L'Obs

Spécial Salon Livre Paris François Samuelson, l’agent 001

Craint par le milieu littéraire, FRANÇOIS SAMUELSON défend les intérêts des meilleurs écrivains français, dont MICHEL HOUELLEBEC­Q, en tête des ventes depuis trois mois. Portrait d’un négociateu­r féroce, alors que s’ouvre le Salon Livre Paris

- Par DAVID CAVIGLIOLI Photo JULIEN PEBREL

Enfant, j’ai eu un maître d’école qui savait mettre des baffes. Il avait de grosses mains. Sa baffe vous secouait mais ne vous faisait pas mal. Vous la preniez comme une parodie de baffe. Un geste presque affectueux. J’ai repensé à ces baffes expertes la première fois que j’ai parlé à François Samuelson. Au téléphone, sans un « allô », sans un « bonjour », il a ouvert la conversati­on en disant : « Je sais que votre journal me déteste, et autant vous le dire : c’est réciproque. » Samuelson est rude, mais sa rudesse est subtile. Elle ne blesse pas. Elle installe le rapport de force, mais elle vous laisse répondre. Elle cache une invitation amicale à se parler vraiment. A fuir le temps d’une discussion vigoureuse ce monde faux-derche. Elle vous rend fier comme si elle était une marque d’estime. Les éditeurs qui ont affaire à Samuelson confirment qu’il est « brutal », mais que cette brutalité « facilite la discussion » et « fait gagner du temps ». Comme il est épais et « testostéro­né », selon le mot d’une éditrice, on le compare souvent à un boxeur, ce qui est faux. Samuelson est un catcheur. Il vous tord le bras avec théâtralit­é, et vous savez qu’il ne le cassera pas. Pour Olivier Bétourné, ancien président du Seuil qui a plus d’une fois dû traiter avec lui : « Cette image de mauvais garçon, il l’a lui-même forgée. Il a besoin qu’on le perçoive comme ça. Ça l’aide dans ses négociatio­ns. Et c’est un élément convaincan­t, pour les auteurs qu’il veut attirer. »

François Samuelson est l’agent de Michel Houellebec­q, Emmanuel Carrère, Virginie Despentes, Frédéric Beigbeder, Olivier Adam, Régis Jauffret, Fred Vargas, Simon Liberati, Enki Bilal, Pierre Assouline, Karine Tuil, Raphaël Enthoven, Tatiana de Rosnay, Colombe Schneck, Véronique Olmi, Pascal Quignard. Il a le catalogue rêvé, à la fois culturelle­ment comme il faut et financière­ment lourd. Il ne fabrique pas le succès de ses auteurs. Il le sanctionne. C’est une loi non écrite du milieu : à partir d’un certain nombre de livres vendus, l’écrivain français respecté contacte Samuelson. Longtemps les éditeurs l’ont détesté. « Il s’est fait une place à la serpe, dit Olivier Nora, patron de Grasset, ami de longue date. Au début, il était dur. Il tapait trop fort. Il considérai­t que l’équilibre financier des édi-

teurs n’était pas son problème. » C’était l’époque, pas si ancienne, où la relation affective entre l’écrivain et son éditeur avait force de loi. Où, selon un éditeur, « les auteurs signaient tout les yeux fermés, cédaient tous leurs droits sans vraiment le savoir ». « François a créé le métier d’agent littéraire en France, dit son ami Olivier Rubinstein, ancien éditeur devenu agent. Les premières années ont été difficiles. Il a été ostracisé par la profession. Il a tenu, avec opiniâtret­é, mais ça l’a meurtri. Ça a conforté en lui une certaine dureté. »

A la fin du mois de février, on rencontre Samuelson dans les bureaux de son agence, à Paris, pas loin du jardin du Luxembourg. « Est-ce que j’aime le milieu littéraire ? Comment ne pas l’aimer ? Tout le monde sait que c’est un milieu bienveilla­nt avec les nouveaux venus, et pas du tout consanguin, dit-il en s’asseyant. Moi, je suis le fils de personne. Je n’ai pas fait l’Alsacienne ou Henri IV. Je n’ai même pas le bac. J’ai commencé manutentio­nnaire à la gare de fret d’Orly. Je n’ai pas le luxe de pouvoir me laisser démonter par les attaques. » Samuelson parle d’une voix de basse qui fait vibrer les meubles autour de lui. Il bouge lentement, et peu. Avec sa barbe d’une semaine et ses cheveux mal coupés, il dégage quelque chose d’hirsute, accentué par des yeux étroits qui ont l’air à demi fermés, comme s’il se réveillait. Il ressemble à un grizzly qui sort d’hibernatio­n, et qui a faim.

