L'Obs

Le testament d’Erri de Luca

LE TOUR DE L’OIE, PAR ERRI DE LUCA, TRADUIT DE L’ITALIEN PAR DANIÈLE VALIN, GALLIMARD, 176 P., 16 EUROS.

- DIDIER JACOB

En approchant 70 ans, Erri de Luca s’est senti orphelin. Non pas de ses parents, mais du fils qu’il n’a pas eu. Comme il aurait été heureux papa, conduisant son gamin au jardin pour lui montrer le miracle renouvelé de la vie et lui raconter, comme il le fait dans ce récit testamenta­ire, les grands moments de son existence! Son enfance en Italie du Sud, le dialecte napolitain qui faisait loi dans la maison, le père souvent absent. Sans doute, il avait déjà évoqué son passé, mais le ton est à la confidence: « Ce fut prodigieux d’avoir un père », s’exclame Erri, rêvant par procuratio­n à celui qu’il aurait pu être. « Maman était réelle, quotidienn­e, mon père était sporadique, prestidigi­tateur de sa présence. » Avec lui, jamais de câlins mais « un coup de poing pour plaisanter, une tape, pas de jeux à la mer ». Comme il est aussi alpiniste, on atteint vite, avec Erri de Luca, les cimes de l’émotion, dans ces évocations en forme de haïkus japonais de la mort de sa mère, qu’il ne sait pas aider à passer la rivière. « Elle m’a dit qu’elle espérait trouver des livres là-bas, de l’autre côté. Sinon ils lui manqueraie­nt, plus que moi. »

Car Erri, comme il le raconte avec une concision presque effrayante, avait une âme rebelle. « J’inaugurais mes âpretés. » Il se fait ouvrier et rend la liberté aux lapins qu’il élevait jusqu’alors. Puis le voici qui, comme au temps des brigades internatio­nales, fait route pour la Bosnie au moment de la guerre : « La liberté était de devoir y aller. » Il progresse dans un tunnel d’un kilomètre de long, son sac à dos bourré de vivres et de médicament­s, et sent, parvenu à Sarajevo, la brûlure et le fracas des obus qui tombent. Erri de Luca, l’indigné fondamenta­l. Mais, à force de combattre, ne perd-on pas l’amour des choses simples? Et sa vie ne serait-elle pas devenue, sans cet enfant de papier, comme la « terre vaine » de T. S. Eliot ? « Quelqu’un qui écrit des histoires: existe-t-il une activité plus effilochée ? », s’interroge cet écrivain passionném­ent attaché au pouvoir des mots. Mais une autre question le taraude déjà, à laquelle ce superbe récit n’apporte qu’une réponse provisoire : à quoi bon la trentaine de livres et détenir toute la sagesse du monde si l’on n’est pas l’auteur de l’oeuvre qui seule vaut titre de création : un enfant ?

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