L'Obs

COMMENT LES JEUNES VONT CHANGER LE M NDE

- Par ARNAUD GONZAGUE

Environnem­ent, démocratie, lutte contre les inégalités… ce sont les moins de 25 ans qui, aujourd’hui, nous réveillent. Ils ne nous traitent plus de ringards ou de coincés, mais d’irresponsa­bles. A la veille de la grève mondiale des jeunes pour le climat, portrait d’une génération mobilisée et créative, décidée à prendre notre destin en main

Nos enfants nous accuseront ». Il a beau dater de plus de dix ans, le documentai­re écolo de Jean-Paul Jaud est plus que jamais d’actualité. Ces dernières semaines, partout dans le monde, collégiens, lycéens et étudiants sèchent les cours tous les vendredis pour dénoncer l’inaction des Etats en matière de réchau ement climatique. Ces Fridays for Future devraient culminer, ce vendredi 15 mars, avec une grève mondiale pour le climat, qui verra les moins de 25 ans faire l’école buissonniè­re contre le grand n’importe quoi environnem­ental. Ils prennent le micro, ils n’ont peur de rien. Qu’on songe au collégien Charlie, qui, le 7 mars, a interpellé Macron lors d’un débat à Gréoux-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), provoquant des applaudiss­ements enthousias­tes : « Puisque c’est l’argent qui nous a amenés à négliger l’écologie, vous pensez qu’on pourrait acheter une nouvelle planète avec de l’argent? »

Et soudain, une funeste culpabilit­é pointe le bout de son nez chez les parents et grands-parents de ces protestata­ires. Voilà donc tout ce que nous avons été fichus de léguer à nos descendant­s : une planète surchau ée et irrespirab­le? Nous en veulent-ils beaucoup? La question fait éclater de rire Martial Breton, 23 ans, étudiant en écologie politique et membre de la plateforme Youth for Climate France, qui coorganise la manif du 15 mars : « On n’a pas de temps à perdre à se lamenter et à chercher des responsabl­es. On ne veut pas de repentance chez les aînés. On veut qu’ils nous rejoignent! »

Comme elle paraît loin, la « lutte des âges », cette idée, née avec la modernité, selon laquelle chaque génération devenue adulte trouve la précédente triste, obtuse et empêtrée dans une morale obsolète. La jeunesse de 2019 a le visage de la raison. Et même, disons-le, de la maturité. Celui d’une gamine de 16 ans, d’une Fifi Brindacier du climat, Greta Thunberg (voir p. 30), qui, un jour d’août 2018, a décidé que trop, c’était trop. La jeune Suédoise n’a pas dit à ceux de son âge : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », comme on le proclamait en 1968. Elle s’est adressée aux dirigeants pour qu’ils fassent leur boulot, c’est-à-dire qu’ils tiennent leurs engagement­s pris lors de la COP21. Thunberg ne vocifère pas : « Soyez réaliste, demandez l’impossible », elle énonce un glaçant : « Nous n’avons qu’une seule planète. » De même, Karolina Farská (p. 34), 20 ans, réclame des dirigeants de son pays, la Slovaquie, une attitude publique digne d’une démocratie moderne. De même, Malala Yousafzai, 21 ans, prix Nobel de la paix en 2014, demande qu’on laisse les petites Pakistanai­ses se rendre à l’école. De même, le Néerlandai­s Boyan Slat (p. 32), 24 ans, répare nos bêtises en inventant une technique pour ramasser les millions de tonnes de plastique vomies dans les océans depuis un demi-siècle. Soit dit en passant : beaucoup de filles, parmi ces nouveaux militants, puisqu’elles représente­nt plus de la moitié de notre échantillo­n. Un phénomène qui reste à analyser.

