L'Obs

De Jérôme Garcin

- J. G.

Il a observé Federico Fellini tourner « E la nave va » et Joseph Losey, « Monsieur Klein ». Il a suivi Francesco Rosi dans les nids d’aigle italiens, où il mettait en scène « Le Christ s’est arrêté à Eboli ». Il est parvenu à emmener le très casanier Claude Sautet au Rajasthan et a accompagné Alain Resnais, cet « athée mystique », jusqu’à sa dernière demeure. Il a visionné, à Londres, sur une table de montage, dans un local glacé de Soho, les quatre heures et demie de « The Memory of Justice », le film pour la BBC de Marcel Ophuls consacré aux procès de Nuremberg. Il a habité, à San Francisco, la maison de Francis Ford Coppola, qui lui a expliqué avoir pris tout son temps pour la séquence wagnérienn­e des hélicoptèr­es dans « Apocalypse Now », et s’est retrouvé avec plus de vingt heures de rushes. En échange, au petit déjeuner, Coppola lui demandait de raconter son long périple cinéphiliq­ue dans l’URSS de Brejnev, entre Leningrad et Tachkent. Il a aussi passé des journées, au 5 bis de la rue de Verneuil, avec Serge Gainsbourg, intarissab­le sur le format d’image (le 1,33, le 1,66, le 1,85), les zooms, la Louma et le Steadicam. Il s’est longuement entretenu avec Jeanne Moreau, Jean-Louis Trintignan­t, mais aussi les prix Nobel de littératur­e Harold Pinter, Mario Vargas Llosa et Imre Kertész. « Il », c’est Michel Ciment, le gouverneur de « Positif », le généraliss­ime de l’armée critique, l’émissaire de Kazan, Kubrick, Boorman, le spectateur engagé, le voyeur impuni. A 80 ans passés, il rassemble ses voyages, ses rencontres, ses exercices d’admiration, et quelques philippiqu­es (ah, sa vieille scie sur « le triangle des Bermudes » devenu, avec le temps, un pentagone des Bermudes) dans « Une vie de cinéma » (Gallimard, 22 euros). Le livre aurait d’ailleurs pu s’intituler « le Cinéma d’une vie ». Car Michel Ciment, dont le préfacier Edouard Baer exalte la faculté d’émerveille­ment, n’aura vécu que par et pour le septième art. Il aura échappé, dans les salles obscures, à l’ennui de vieillir. La compagnie des cinéastes qu’il aime toujours louer (hier Billy Wilder, aujourd’hui le Stéphane Brizé d’« Une vie ») aura suffi à son bonheur extatique. Contrairem­ent à ses contempora­ins Truffaut et Godard, il n’a jamais pensé que la critique était l’antichambr­e de la réalisatio­n. En somme, il ne s’est pas préféré. Ce livre-bilan témoigne de sa générosité. Il n’y manque que le vers de John Keats, dont il a fait sa devise : « La beauté, c’est la vérité. Et la vérité, la beauté. »

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