“SI BOUTEFLIKA EST RÉÉLU, CE SERA L’EXPLOSION”
Ancien haut fonctionnaire, limogé par les autorités algériennes, écrivain et essayiste, Boualem Sansal, 69 ans, est connu pour ses prises de position très critiques vis-à-vis du pouvoir et de toutes les formes de religion, notamment l’islam. En 2015, il a obtenu le grand prix de l’Académie française pour « 2084. La fin du monde ».
On attendait ce mouvement depuis l’été. Le quatrième mandat s’achevait (si on peut appeler ça un mandat, le président l’a entièrement passé en soins dans sa résidence médicalisée de Zeralda et dans des cliniques à l’étranger). L’élection présidentielle du 18 avril était dans toutes les conversations. Qui sera candidat, qui l’emportera, que décidera l’armée, quid des islamistes, qui sera l’homme des Américains, celui de la France ? Le questionnement a viré à la colère lorsque des voix autorisées ont commencé à faire circuler la nouvelle que Bouteflika le moribond allait rempiler et que l’armée le soutenait. On n’y croyait pas, le système n’oserait pas faire ça alors que le pays est au bord du gouffre. Ce cinquième mandat est l’humiliation de trop. En 1999, on a imposé aux Algériens un cacique parmi les plus corrompus du monde, en 2004 et en 2009 un président rendu fou par le pouvoir, en 2014 un grabataire au regard halluciné et en 2019 un ectoplasme.
A la base de cette colère, il y a la peur immense des jeunes notamment de voir le pays sombrer dans la misère, scénario réaliste quand on sait que l’Algérie ne vit que de la rente pétrolière, qu’elle importe de l’étranger jusqu’à son pain et que les réserves de change du pays ont été dilapidées par le gang Bouteflika. Ce qui en reste lui assure au plus un répit de deux années. La riche Algérie pourrait à terme connaître des famines et des migrations de grande ampleur. Le mouvement d’aujourd’hui était inévitable. Le pouvoir a infligé au peuple toutes les souffrances, toutes les humiliations, toutes les injustices. Dès l’indépendance, il l’a dessaisi de tout, ses biens, son histoire, sa liberté, jusqu’à ses rêves. Il n’y a ni politique ni économie en Algérie, il y a une rente naturelle qui s’amenuise d’année en année et autour une mafia insatiable prête à tout. La politique et l’économie supposent un minimum de liberté, de concurrence, de justice, mots que l’Algérie du FLN et de Bouteflika ignore.
La France a une responsabilité morale dans le maintien de ce régime. Elle défend ses gros intérêts en Algérie, realpolitik oblige, elle fait ami-ami avec le pouvoir. C’est la « Françalgérie ». Mais c’est aussi une grande nation, membre du Conseil de Sécurité, chantre des droits de l’homme, qui a donc le devoir d’oeuvrer dans le sens du bien et le bien en l’occurrence est de soutenir les démocrates, pas les dictateurs, les laïques, pas les islamistes, ce qu’ont pourtant fait tous les gouvernements français avec les uns ou avec les autres.
Jusqu’à présent la seule révolte de dimension nationale est celle d’octobre 1988. On connaît l’histoire: plus de deux cent mille morts, victimes des islamistes et de certains services de sécurité, un pays ruiné, une population traumatisée, une jeunesse sans repères.
C’est parce qu’ils y pensent, et le pouvoir le leur rappelle en toutes circonstances, que les Algériens ont manifesté pacifiquement. L’opposition qu’on peut qualifier de démocrate, malheureusement, n’est pas à la hauteur, elle est divisée, infiltrée par les Services et les opportunistes. Pis, elle n’a aucun contact avec le peuple qui le lui rend bien, les jeunes ignorent jusqu’à son existence. Les seuls qui ont un ancrage profond dans la société sont le FLN de toujours (Bouteflika en est le président) et les islamistes. Tout le drame est là, l’Algérie est coincée entre deux systèmes totalitaires.
Il est trop tôt pour dire quelle forme le mouvement va prendre. On le saura d’ici au 18 avril. Si Bouteflika est élu, ce sera l’explosion, la répression, la loi martiale. On entrera dans l’inconnu, la glaciation, l’éclatement du pays, le déferlement des islamistes. Beaucoup fuiront l’Algérie. Le pire est peut-être en marche. Mais je garde l’espoir que les manifestants feront tomber le régime et sauront gérer la suite.