Biologie « La vie n’est pas une étincelle miraculeuse ». Entretien avec Eric Karsenti
Pour le biologiste Eric Karsenti, au commencement n’était pas le verbe ou la lumière, mais les lois universelles de la matière. D’elles découlent l’exubérance et la diversité du monde vivant
A70 ans, Eric Karsenti gravit toujours d’un pas léger les marches menant à son cinquième étage sous les toits de Paris. Son grand projet Tara Oceans, une expédition à travers les mers du globe pour passer au crible le plancton, maillon crucial de la chaîne de la vie, est sans doute plus célèbre que lui, mais ce biologiste s’en trouve fort bien. Tête ronde, courtes boucles blanches, barbe mousseuse, son allure rappelle irrésistiblement celle de statues antiques, philosophes ou pêcheurs, de la Grèce. Passionné de science depuis l’enfance, il s’est très tôt demandé « d’où venaient les formes, comment, par exemple, étaient fabriqués les bras et les jambes ». Référence dans son domaine, il n’a pourtant rien d’un mandarin hautain. Sa présence est paisible, ses
mots précis, sans emphase. Depuis plus de quatre décennies, Eric Karsenti scrute les mystères du bouillon originel, le plus souvent dans son laboratoire, et par moments, sur les flots. « Aux sources de la vie », son premier livre, est un étonnant périple à travers les découvertes récentes sur l’éclosion du vivant et l’évolution des espèces.
Depuis des siècles, philosophes et savants sont à la recherche d’un principe vital qui serait au coeur de tout être, de tout organisme animé. Pourquoi est-ce une chimère?
Qu’ils soient biologistes, physiciens, chimistes ou mathématiciens, ceux qui s’efforcent de percer les secrets de la nature, de l’Univers, sont au fond de grands mystiques. Captivés par le mystère de nos origines, ils se confrontent à l’immensité en quête d’un secret propre à la vie, d’une étincelle insaisissable. Or, ce que nous avons peu à peu compris, c’est que le vivant ne constitue pas un règne à part et nous sommes aujourd’hui très loin de l’idée un peu magique de « principe vital ». La matière, les cellules sont régies par des processus physico-chimiques qui prévalent d’un bout à l’autre de l’Univers. Une succession de découvertes venant de la physique statistique, car les comportements collectifs jouent un rôle considérable dans ces processus, mais aussi de l’étude des réactions chimiques et de différents phénomènes de diffusion nous ont permis de commencer à les discerner. Le vivant, c’est des molécules qui se déplacent et entrent en action les unes avec les autres et qui, ainsi, génèrent des structures, à la façon des bancs de poisson ou des nuées d’oiseaux. Personne ne leur dit de produire ces formes merveilleuses, elles émergent de leurs interactions, ces dynamiques qui sont au coeur de la vie.
Rien ne différencie le comportement des cellules d’une fleur, de celles d’un animal ou d’un astéroïde à l’autre bout de la galaxie?
Dans leurs premiers stades, les embryons d’espèces différentes – poisson, chien ou cheval, par exemple –, présentent d’étonnantes ressemblances. Les biologistes ont d’abord cru qu’ils retraçaient, au cours de leur formation, les étapes successives de l’évolution. Mais si les foetus ont le même aspect, cela tient surtout aux contraintes physiques universelles de la matière. Lorsque les cellules se divisent, elles sont soumises à certaines lois qui régissent leurs formes, leurs interactions, leurs déplacements. Qu’il s’agisse de celles d’une plante qui pousse, d’un corps céleste en mouvement dans le cosmos ou de celles d’un embryon, les mêmes schémas dictent leur comportement et la matière, vivante ou non, s’organise d’elle-même sous leur effet.
Comment a-t-on commencé à comprendre l’universalité de la matière et des lois qui la façonnent?
D’une façon assez amusante, c’est Robert Brown, un botaniste qui, le premier, a découvert l’une de ces grandes lois de la physique fondamentale. Elle lui doit son nom : le mouvement brownien. En 1827, en observant un grain de pollen au microscope, il y a remarqué de petites particules agitées de mouvements chaotiques, croyant enfin avoir sous les yeux la fameuse force vitale. Par la suite, il a constaté que toute particule plongée dans un fluide subissait cette agitation, puis, au début du xxe siècle, un mathématicien français en a démontré le caractère aléatoire. Enfin, c’est Albert Einstein qui a établi que ces mouvements découlent de la chaleur et de l’énergie. Lorsque la température s’élève au-dessus de zéro degré, les molécules contenues dans un liquide commencent à s’agiter en tous sens, elles entrent alors en collision avec les particules biologiques, les bousculent et les font interagir.
Comment ces mouvements aléatoires, ces déséquilibres ont-ils permis l’apparition de la vie?
