L'Obs

Les doléances du Soleil

Un peu de poésie dans le grand débat. C’est ce que donnent à voir les cahiers de doléances proposés aux spectateur­s du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. Morceaux choisis

- Par CÉCILE AMAR

D es mots pour changer le monde. Des pages pour coucher peurs, joies, espoirs. Lointains échos de cette Révolution qu’elle aime tant. Alors, quand Ariane Mnouchkine a compris que les Français étaient appelés à rédiger leurs nouveaux cahiers de doléances, elle a plongé dans l’aventure. « Je considère notre théâtre comme un lieu public. Et puis il y a le souvenir de 1789. » Le sien, celui de son spectacle consacré au sujet. Et celui des autres, l’imaginaire collectif : cette grande Révolution qui nous a tous imprégnés. « Même si en 1789, c’était beaucoup plus compliqué, les gens ne savaient pas écrire. » Mettre sur des feuilles ce qui ne va pas, ce qu’il faudrait changer, ses rêves, ses envies. La metteuse en scène ne pouvait qu’être partante. « C’est une idée qui tombe sous le sens. C’est une idée qui porte en elle-même un espoir. L’espoir est là. Le

désenchant­ement n’est pas encore mortel. Si l’idée est formulée, elle peut être entendue. Et dans ces cahiers, elle est formulée sans violence. »

La troupe du Théâtre du Soleil a sorti les magnifique­s cahiers glanés à Pondichéry lors de la tournée d’une « Chambre en Inde » et les a complétés par d’autres, aussi beaux. Depuis la mi-janvier, ils sont posés sur une table, sous un grand calicot qui proclame : « 1789-2019, cahiers de doléances. » Les spectateur­s sont invités à les remplir avant ou après les représenta­tions. Pour s’occuper de cet espace singulier, la troupe a délégué Françoise, dont l’ancienne vie de psychothér­apeute a aidé certains spectateur­s à cracher leur colère. « C’étaient des thérapies de groupe. C’est devenu un lieu d’échanges, comme une tribune. C’était très joyeux. » Lire ces cahiers, c’est plonger dans une France de tous les milieux, une France plutôt de gauche et éprise de culture. Certains signent de leur nom, prénom, âge et profession ; d’autres ne mettent qu’un prénom ou ne révèlent rien d’eux. Les écritures trahissent parfois les sentiments. L’applicatio­n, l’énervement se dessinent au fil des pages noircies. « Une femme, plus de 50 ans, précaire, pauvre, chômeuse depuis 35 ans, ex-intermitte­nte, victime », s’emporte contre « ce débat national, grand ou petit, [qui] est une farce hypocrite, une perte de temps ».

Remontent des revendicat­ions classiques de ce débat post-colère « jaune » : le rétablisse­ment de l’ISF, l’annulation de la hausse de la CSG pour les retraités, une forte demande d’écologie, une protestati­on contre les violences policières, une plus grande solidarité à l’égard des migrants, « de l’école, de l’école, toujours de l’école », plus de culture aussi. Une ode à « l’égalité, la fraternité, la liberté » déclinée sous plusieurs formes. Un homme écrit un long texte à l’écriture de plus en plus colérique qui se termine par « c’est à moi de choisir quand et comment je veux quitter cette vie, c’est ma liberté ». Dans ce joli cahier-répertoire, à la lettre P comme « Paysanneri­e », un couple d’éleveurs de Haute-Marne décline ses doléances contre la politique agricole commune qui donne « plus d’argent public aux plus grosses exploitati­ons des régions les plus riches ». Un « Macron connard » et un « Macron démission » se sont glissés au milieu des lettres. Elisabeth, 60 ans, venue de Lyon, donne, elle, des conseils au président : « Aller séjourner quelques jours en Ehpad ou dans un hôpital psychiatri­que. Prendre la place d’un professeur dans un collège de banlieue. »

“SE REGARDER AVEC RESPECT”

Surgit aussi de la poésie, qui sied à ce lieu emblématiq­ue. « J’aimerais qu’on remplace les sirènes de police à Paris par des sons de violoncell­e », propose une comédienne. « Juste… se regarder avec respect, avoir confiance en l’autre », demande Sandy, 33 ans, psychologu­e. « Il me semble que le plus important dans la vie reste encore de bien la rêver », enjoint Xavier, venu de Pau. « Vive la dictature du bonheur », écrit un autre, sans plus de précisions. « De l’air pur et de la culture », exhorte un professeur de 68 ans. « La beauté a plus de valeur que l’argent », supplie Serge, 52 ans. « Moi, Valérie, je suis “gilet jaune”, orange, vert, bleu… un arc-en-ciel de couleurs pour un monde meilleur, même si au père Noël, je ne crois plus. Je crois en l’être humain. Je crois en moi et en vous. » Signé « Val la chti ». « Nous voulons que l’air soit libre, que nous puissions chanter des chansons », revendique Patrick, 64 ans, retraité. « Bavardez plus ! Fini de râler », s’enflamme Geoffroy, électricie­n, 32 ans. Un anonyme réclame : « Je veux un nouveau monde. Je veux un nouveau corps, un nouveau coeur, une nouvelle âme. »

“ARRÊTER DE POLLUER NOTRE PLANÈTE”

C’était une volonté d’Ariane Mnouchkine. Deux cahiers sont réservés aux moins de 18 ans. Se donne à voir cette génération résolument écologiste. « Je ne veux plus de guerre, plus de violence. Je veux qu’on pense plus à la planète et qu’on fasse plus d’efforts pour le recyclage », écrit l’un. « Je veux que notre planète vive longtemps », implore Thaddée, 11 ans. « Je trouve que nous devrions arrêter de polluer notre planète avec les usines, les voitures, etc. », expose Léonie, 8 ans. Sasha, 9 ans, liste ce qu’il faudrait faire : « Voiture non polluante. Produits non testés sur les animaux. Plus d’égalité et de solidarité. »

Ariane Mnouchkine a passé du temps à observer ce coin de palabres et de récits, ces morceaux de France. « Les gens se précipiten­t pour écrire. Qu’ils écrivent, ce n’est pas une surprise, mais qu’ils écrivent autant, c’en est une belle. Il y a une conscience très douloureus­e que ça ne va pas, que le monde ne marche pas comme il devrait marcher. Ce n’est pas limité à un cri, une agressivit­é vis-à-vis du gouverneme­nt. C’est plus profond. » Elle veut garder ces cahiers. Ne sait pas encore ce qu’elle en fera. Mais elle nous glisse : « C’est vraiment très inspirant. » Sur le mur du Théâtre du Soleil, derrière les cahiers de doléances, on lit en français et en hindi ces mots de Gandhi : « Le monde est fatigué de ceux qui le haïssent. » Mais pas de ceux qui veulent le changer.

“JE VEUX UN NOUVEAU MONDE, UN NOUVEAU COEUR, UNE NOUVELLE ÂME.” ANONYME

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Photo JULIEN DANIEL
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Les spectateur­s sont invités à remplir les cahiers avant ou après les représenta­tions.

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