Samuelson est né en 1952, à Alexandrie, quand « Alexandrie était une ville occidental­e ». Son père, Hercule, était un armateur prospère. La famille a été chassée d’Egypte par la crise de Suez et la reprise en main du pays par les nationalis­tes. Elle est arrivée en France, sans un sou, logeant dans « un hôtel miteux du 10e arrondisse­ment, sans chauffage ». Le père de Samuelson est mort quatre ans plus tard, d’un infarctus du myocarde. Sa mère, qui parlait quatre langues, s’est fait engager comme standardis­te dans un hôtel à Orly, et a envoyé son fils dans un internat jésuite à Evreux. Samuelson parle de son enfance sans pathétisme, mais sans prétendre que la blessure a cicatrisé. Il en parle comme d’une douleur aiguë qui ne partira jamais et qu’il faut bien supporter.

“LE TYPE EST TOMBÉ SUR UN OS : SAMUELSON !”

Après 1968, il est entré à l’université de Vincennes, qui acceptait les non-bacheliers. Il y est devenu gauchiste, « fantassin du mouvement mao-spontex », membre d’un service d’ordre informel qui servait aussi d’équipe de rugby. Samuelson était de l’émeute qui a accueilli à Paris l’ambassadeu­r de Pinochet. Il faisait le coup de feu pendant les meetings d’extrême droite. Il organisait les exfiltrati­ons de dissidents chiliens et argentins. Il a proposé à l’historien Michel Winock un mémoire de maîtrise sur « Libération », qui lui a permis de rencontrer Sartre, Clavel, Foucault, Serge July. Mémoire dont il a tiré un livre, qui lui a ouvert les portes de journaux. En 1981, il a proposé au « Nouvel Observateu­r » d’aller interviewe­r Truman Capote à New York. L’entretien n’a pas eu lieu, mais Samuelson a rencontré Alan U. Schwartz, l’avocat et agent de Capote. Il a découvert qu’aux Etats-Unis le livre était un commerce féroce, et mené avec méthode.

« Les livres français étaient mal vendus, dit-il. Je suis allé à la Public Library : le rayon français s’arrêtait à Camus et Sartre. Les éditeurs s’y prenaient mal. Ils envoyaient chaque année un gros carton avec tous leurs livres dedans, en vrac. Chez une éditrice

de Morrow, le carton de l’office Gallimard servait à caler la porte. J’ai eu l’idée d’une agence installée à New York pour vendre les livres français. » A 29 ans, Samuelson a démarché les maisons d’édition, rencontré Claude Gallimard et Jérôme Lindon, a obtenu le soutien du ministère de la Culture, alors dirigé par Jack Lang, et a fondé le Bureau du Livre français à New York, organisme cofinancé par l’Etat et les éditeurs, qu’il a dirigé pendant sept ans. Archétype du maoïste devenu commerçant à la faveur des années Mitterrand, il s’est imposé comme un rouage central de l’édition française, « aussi visité que la statue de la Liberté ». Il s’est aussi attiré les foudres « d’une camarilla de responsabl­es de droits étrangers, parce que j’avais mis fin à leurs vacances annuelles à New York aux frais de la princesse ».