La vie constitue une forme particulière et complexe d’organisation de la matière. Beaucoup de chercheurs estiment aujourd’hui qu’elle devait, d’une certaine façon, nécessairement apparaître. Elle s’est développée sur notre planète au gré de la dissipation de l’énergie et des différents phénomènes de non-équilibre qui en ont découlé. Tout être existe grâce à un ensemble de rythmes, cardiaque, hormonal, ceux des ondes cérébrales, de la division cellulaire qui proviennent de cette absence d’équilibre de la matière. Le non-équilibre, ce ne sont pas des tasses qui se cassent comme l’ont décrit certains physiciens pour illustrer l’expansion de l’Univers, allant de l’ordre vers le désordre, c’est la voie la plus extraordinaire inventée par la nature pour coordonner des phénomènes et rendre possible la complexité.
Les mathématiques et la physique fondamentale permettent de théoriser, pour ainsi dire de « calculer » les formes des êtres?
Les mathématiques permettent d’établir des relations précises entre différents objets, et, ce qui ne manque jamais de nous stupéfier, elles sont opérationnelles, autrement dit, elles produisent des résultats concrets, observables, y compris pour le vivant. Cela m’a sidéré quand j’ai commencé à travailler avec des physiciens. La biologie s’occupe surtout de décrire mais pour comprendre l’apparition des formes dans les organismes, ce que l’on appelle la « morphogénétique », il faut être en mesure de théoriser des phénomènes. De la même façon qu’un architecte a besoin de connaître la résistance des matériaux pour édifier un bâtiment, un biologiste a besoin de comprendre les structures. Dans un environnement extraordinairement dynamique et instable, la physique statistique nous permet de modéliser les comportements aléatoires de molcules. Et quand ça marche, c’est un frisson : tout à coup, on lit dans une formule la façon dont une forme se produit à partir de molécules vivantes !
Médaille d’or du CNRS, spécialiste de la structure des cellules, le biologiste ÉRIC KARSENTI est à l’origine du grand projet de recherche Tara Oceans. Il publie « Aux origines de la vie » aux éditions Flammarion.
Mais si la matière vivante a pu se pérenniser et se multiplier, c’est grâce à une molécule aux capacités uniques et qui lui est propre…
Pour que la vie se développe sur notre planète, il a fallu que surgisse une macromolécule d’ADN capable de conserver de l’information durant des milliards d’années sans pour autant être figée, se transformant en permanence. Par simplification, on emploie les lettres A, C, G, T pour désigner les molécules qui la composent. C’est une image un peu trompeuse qui peut donner l’impression d’un langage en tant que tel, mais ces molécules ont bel et bien créé un code, le code génétique. Comment, s’enchaînant chacune dans le long fil de l’ADN, ont-elles pu conduire à sa formation, c’est là tout le mystère. Personne n’a imaginé ce code, il a émergé de lui-même, sans doute d’un phénomène de feed-back, de réactions chimiques. C’est cela, le principe de l’auto-organisation des cellules, l’ordre qui émerge du désordre et engendre la complexité.
Même la séduisante hypothèse d’une cellule mère de toutes les autres, le « last universal common ancestor », est aujourd’hui, elle aussi, dépassée…
Cette idée reposait sur une vision réductionniste des théories de Darwin. Elle n’offre pas de réponse à la question la plus difficile : comment la vie s’est-elle diversifiée, complexifiée? Comment sommes-nous passés d’organismes assez simples, à des êtres constitués de millions de gènes alors que 500 peuvent suffire ? Oui, les mieux adaptés à leur environnement ont survécu, mais ce sont des phénomènes moléculaires qui ont produit ce prodige. Même s’il nous reste beaucoup à découvrir, de sérieux indices témoignent de l’existence de plusieurs types de proto-cellules et non d’une seule. Elles sont probablement apparues dans des endroits très chauds du globe, comme les fissures thermales dans les océans où existe une chimie particulièrement riche. L’agitation de particules de plus en plus complexes, leurs interactions ont permis l’émergence de vésicules primitives avec une membrane capable de fusionner et donc d’échanger du matériel. Elles ont ainsi constitué des chaînes qui, on ne sait comment, ont fini par fonctionner ensemble, donnant naissance à un métabolisme. Leurs interactions, combinées à la sélection naturelle, ont éliminé des tentatives qui ne fonctionnaient pas et seuls les systèmes les plus stables ont survécu, menant aux trois types de cellules organiques qui existent aujourd’hui.
“POUR QUE LA VIE SE DÉVELOPPE SUR TERRE, IL A FALLU UNE MOLÉCULE D’ADN CAPABLE DE CONSERVER DE L’INFORMATION DURANT DES MILLIARDS D’ANNÉES.”
En quoi Darwin et les néo-darwiniens se sontils trompés?
Le concept de sélection naturelle, dont a découlé toute une vision du monde, est venu à Darwin en observant des « sélectionneurs », ces personnes qui créent, « améliorent » des races d’animaux. Il a vu dans cette analogie le moyen de donner du crédit, une certaine forme de rationalité à sa théorie. Darwin était un peu terrifié à l’idée de l’exposer à l’intelligentsia anglaise, très religieuse, et cherchait des arguments pour la convaincre. Le malthusianisme, alors très en vogue, considérait que les meilleurs devaient survivre et tant pis pour les autres. Cette vision imprègne fortement la culture anglo-saxonne aujourd’hui encore. Assez sciemment Darwin a utilisé ce ressort pour « vendre » ses découvertes alors qu’il savait la réalité bien plus complexe et que nombre d’autres questions se posaient pour comprendre l’évolution des espèces. Les scientifiques fonctionnent ainsi, ils essaient de faire passer leurs idées avec des images qui correspondent à ce que pensent les gens de leur époque.
