La vie derrière soi
Dans “les Gratitudes”, Delphine de Vigan met en scène une émouvante vieille dame qui perd ses mots dans un Ehpad LES GRATITUDES, PAR DELPHINE DE VIGAN, JC LATTÈS, 172 P., 17 EUROS.
Après « les Loyautés », « les Gratitudes ». Dans le premier de ces romans, paru en 2018, Delphine de Vigan racontait la détresse de deux adolescents qui s’alcoolisaient sous un escalier. Cette fois, elle se concentre sur une vieille dame qui souffre d’aphasie dans un Ehpad. On aurait tort pourtant de confondre Delphine de Vigan avec une assistante sociale. Est-ce que parce qu’elle-même a vécu une jeunesse douloureuse, avec la mère bipolaire qu’elle évoquait si bien dans « Rien ne s’oppose à la nuit » ? C’est une romancière qui aime les gens fragilisés par l’existence et qui sait en parler, dans une langue claire et simple, avec la sensibilité, la délicatesse et même parfois l’humour qui s’imposent. De la sensibilité, il en fallait pour éviter la sensiblerie dans ces « Gratitudes », qui nous introduisent dans la chambre impersonnelle où Michka, désormais, mène « une vie amoindrie, rétrécie, mais parfaitement réglée ». Ses cauchemars sont éprouvants, ses activités limitées. « Ici, attendre est une occupation à part entière. » Il ne s’agit plus que de finir de vieillir, et « vieillir, c’est apprendre à perdre ». Perdre ses mots, en particulier, au milieu des « résignants » en « fauteuil croulant » de l’Ehpad, qui meurent les uns après les autres. Pour l’accompagner, jusqu’au bout, Michka peut compter sur la conversation de deux personnes qui se relaient auprès d’elle : Marie, une jeune femme « en cloche » qui lui confie sa peur d’avoir un enfant toute seule et « lui doit énormément » ; et Jérôme, le sympathique orthophoniste qui vient doucement la reprendre quand elle dit qu’«à chaque jour suffit sa chaîne ». Leurs dialogues alternés constituent l’essentiel de ce conte humaniste à la Emile Ajar, de cette vie derrière soi qui plaide pour qu’on ose « tout » dire à ceux qu’on aime : « Tout ce qu’on rejette… regrette, après, quand les gens disparaissent, pfffuit… On ne peut pas rester avec tout ça sur le coeur. Après ça fait des cocards… cauchemars, vous voyez. »