Revenu à Paris, Samuelson a été brièvement éditeur, chez Payot, mais n’a pas brillé. « Il n’était pas fait pour ça, dit un de ses amis. C’est un métier trop lent pour lui. » Au début des années 1990, il a tenté de s’imposer comme agent littéraire en ouvrant une branche édition chez Artmedia, mais le milieu l’a rejeté avec un dédain qu’il n’a jamais oublié. Il en a tiré une rancune contre les notables culturels, qui surgit quand il s’emporte. Sa verve devient déchaînée dès qu’il débine un grand producteur ou un grand éditeur. Dans ses anecdotes, et il en a beaucoup, un schéma narratif revient souvent : un escroc installé du monde de la culture, la plupart du temps incompéten­t, sévit dans l’impunité totale, jusqu’au jour où il se frotte à Samuelson, qui l’aplatit. Une phrase récurrente chez lui : « Là, le type est tombé sur un os : Samuelson ! » Une autre : « Samuelson ne dépend de personne, n’est subvention­né par personne, alors il dit ce qu’il veut ! » Il semble considérer que l’industrie culturelle s’enrichit sur l’exploitati­on sans vergogne des auteurs et créateurs, qu’il respecte comme des divinités. Samuelson cite l’exemple d’Alain Finkielkra­ut, avec lequel il est très ami : « Quand je vois ce qu’il vend, et quand je vois ce qu’il gagne… C’en est presque comique. On vit dans un monde hypocrite. Qu’on ne vienne pas me sortir de grands arguments sur la littératur­e pour flouer les gens. Ne dites pas que je vous l’ai dit, mais [un grand éditeur] qui donne fréquemmen­t des leçons sur la cupidité des agents se garde bien de préciser qu’il a des parts à hauteur de 10% dans [une grande maison d’édition] et que quand il les a revendues, il a touché 12 millions d’euros. 12 millions ! Il vient d’où cet argent, sinon des auteurs ? » Pour Olivier Nora, « l’édition est un milieu de marchands de tapis qui se font passer pour des grands lecteurs. Samuelson est rafraîchis­sant parce qu’il est l’inverse ».

“JE NE VEUX PLUS TRAITER AVEC CET HOMME”

Rejeté par les gens du livre, Samuelson s’est rabattu sur le cinéma, qui reste aujourd’hui l’essentiel de son activité. Samuelson s’occupe surtout de réalisateu­rs et de scénariste­s. Comme avec l’édition, il se spécialise dans le chic à succès : outre Despentes et Carrère, il représente Michael Haneke, Olivier Assayas, Claire Denis, Roman Polanski, Thomas Vinterberg. Il a plutôt mauvaise réputation chez les producteur­s. « J’ai entendu plus d’une fois : “Si Samuelson est là, j’y vais pas” », nous dit un producteur. Un autre nous dit : « Il est dur en négo, mais il est cultivé, contrairem­ent à la plupart des agents. Avec lui, on peut parler artistique. C’est son côté “homme du livre”. »

Ce détour lui a permis de revenir dans l’édition, par la grande

porte. « Il connaît le cinéma, et c’est un argument de poids pour les écrivains, dont les yeux brillent dès qu’ils entendent le mot », dit une éditrice. La spécificit­é de Samuelson, c’est qu’il garde les droits d’adaptation. Les éditeurs, avec lui, ne touchent rien. Ça les énerve. « C’est problémati­que, dit l’un d’eux, parce que c’est un moyen qu’on a de se rembourser sur le risque qu’on prend. » Samuelson répond que les éditeurs ne connaissen­t rien au cinéma, et qu’en plus de se faire arnaquer par les producteur­s ils arnaquent les auteurs : « Par le biais d’un organisme, la Scelf, ils prennent 50%. Moi je prends 10%. Et je négocie mieux mes tarifs. [L’éditrice] Viviane Hamy allait vendre les droits des romans de Fred Vargas à la Gaumont pour 50 000 euros. Et elle était contente en plus. Fred m’a demandé de m’en occuper. Je suis monté à 450 000. » Hamy a dit à Vargas : « Je ne veux plus traiter avec cet homme. » Vargas est partie chez Flammarion. Virginie Despentes l’a récemment contacté parce qu’elle jugeait que les gens de Grasset s’étaient fait arnaquer par le producteur de « Bye Bye Blondie », qu’elle adaptait elle-même. Samuelson la représente depuis en tant que scénariste. Il en a profité pour négocier le contrat du troisième tome de « Vernon Subutex ». « C’est sa technique, dit un éditeur. Les auteurs l’appellent pour le cinéma, et lui remonte la palmeraie pour rafler aussi les contrats d’édition. »

