Etats-Unis Harcelés par des « truthers »
Ils ont perdu un enfant dans la fusillade de l’école Sandy Hook. Les voilà désormais la cible de complotistes qui prétendent que tout a été mis en scène. Plongée dans le monde effarant de la post-vérité
Dans le jardin, la balançoire verte de Jesse oscille, comme poussée par son fantôme. Tout est resté comme avant. Sauf le gazon, envahi par les herbes folles. Au cimetière, en revanche, le carré autour de la tombe du petit est entretenu avec soin. Il y a régulièrement des cadeaux, déposés là, des nounours, des canards en plastique, des fleurs… En médaillon, une photo où le gamin arbore un grand sourire nacré. Jesse avait encore presque toutes ses dents de lait quand il a été abattu dans son école Sandy Hook, à Newtown, dans le Connecticut.
C’était le 14 décembre 2012. Ce matin-là, c’est son père, Neil, qui l’avait déposé. Une heure après, un SMS s’affichait sur son téléphone. Fusillade à l’école. Il a fait demi-tour, a été refoulé à la caserne des pompiers. Là, on comptait les enfants, par classe. « Jesse n’était pas là. On s’est dit qu’il s’était enfui. » C’est dans la nuit que Neil et Scarlett, ses parents, allaient connaître la vérité. Plus tard, ils apprendraient que Jesse avait crié « courez ! » pendant que le tueur rechargeait son fusil, permettant à onze enfants de sa classe de s’échapper. Jesse a été abattu ainsi que neuf de ses camarades et leur institutrice. Au total, vingt enfants, des CP et des CE1, et six adultes ont été tués.
A Newtown, petite communauté de 27000 habitants, tout le monde se connaît. On croise d’abord Tricia, la mère de Jack, mort ce 14 décembre 2012. Puis une puéricultrice de la crèche qui a vu passer quasiment tous les gamins massacrés. Ici, la blessure est encore à vif, et pourtant, alors que les morts n’étaient pas encore enterrés, une sordide petite musique s’est fait entendre sur internet, où des blogs, des pages Facebook, des vidéos YouTube, ont commencé à pulluler. Les truthers, comme ils s’appellent fièrement (voir encadré p. 62), clamaient que tout n’était que mise en scène. Ils se jetaient sur chacune des interviews télévisées des parents pour traiter ces derniers de crisis actors, ces acteurs recrutés pour les reconstitutions de catastrophe. C’est ce qui est arrivé à Neil et à Scarlett, les parents de Jesse. « Les policiers nous avaient conseillé d’éteindre nos téléphones pour ne pas voir ces messages », raconte Scarlett.
Les mois et les années passant, la situation empira. Les truthers firent circuler une photo de Barack Obama avec des enfants invités à la Maison-Blanche, sur laquelle ils étaient persuadés d’avoir reconnu Jesse. Scarlett publia un livre, qui lui valut à sa sortie des commentaires injurieux sur Amazon. « Menteuse, ta place est en prison ! » Neil parla sur CNN de la douleur de prendre son fils mort dans ses bras, avec ce trou dans la tête. « Menteur ! » répliqua l’animateur vedette Alex Jones, proche de l’ultradroite, sur son site InfoWars, dont les vidéos sur YouTube étaient très suivies – 2,3 millions d’abonnés, plus que Fox News – avant qu’il n’en soit récemment banni. Alex Jones a gagné beaucoup d’argent avec son site. Il a été adoubé par Donald Trump, contribuant à ce terrifiant basculement : l’accès du grand public aux fake news. Aujourd’hui, à chaque fusillade aux EtatsUnis, les truthers se font entendre. Devenus les hérauts de la lutte anti-armes, les jeunes lycéens – comme David Hogg, survivant de la fusillade de Parkland qui l’an dernier a causé dix-sept morts – ont eux aussi été accusés d’être des crisis actors. Pour les complotistes, ils sont mis en scène par les grands médias, tous noyautés, bien entendu, par les démocrates et le lobby anti-armes. Bienvenue dans le monde de la post-vérité…
“MAIS, QUAND MÊME, EST-CE QUE ÇA S’EST VRAIMENT PRODUIT ?”