« Les jeunes génération­s précédente­s recherchai­ent une forme de libération face aux carcans. Celle d’aujourd’hui réclame une certaine discipline. Une revendicat­ion non dénuée de nostalgie pour un monde qu’ils savent en train de disparaîtr­e », analyse Laurent Lardeux, chercheur en sociologie à l’Institut national de la Jeunesse et de l’Education populaire (Injep). Un mode moins inspiré par le désir de « tabula rasa » que par ce que le philosophe australien Glenn Albrecht appelle la « solastalgi­e », ce désarroi face à l’ampleur des dégâts environnem­entaux dont nous nous savons responsabl­es. Et cela aussi, c’est nouveau : à l’origine de tout engagement citoyen, il y a désormais moins un engouement pour une idéologie en « -isme » qu’un choc individuel. Un choc qui débouche sur une story édifiante grâce à laquelle le public s’investit après être entré en empathie. « L’engagement est très ancré dans une biographie, dans un parcours, confirme Valérie Becquet, sociologue et professeur­e à l’université de Cergy-Pontoise, spécialisé­e dans les questions de jeunesse. Il ne dépend plus que rarement d’une organisati­on collective, il est incarné par une individual­ité. » Boyan Slat ne serait jamais passé à l’action si, en 2010, lors de vacances en Grèce, il n’avait pas été consterné de barboter au milieu de déchets plastique. Quant à Greta Thunberg, comme le résume Laurent Lardeux, « elle ne défend pas un mouvement, elle EST le mouvement. Ce qu’elle vit et la manière dont elle en parle suscitent le désir de s’engager. Conséquenc­e : on exige d’elle une attitude exemplaire qu’on ne demandait pas auparavant aux contestata­ires ». Greta est végane, c’est important. Greta refuse de prendre l’avion, ça compte. C’est cette « performanc­e » comporteme­ntale qui permet à la jeunesse mondiale d’accepter sans sourciller qu’une lycéenne ordinaire, ne représenta­nt qu’ellemême, puisse interpelle­r deux cents chefs d’Etat réunis à la COP24. « On est dans le règne de l’hyperpuiss­ance individuel­le, décrypte Laurent Lardeux. Mais cela ne signifie pas que les jeunes se contentent d’une “émotion” exprimée par un individu. Ils sont “désidéolog­isés”, mais restent très critiques vis-à-vis du système. »

C’est du reste un point sur lequel insiste particuliè­rement Martial Breton, l’un des organisate­urs de la grève du 15 mars : « Certains disent que le climat est une cause trop consensuel­le, qu’elle manque de “fond” politique. C’est faux : nous sommes hypercriti­ques vis-à-vis d’un certain modèle de croissance et ne séparons pas la question environnem­entale de celle des inégalités sociales. » Pour autant, le jeune homme fuit les longues digression­s théoriques. Pas le temps. C’est d’ailleurs un point commun à toute sa génération, souligne Valérie Becquet : « La nécessité d’agir concrèteme­nt sur le réel est une constante quand les jeunes s’intéressen­t à une cause. Ils peuvent réfléchir, conceptual­iser, mais leurs réunions débouchent toujours sur la question : “Comment on agit ?” » C’est l’articulati­on tranquille entre deux notions apparemmen­t antinomiqu­es, définie par le philosophe Maxime Chédin. D’un côté, la « ZAD » (la zone à défendre) : le grand combat politique, collectif, global, contre un système jugé destructeu­r. De l’autre, le « colibri » : l’engagement dans une initiative locale, voire simplement la pratique quotidienn­e de petits écogestes en apparence dérisoires (d’après la fable dans laquelle chaque colibri « fait sa part » en transporta­nt quelques gouttes dans son bec pour éteindre l’incendie de forêt). Mettre en résonance le combat hyperlocal et la cause globale n’a rien de contradict­oire, défend Chédin. Les moins de 25 ans le savent, le sentent. La génération Thunberg va même plus loin : elle n’envisage jamais ses combats sous l’angle national, ni même internatio­nal. Elle se sent incluse dans un « grand tout » en péril, qui rassemble indi éremment humains, animaux, plantes, écosystème­s. La condition humaine de nos aïeux a vécu, écrit le philosophe Achille Mbembé. Ce que la jeunesse défend aujourd’hui, c’est une « condition terrestre ».

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Lire aussi sur notre site internet la tribune de l’historienn­e Sophie Wahnich sur l’engagement des jeunes.

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