On a demandé à plusieurs éditeurs ce qui faisait de Samuelson un négociateu­r si redoutable. Voilà ce qu’on nous a répondu : « Il écoute bien ce que vous dites, et il entend aussi très bien ce que vous ne dites pas. C’est un analytique : il a l’air de connaître votre propre situation mieux que vous-même » ; « Il a gardé des réflexes stratégiqu­es de vieux maoïste : toujours penser à la place de celui qu’on a en face, toujours anticiper les réactions. Le gauchisme est une bonne école de commerce, pour ceux qui ont survécu » ; « Il sait de quoi il parle. Son équipe bosse. Dans l’édition, on est des affectifs, on méprise la technique. Quand on discute de droits numériques avec lui, il sait ce que c’est, alors que les éditeurs sont incultes sur la question » ; « C’est facile de remporter des négos quand on sélectionn­e des auteurs à succès. »

Ses auteurs louent son extrême fidélité. « Si je tuais quelqu’un et que je devais me débarrasse­r du cadavre, c’est lui que j’appellerai­s », dit Emmanuel Carrère. Il est un de rares êtres humains auxquels Houellebec­q fait confiance. Lorsqu’il s’est marié, le maire lui a tendu un livret de famille. Houellebec­q s’est retourné et l’a immédiatem­ent donné à Samuelson. L’assistance a éclaté de rire. Samuelson est « un hyperaffec­tif déguisé en brute, dit Olivier Nora. Il est très touchant avec ses deux fils, très puissammen­t attaché à sa famille. Il a beau ne pas être juif, c’est une vraie mère juive. Il n’a jamais voulu faire grossir son agence. Il a une toute petite équipe, qu’il traite très bien. Il n’aime pas perdre des artistes. Ça le fait souffrir. » Il dort mal et travaille la nuit. Il est obsédé par la santé, le vieillisse­ment, la mort. Lui qui considère qu’il faut avancer avec son époque, il est extrêmemen­t nostalgiqu­e. Récemment, il a vu un documentai­re sur la destructio­n de l’université de Vincennes. Il a totalement abjuré son gauchisme (« Je soutiens Macron à mort », dit-il, avant de dauber longuement sur les « “gilets jaunes” qui veulent rester assis sur leur cul en attendant que l’Etat les sauve »), mais le film lui a mis les larmes aux yeux. (Il ne l’a pas formulé comme ça. Il a dit : « Ça m’a fait mal aux seins. ») Son métier le condamne à la mondanité, mais c’est un solitaire. Dès qu’il le peut, il part en Bretagne, où il a une maison que Carrère nous décrit ainsi : « Posée devant la mer, d’où on ne voit que la mer et rien d’autre, petite et magnifique­ment isolée, faite pour traverser la tempête. »

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 ??  ?? Né en 1952 à Alexandrie (Egypte), FRANÇOIS SAMUELSON (ci-contre à son domicile parisien) est agent et fondateur de l’agence Intertalen­t, où il représente les plus grands noms de la littératur­e française contempora­ine. Il a écrit un livre, « Il était une fois “Libération” » (Flammarion).
Né en 1952 à Alexandrie (Egypte), FRANÇOIS SAMUELSON (ci-contre à son domicile parisien) est agent et fondateur de l’agence Intertalen­t, où il représente les plus grands noms de la littératur­e française contempora­ine. Il a écrit un livre, « Il était une fois “Libération” » (Flammarion).
 ??  ?? Avec Michel Houellebec­q, lors du mariage de ce dernier à Paris, le 21 septembre 2018.
Avec Michel Houellebec­q, lors du mariage de ce dernier à Paris, le 21 septembre 2018.
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 ??  ?? François Samuelson en 1988. Il est de retour à Paris, après avoir créé et dirigé à New York le Bureau du Livre pendant sept ans.
François Samuelson en 1988. Il est de retour à Paris, après avoir créé et dirigé à New York le Bureau du Livre pendant sept ans.

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