Neil et Scarlett, ainsi que d’autres parents de victimes de Sandy Hook, ont porté plainte pour diffamation contre Alex Jones et contre d’autres truthers. David Wheeler, le père de Ben, 6 ans, tué lui aussi le 14 décembre, fait partie des plaignants : « C’est terrible de faire face à ça. Alors qu’on porte ce deuil, infini… C’est comme marcher avec des pierres tranchantes dans les poches. On s’habitue au poids, mais parfois, ça coupe à nouveau. » Pour se protéger, certains, comme Gilles Rousseau, père de Lauren, une des institutrices tuées, évitent les réseaux sociaux. Ce n’est pas toujours suffisant. Il raconte ainsi qu’un jour, un homme est venu lui poser des questions jusque chez lui. Lors d’une cérémonie
“C’EST TERRIBLE DE FAIRE FACE À ÇA. ALORS QU’ON PORTE CE DEUIL, INFINI… C’EST COMME MARCHER AVEC DES PIERRES TRANCHANTES DANS LES POCHES.” DAVID WHEELER, PÈRE D’UNE VICTIME
célébrant la mémoire de l’institutrice Vicki Soto, un autre individu est venu alpaguer sa famille, demandant si les photos n’avaient pas été photoshopées : il était persuadé que la jeune femme n’avait jamais existé. Neil a lui aussi rencontré lors d’une conférence une femme, venue vers lui pour lui demander alors qu’il venait de raconter l’horreur : « Mais, quand même, est ce que ça s’est vraiment produit? » Il est désormais très vigilant lors de ses déplacements. « On se dit toujours qu’un fou pourrait frapper : ils sont tellement remontés contre nous… »
A Newtown, l’école et l’église ont été plusieurs fois évacuées à la suite de menaces téléphoniques. Les truthers sont persuadés que la ville a touché beaucoup d’argent des « lobbys anti-armes » pour que chacun de ses habitants joue son rôle dans un immense complot façon « Truman Show ». Et ils n’ont pas hésité à venir sur place, plusieurs fois, comme l’un des plus populaires, Wolfgang Halbig, 72 ans, qui se présente comme « consultant sécurité école », et prétend que l’école n’a jamais été ouverte : une collecte sur internet lui a permis de rassembler 100 000 dollars pour financer ses « investigations ». Mary Ann Jacob, la bibliothécaire qui s’est enfermée avec une dizaine de gamins dans un placard pendant la fusillade : « Ce Halbig a coûté très cher à la ville. Il nous bombarde de demandes de documents administratifs, en invoquant le Freedom of Information Act. » Il est venu à maintes reprises « enquêter » à Newtown. Une fois, il a été suivi par un journaliste du « New York Times Magazine » qui raconte cette anecdote stupéfiante : dans un Starbucks, une mère de famille est venue féliciter Halbig. Nouvelle dans la ville, elle partageait ses questionnements, elle qui pourtant, à l’école, devait certainement croiser des parents de victimes ! Abbey Clements, institutrice,
qui s’est calfeutrée dans sa classe avec ses élèves pendant la fusillade, est désemparée : « Personne ne semble immunisé. Même des gens qui nous connaissent… »
Pourquoi tant de personnes en viennent-elles à douter des faits les plus établis? Jadis, Lenny Pozner, le père de Noah, l’une des victimes, regardait des vidéos complotistes sur le 11-Septembre, « pour s’amuser ». Jamais il n’aurait pensé devenir la cible des truthers… « Aujourd’hui, la vérité, c’est Google. Si quand vous faites une recherche “Sandy Hook”, les premières occurrences relaient des théories conspirationnistes, ça devient la vérité. La stratégie des complotistes, c’est d’inonder le web de leurs contenus… » Lui aussi a porté plainte contre Alex Jones. Lenny a également créé HONR Network, un réseau pour lutter contre les truthers, en tentant, travail titanesque, de faire fermer chaque blog et chaque page Facebook. Il est alors devenu leur tête de turc. Harcèlement numérique, insultes, photomontages pornographiques, menaces de mort… Pozner a dû déménager sept fois pour protéger ses filles. « Halbig, a engagé un détective pour obtenir des informations personnelles sur moi. Tous mes papiers, carte de sécurité sociale, permis de conduire… se sont retrouvés sur le Net. » Pour convaincre les truthers, il a publié le certificat de décès de Noah, le rapport du légiste… En vain. Les truthers l’accusent d’avoir trafiqué les documents. D’autant que, coïncidence, la photo de Noah qui circulait sur le web s’est retrouvée dans un montage Facebook d’hommage aux victimes d’une tuerie dans une école au Pakistan en 2014. « Alors là, ils s’en sont donné à coeur joie. Noah est devenu un mème [une image déclinée en masse sur internet]. Pour aggraver la chose, nous sommes juifs. Nous avons été abreuvés d’insultes antisémites… C’est souvent lié au complotisme. » Il y a quelques mois, une femme a été condamnée pour avoir menacé Lenny de mort, sur son téléphone. « Un autre conspirationniste me harcèle, a appelé mon propriétaire pour lui dire que je suis un pédophile. »
