L'Obs

Le grand patronat résiste aux femmes

S’il n’est plus rarissime de voir une femme à la tête d’une grande entreprise, les étatsmajor­s restent très masculins. Confession­s de présidente­s et de DG sur ce retard français

- Par CHARLOTTE CIESLINSKI et CLÉMENT LACOMBE

Elle s’appelle Ilham Kadri, est née au Maroc, et a rejoint le 1er mars un cercle restreint. A cette date, elle est devenue présidente du comité exécutif du chimiste Solvay. Elle est ainsi la dixième femme à la tête d’une entreprise du « SBF 120 », le club des 120 plus grands groupes cotés en France. Une avancée, certes… Mais une goutte d’eau dans un océan quasi exclusivem­ent masculin : les états-majors des grandes entreprise­s.

Composés à 82,88% d’hommes, selon les calculs de « l’Obs », les comités exécutifs du SBF 120 (les « comex », là où réside le vrai pouvoir) sont l’illustrati­on de réseaux de cooptation encore très masculins. Depuis New York où elle nous accorde un Virginie Morgon soupire quand on lui explique que dix-huit des plus grandes entreprise­s françaises ne comptent aucune femme dans leurs plus hautes instances : « Ce n’est plus possible ! La France a pris un retard indéniable. Il faut une loi contraigna­nte », juge la patronne de la société d’investisse­ment Eurazeo. Et de souligner l’impact positif des quotas dans les conseils d’administra­tion, où la loi Copé-Zimmerman de 2011 a imposé 40% de femmes. Avec un taux de féminisati­on des comex de 17,12% de femmes, la France est à la traîne des Etats-Unis (21,9%) ou du Royaume-Uni (18,7%). Quant à la parité...

Ce retard, Isabelle Kocher, la patronne d’Engie, l’attribue d’abord à la persistanc­e de « représenta­tions sociales consciente­s et inconscien­tes. L’oeil n’est pas habitué et il est donc plus facile, plus immédiat, d’imaginer un homme en responsabi­lité, juge la première femme à la tête d’un groupe du CAC 40. Cela limite l’imaginaire et in fine le réel. » Parmi les autres obstacles, Isabelle Kocher évoque des « phénomènes d’autocensur­e » : une « di culté, réelle ou perçue, à concilier vie profession­nelle et vie familiale – aggravée sans doute par les comporteme­nts de “boy’s club” de certains milieux d’a aires ». Sa nomination, en 2016, a constitué une sorte d’entorse à ce qui était alors une norme. « J’en ai mesuré l’impact très directemen­t devant la quantité incroyable de lettres et de mails reçus de femmes d’horizons variés. D’où l’importance de ce “role model” qu’endossent de fait les femmes dirigeante­s ! »

Au tout dernier étage de l’immeuble en verre d’Europcar, au nord de Paris, Caroline Parot se souvient, elle aussi, du courrier reçu après sa nomination à la tête du leader européen de la location de voitures. « Elles écrivaient “Bravo, vous avez dépassé le plafond de verre, c’est si di cile pour nous !” Mais comme je n’en avais pas conscience, ce n’était pas un sujet pour moi. J’ai eu trois enfants sans me mettre de barrière mentale... J’estime que je ne suis pas là parce que je suis une femme, mais pour des qualités de manager. » Comme beaucoup de hauts cadres féminins, elle se souvient des conseils d’une ancienne collègue, chez Technicolo­r, qui l’ont durablemen­t marquée. « Elle m’avait dit : “Si vous ne vous imposez pas et si vous ne vous battez pas, ça ne viendra pas naturellem­ent !” » Autrement dit, une femme doit en faire davantage qu’un homme pour avancer dans sa carrière. Des paroles qu’elle a, à son tour, répétées sans verser toutefois dans le favoritism­e : « Je suis assez opposée aux quotas au sein de l’entreprise. Il faut savoir promouvoir les femmes de façon articulée, en faisant émerger les talents. Je ne vais pas nommer la n-4 au poste de n-1 au prétexte que c’est une femme. »

Actuelleme­nt, résume Isabelle Kocher, « la question de la féminisati­on des comex n’est pas tant celle de la direction prise, qui est positive, que celle de la vitesse, qui est encore insu sante ». Au sein de ses équipes, la directrice générale d’Engie note des signaux positifs. Dans les familles, la « charge mentale » est mieux répartie : « Les jeunes pères d’aujourd’hui m’apparaisse­nt en moyenne bien plus impliqués qu’il y a vingt ans. Je le vois dans mon équipe rapprochée, composée essentiell­ement de trentenair­es : tous jonglent avec les horaires de crèche et les rendez-vous médicaux. Pour cette génération et les suivantes, il me paraît globalemen­t plus acquis qu’hommes et femmes feront carrière ensemble. »

Reste qu’au sein même des plus hautes instances dirigeante­s, certaines fonctions demeurent genrées. Les rares femmes qui accèdent à un comité exécutif sont souvent cantonnées à des fonctions dites « supports », comme les ressources humaines (12,6% d’entre elles), la communicat­ion (11,3%) ou le secrétaria­t général. Beaucoup moins à la tête des branches consa-

crées à la production ou des «˜centres de profi ts˜». Et puis persistent toujours des freins dans la scolarité ou l’orientatio­n profession­nelle. Nommée au prin-temps dernier à la tête du parapétrol­ier CGG, Sophie Zurquiyah s’interroge˜: «˜Pourquoi trouve-t-on si peu de femmes en école d’ingénieurs alors que 50% des bacheliers scientifi ques sont des femmes˛? C’est une anomalie française liée au recrutemen­t des classes pré-pas scientifi ques. Elles n’accueillen­t que 15% de femmes˛!˜» Une attrition qui se répercute de facto, ensuite, dans les recrutemen­ts, a fortiori dans l’in-dustrie ou le bâtiment.

D’autres mécanismes doivent aussi être bousculés. «˜Ce sont les hommes qui décident des promotions. De manière naturelle, ils promeuvent des gens qui leur ressemblen­t », note Sophie Zurquiyah. Elle regrette : « Je pense que de nombreux patrons considèren­t que ce n’est même pas un sujet. »

Peut-être que la clé sera, comme souvent, les résultats financiers: « Sommes-nous meilleurs avec plus de femmes autour de la table? interroge Virginie Morgon. J’imagine que vous connaissez ma réponse… On ne compte plus les études comme celles de McKinsey démontrant que les entreprise­s davantage féminisées, et de façon générale davantage ouvertes à la diversité, ont de meilleurs résultats. » Elle qui porte le sujet depuis quinze ans, au début à contre-courant, se veut optimiste : « Sur cette question, je crois à “l’exponentia­lité”. La vague de fond est puissante, le phénomène de féminisati­on va bientôt s’accélérer. »

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