Ainsi, les forts ne peuvent survivre sans les autres?
La vie est interdépendante, chaque espèce, chaque existence est soumise à la régulation des écosystèmes. Si, par exemple, un prédateur devient parfaitement adapté à son environnement et est donc très performant, il va peu à peu faire disparaître ses proies et se condamnera ainsi à disparaître ou du moins à péricliter. Les spécialistes de la génétique des populations l’ont très bien observé et décrit : nous avons besoin de tous pour survivre et même les plus forts ne peuvent se passer des plus faibles. Dans nos sociétés, les personnes qui disposent d’énormément d’argent oublient qu’elles le gagnent grâce à la multitude des autres. Pour engranger des milliards, il faut vendre des milliards d’objets ou de services… En refusant de partager, de coopérer et de prendre en compte la totalité de la société, elles vont à leur propre perte.
Nous faisons partie d’un ensemble, d’un tout. Tant que nous n’étions que quelques millions sur la planète, cela n’avait pas trop d’importance, mais, aujourd’hui, nous voilà des milliards. N’oublions pas que la Terre a été façonnée par les bactéries. Ce sont des microorganismes qui ont fabriqué l’atmosphère, l’air que nous respirons, parce qu’ils étaient très nombreux. De la même façon, nous sommes en train de modifier le climat et l’atmosphère par notre multitude. Nous utilisons des quantités énormes d’énergie et notre existence a cessé d’être marginale dans l’écosystème planétaire sans être en mesure de prévoir les conséquences d’interactions aussi massives entre des objets, des événements. Nous sommes très nombreux, au sein de cultures, d’environnements très différents, ne disposant pas des mêmes accès à la connaissance. Le comportement collectif de l’humanité génère des bouleversements que nous ne pouvons contrôler.
L’un des buts du programme que vous avez créé, Tara Oceans, est justement de mieux comprendre la multitude qui nous a donné vie et son évolution…
Nous savons que différentes espèces de poissons disparaissent à certains endroits mais il n’existait pas d’études exhaustives sur la vie dans les mers. Nous avons voulu cartographier la complexité du vivant dans l’océan, ce qui devenait juste réalisable à l’échelle de la planète avec les nouvelles méthodes de séquençage du génome et de stockage des données. Grâce à ces trois ans d’expédition, nous avons maintenant une estimation de la complexité dans l’océan, un point de départ quantitatif pour mesurer les transformations en cours, le nombre de gènes et d’espèces entre la surface et 500 mètres de profondeur.
Mais le pouvoir politique ne s’intéresse plus à la science, regrettez-vous, que dans ses retombées économiques et technologiques…
La contraception, qui a une influence considérable sur nos existences, découle de la recherche fondamentale. Les téléphones portables, l’informatique viennent de Turing, de la physique statistique. La science est absolument partout dans notre société, tout le monde l’utilise mais l’on oublie sa dimension philosophique pour ne plus s’intéresser qu’à la technologie et au « progrès ». Le décalage entre la connaissance scientifique et ce que les gens en savent s’accentue. Cela tient à son avancée extrêmement rapide et puissante sous la poussée d’un productivisme de la recherche voulu par les dirigeants politiques. Publier, cela devient une obsession, une absolue nécessité pour obtenir un poste, le conserver, progresser dans sa carrière. Les scientifiques n’ont plus de temps pour réfléchir aux conséquences de leurs travaux alors que c’est une de leurs missions fondamentales et que les grands inventeurs du xxe siècle, en particulier Einstein, le faisaient.
Si la vie tient à des phénomènes universels, elle doit donc exister ailleurs dans l’Univers…
Ce qui s’est produit sur la Terre a toutes les chances d’être survenu ailleurs. Ces éléments que l’on a longtemps crus propres au vivant, nous en avons retrouvé partout, toutes les briques sont là. Jacques Monod disait qu’il était totalement improbable qu’un phénomène aussi extraordinaire ait pu se produire ailleurs que sur la Terre ; en fait, c’est tout le contraire, il est très improbable que ce ne soit pas le cas. Seulement, au regard du temps immense, presque infini de l’Univers, la vie sur Terre ne représente qu’un instant. Apparue voici quatre milliards d’années, elle devrait disparaître dans dix milliards d’années, lorsque notre Soleil explosera, à l’échelle cosmique, c’est bien peu. Oui, la vie doit certainement exister ailleurs, mais la probabilité que nous puissions la rencontrer semble bien mince.
“NOUS AVONS BESOIN DE TOUS POUR SURVIVRE ET MÊME LES PLUS FORTS NE PEUVENT SE PASSER DES PLUS FAIBLES.”