“AVEC ÇA, VOUS POUVEZ FAIRE TOMBER LE GOUVERNEMENT ! ”
Nous avons voulu rencontrer des truthers. Plusieurs ont décliné. Comme ce professeur de fac (!) de Floride, qui, à la suite de ses théories conspirationnistes sur Sandy Hook, a été écarté et se dit aujourd’hui victime de « censure ». Même méfiance chez Tony Mead, autre star du mouvement, qui, sur Facebook, nous envoie balader : « J’en connais plus sur Sandy Hook que quiconque au monde. Si vous voulez m’interviewer, donnez-moi 1 000 dollars. » En revanche, Wolfgang Halbig, l’homme qui a « enquêté » à plusieurs reprises sur Sandy Hook et qui s’acharne sur Pozner, a accepté. C’est un homme affable qui passe ses journées à envoyer des e-mails groupés (on fait hélas partie de la boucle, désormais) sur son obsession de Sandy Hook : « Pozner ! Interrogez-vous sur qui est cet homme ! C’est le domino, au centre du complot. Il est payé par les démocrates et par Barack Obama. » Pas une seule minute Halbig ne doute. « Si je me suis trompé, je ferai des excuses publiques et je demanderai à être soigné dans un hôpital. » Il nous a préparé un dossier de « preuves ». « Avec ça, vous pouvez faire tomber le gouvernement ! » Même s’il ne fait aucune confiance aux grands médias : « Trump est le premier président à avoir osé dire que CNN et les autres ne propageaient que des “fake news” ! »
“JE NE SUIS PAS QUELQU’UN DE MAUVAIS, JE VEUX JUSTE LA VÉRITÉ”
Halbig continue à faire des émules. Par exemple, Justin Harvey, 31 ans, qui se présente comme « journaliste d’investigation et activiste », et qui, lors d’une audience au tribunal confrontant Lenny Pozner et un de ses harceleurs, est allé le filmer et lui demander s’il était un acteur. On a rencontré Justin Harvey, à Orlando. Il ne se voit pas comme un harceleur : « C’est Pozner qui nous harcèle et fait fermer nos sites. Je ne suis pas quelqu’un de mauvais, je veux juste la vérité. Je lui ai simplement posé des questions. » C’est en allant fouiller sur le web que Justin Harvey a découvert « à quel point le gouvernement [leur] mentait ». Justin Harvey est ainsi fan de nos « gilets jaunes » (l’un de ses « collègues » truther est même allé en France pour filmer l’acte IX !) car il est solidaire de tous les mouvements populaires « visant à faire tomber leurs dirigeants ». Ah oui, Justin fait aussi partie des flat-earthers, ceux qui croient que la Terre est plate : « C’est le complot originel. » Justin a voulu se filmer pendant tout notre entretien. « Je me méfie. On veut nous faire passer pour les méchants, alors que nous voulons juste la vérité. » Dans un étrange retournement, les truthers se voient en effet comme les têtes de pont de « médias alternatifs », censurés par le gouvernement, et désormais par Facebook ou YouTube, qui tentent depuis peu de faire le ménage sur la Toile.
Car c’est bien là le coeur de la bataille : être le plus visible sur le web. Concernant Sandy Hook, Lenny Pozner a fait fermer une multitude de sites et pages conspirationnistes, en alertant YouTube, Facebook et consorts. « Heureusement, des volontaires m’aident. Parfois d’anciens “truthers” que j’ai convaincus. » Autre victoire : à l’automne dernier, Facebook a enfin décidé d’exclure Alex Jones alors que jusqu’à présent Mark Zuckerberg invoquait le principe de la liberté d’expression. YouTube, Google, et même Twitter, le plus réticent, lui ont emboîté le pas. « Il y a encore deux ans, quand on tapait “Noah Pozner” sur Google, on ne trouvait quasiment que des contenus conspirationnistes et des vidéos ignobles. Plus maintenant », se félicite Lenny. Ne reste que la bouille souriante d’un garçonnet qui adorait se déguiser en Batman pour Halloween. Dans sa commode, Lenny a toujours le pyjama de super-héros de Noah : « C’est comme si je le voyais. Je regrette tellement qu’il ait été lavé, j’aurais pu encore sentir l’odeur de mon fils. »
“AUJOURD’HUI, LA VÉRITÉ, C’EST GOOGLE. SI QUAND VOUS FAITES UNE RECHERCHE ‘SANDY HOOK’, LES PREMIÈRES OCCURRENCES RELAIENT DES THÉORIES CONSPIRATIONNISTES, ÇA DEVIENT LA VÉRITÉ.” LENNY POZNER, PÈRE D’UNE VICTIME