L'Obs

“Il y a une vraie forme d’imaginatio­n démocratiq­ue”

Pour le politologu­e chargé d’assurer l’indépendan­ce du grand débat, l’opération est une réussite. Entretien

- Propos recueillis par JULIEN MARTIN et MAËL THIERRY

Qu’a été le grand débat selon vous : un « succès » comme l’affirme le gouverneme­nt, une « opération de com » comme le craignait Chantal Jouanno, ou un « bide » comme le dit Jean-Luc Mélenchon ?

Sans doute, le gouverneme­nt a accompagné le lancement de ce grand débat par une stratégie de communicat­ion vis-à-vis des élus et de l’opinion. Mais cela aurait pu être un bide, d’éminents spécialist­es l’ont proclamé mort-né dès son lancement, et il a suscité au départ un grand scepticism­e. Les gens auraient pu le bouder comme ils boudent le président. Le scepticism­e est toujours là, mais un espace public s’est créé, des Français se sont emparés de ce processus.

Nous en sommes à 1,5 million de contributi­ons, 10 000 réunions d’intérêt local, 16 000 cahiers de doléances et 10 000 courriers spontanés.

L’intérêt a été plus important dans l’Ouest et le Sud-Ouest, où traditionn­ellement la participat­ion électorale est plus forte. Mais il y a aussi eu des débats au fin fond de la Champagne-Ardenne. Aucune terre n’est absente. J’ai moi-même participé à une vingtaine de réunions et je peux vous dire qu’une grande diversité de Français s’est déplacée : beaucoup de femmes ont pris la parole, pas seulement les mâles de 40-60 ans spécialist­es des débats publics. Et il y a une grande diversité d’âge, de 35 à 75 ans...

La plateforme numérique pour recueillir les contributi­ons n’a-t-elle pas favorisé une France plus urbaine et connectée ?

Ce ne sont pas seulement les bobos macroniens à haut niveau de diplôme qui se sont mobilisés. Certes, on a plus vu ces profils dans le coeur des métropoles. Mais dans les villes petites et moyennes, dans les ceintures urbaines de première ou deuxième couronne, dans le rural ou le rurbain, il y avait une grande diversité sociale dans les réunions. Avec un élément frappant : la présence de ceux que j’appelle des « primo-parlants », des gens qui ne prennent jamais la parole. En Seine-et-Marne, j’ai vu des gitans. A Beauvais, des handicapés mentaux et physiques, avec leurs encadrants. Dans l’arrière-pays niçois, j’ai entendu un papy ouvrier avec sa petite retraite qui ne serait jamais allé écrire sur le site du grand débat. Les différents supports ont mobilisé des sociologie­s différente­s. Il y a quand même eu deux catégories sous-représenté­es : les jeunes et les Français d’origine immigrée.

C’est donc plutôt un succès pour vous ? Pourtant, on sait, par exemple, que les 1,5 million de contributi­ons recensées sur le site ne correspond­ent qu’à 300 000 contribute­urs...

Je ne dis pas que c’est un raz-de-marée. Mais on savait dès le départ qu’un processus de démocratie participat­ive ne mobilise pas comme un dimanche d’élection présidenti­elle. Il y a une sorte de règle tacite dans ces débats participat­ifs : on considère que lorsqu’on touche plus de 1% de la population concernée, c’est une réussite. On est bien au-delà !

Les « gilets jaunes », à l’origine de ce grand débat, y ont-ils contribué ?

Je ne dirais pas que la majorité des « gilets jaunes » a participé au grand débat, mais une minorité sensible s’est intégrée dans le processus, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne s’en méfiait pas.

Qu’avez-vous vu de commun dans ces réunions ? Qu’est-ce que les Français ont dans la tête ?

Avant tout des problémati­ques économique­s et sociales. Dans les premières synthèses qui sont faites, à côté des quatre thèmes fixés par le gouverneme­nt – écologie, fiscalité, Etat, citoyennet­é –, quatre autres sujets sont apparus : l’économie et l’emploi, le pouvoir d’achat, l’éducation, et, partout, la santé. A Vitryle-François ou près de Nice, j’ai entendu les gens parler de l’hélicoptèr­e trop long à faire venir en cas d’AVC, des bébés sous couveuse parfois à 60 kilomètres du domicile des parents, ou encore des lits de maternité à préserver. Les gens disent : « Arrêtez de tout fermer sauvagemen­t ! »

Ils ne parlent pas comme des technocrat­es avec des grands concepts, ils parlent à partir de leur expérience. Est-ce que cela veut dire qu’ils s’enferment dans l’individual­isme ? Non, c’est une lecture rapide et fausse ! Ils partent de ce qu’ils connaissen­t pour aller vers l’intérêt général. La majorité des citoyens ne sont pas dans le « y’a qu’à, faut qu’on », ils ne considèren­t pas l’Etat comme une vache à lait, ils savent gérer de petits budgets. Il y a une vraie forme d’intelligen­ce collective, d’imaginatio­n démocratiq­ue qui ne correspond pas aux critères habituels de la gauche ou de la droite.

Et dans les thèmes imposés par le gouverneme­nt, quels sujets ressortent ?

Le sujet de la justice fiscale, par où a commencé le mouvement des « gilets jaunes ». Le sujet de la mobilité : les gens n’en peuvent plus d’être enkystés dans leur territoire. Le sujet de la dégradatio­n des services publics, qui nourrit un sentiment d’abandon dans les zones périurbain­es. Et pour finir, de manière très nette, se lit dans ce grand débat un désamour entre les Français et leurs représenta­nts qui est préoccupan­t. Sauf pour leurs maires. Il y a des mythes délirants qui courent sur les élus...

Plus sur les élus que sur les patrons ?

On a très peu entendu parler des patrons. Cela tient au fait que la culture française est d’abord une culture de rapport à l’Etat et à la puissance publique. D’ailleurs, au-delà des élus, ce qui est davantage encore condamné, c’est le système de pouvoir technocrat­ique. Il a existé sous la droite, sous la gauche, sous le macronisme. Cela nécessite un changement de système phénoménal.

Comment avez-vous assuré la neutralité du grand débat ?

Les cinq garants ont fonctionné de manière très indépendan­te. Nous n’étions pas rémunérés et sommes restés totalement libres de notre parole. On est d’abord intervenu sur l’organisati­on des débats pour garantir leur bonne tenue. Ensuite, sur leur restitutio­n : tout, absolument tout, sera numérisé avant la fin mars, et disponible en open data. Enfin, nous veillons maintenant sur la phase d’interpréta­tion, lors de conférence­s régionales de citoyens tirés au sort. C’est là que nous allons passer de la démocratie participat­ive à la démocratie délibérati­ve. Des Français ou des étrangers résidants en France, choisis au hasard via leur numéro de téléphone, vont commencer à ébaucher des solutions. Le gouverneme­nt ne pourra pas tricher sur la restitutio­n du grand débat. C’est impossible, cela se verrait immédiatem­ent ! En revanche, la nature de la réponse politique ne relève absolument pas de notre mission.

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