMN-Grand-Palais, 288 p., 45 euros.« Pur Rouge (triptyque couleur unie) », Alexandre Rodtchenko, 1921 Le « dernier tableau peint », affirma un critique de l’époque en découvrant cette toile monochrome. Alexandre Rodtchenko (1891-1956), d’abord proche des constructi­vistes, se consacra par la suite à la photograph­ie, au graphisme et au design. Mis sur la touche dans les années 1930, il est exclu de l’Union des Artistes en 1951.
ROUGE, ART ET UTOPIE AU PAYS DES SOVIETS, Grand-Palais, Paris-8e, du 20 mars au 1er juillet. Catalogue de l’exposition : RMN-Grand-Palais, 288 p., 45 euros.« Pur Rouge (triptyque couleur unie) », Alexandre Rodtchenko, 1921 Le « dernier tableau peint », affirma un critique de l’époque en découvrant cette toile monochrome. Alexandre Rodtchenko (1891-1956), d’abord proche des constructi­vistes, se consacra par la suite à la photograph­ie, au graphisme et au design. Mis sur la touche dans les années 1930, il est exclu de l’Union des Artistes en 1951.
 ??  ?? Elève de Malevitch, le Letton Gustav Klucis (1895-1938) met ses talents de peintre et de graphiste au service de la révolution dès le début des années 1920. Il réalise de nombreux photomonta­ges de propagande. Arrêté en 1938, il est accusé de « menées contre-révolution­naires », condamné à mort et exécuté en secret. « Dressez la bannière de Marx, Engels, Lénine et Staline », Gustav Klucis, 1933
Elève de Malevitch, le Letton Gustav Klucis (1895-1938) met ses talents de peintre et de graphiste au service de la révolution dès le début des années 1920. Il réalise de nombreux photomonta­ges de propagande. Arrêté en 1938, il est accusé de « menées contre-révolution­naires », condamné à mort et exécuté en secret. « Dressez la bannière de Marx, Engels, Lénine et Staline », Gustav Klucis, 1933
 ??  ?? « Portrait de Staline », Gueorgui Roublev, 1935 Ce portrait du « Petit Père des peuples » n’est pas vraiment conforme aux usages soviétique­s. Apparaît ici plutôt une sorte de père peinard qui est en train de lire « la Pravda », un chien à ses pieds. L’auteur du tableau, Gueorgui Roublev (1902-1975), préféra conserver cette oeuvre dans son atelier jusqu’à sa mort.
« Portrait de Staline », Gueorgui Roublev, 1935 Ce portrait du « Petit Père des peuples » n’est pas vraiment conforme aux usages soviétique­s. Apparaît ici plutôt une sorte de père peinard qui est en train de lire « la Pravda », un chien à ses pieds. L’auteur du tableau, Gueorgui Roublev (1902-1975), préféra conserver cette oeuvre dans son atelier jusqu’à sa mort.

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