Pourquoi les ventes de livres se tassent-elles depuis dix ans ?
Même AMÉLIE NOTHOMB a perdu des lecteurs. Depuis dix ans, les VENTES de livres se tassent inexorablement. Mais que se passe-t-il ?
Les éditeurs sont fébriles. Ils traînent depuis longtemps la réputation de se plaindre quand on leur demande si leurs livres se vendent. Cette réputation-là est en train de les rattraper. « A force de dire des choses horribles, elles finissent par arriver », comme disait à peu près Prévert. En 2017, la plainte se voulait encore rassurante, elle avait une circonstance à se mettre sous la dent : c’était une année d’élection présidentielle, les Français ne pouvaient pas à la fois regarder Marine Le Pen faire des gestes de mage vaudou à la télévision et se plonger en masse dans le nouveau Tanguy Viel. En 2018, la plainte est devenue plus inquiète : la Coupe du Monde de Football, qui s’est terminée le 15 juillet avec des gens occupés à bondir sur leurs voitures comme des kangourous, ne pouvait pas tout expliquer. En effet. Le 9 novembre, pour clore en beauté la saison des prix littéraires, le magazine spécialisé « Livres Hebdo » se décidait à mettre des chiffres sur une impression diffuse : « Les ventes de livres au détail ont encore dévissé de 6% en sep- tembre, affichant leur troisième mois consécutif de baisse, après des reculs de 6,5% en juillet et de 2,5% en août. » Les best-sellers n’étaient plus ce qu’ils étaient : « Seuls trois titres passent la barre des 100 000 exemplaires contre huit l’an passé. » Même Amélie Nothomb avait perdu 20% de ses clients par rapport à l’année précédente, c’est dire si l’heure était grave.
Tout récemment, « Livres Hebdo » vient d’enfoncer le clou avec de nouveaux chiffres : « Après une année 2017 fortement perturbée (-1,1% en valeur), les ventes de livres au détail chutent encore en 2018. Elles s’inscrivent à -1,7% en euros courants. En dix ans, le marché du livre n’a cessé de décélérer. » A ce rythme-là (-2,5% pour la fiction, -1,5% pour les essais et documents, -3% pour les sciences humaines), il y aura bientôt plus d’écrivains que de lecteurs. D’autant que la production éditoriale, elle, ne s’est pas vraiment tassée. Pas étonnant que les romanciers débutants fassent de plus en plus appel à des agents littéraires : plus le terrain est hostile, plus on a besoin d’un guide pour survivre, tous les reporters de guerre le savent (voir notre enquête p. 80). Depuis début janvier, Michel Houellebecq a vendu 290 000 exemplaires de « Sérotonine ». Cependant, comme le dit son agent, François Samuelson (lire son portrait p. 75), « il y a quelques auteurs à 500 000 comme Musso et Houellebecq, mais derrière, les ventes tombent désormais très bas. Il y a un tassement spectaculaire. A 10 000 exemplaires, maintenant, on est un best-seller. »
Ray Bradbury s’est trompé. Pour détourner l’humanité des livres, qui leur collent de sales idées vicieuses dans la tête, il est inutile de les brûler comme dans « Fahrenheit 451 ». Il suffit de leur opposer des alternatives chronophages comme les réseaux sociaux ou les forfaits Netflix, qui proposent des séries télé souvent beaucoup mieux manufacturées que les narrations bancales de la plupart des romanciers. Il suffisait d’inventer le smartphone, grâce auquel on n’a sans doute jamais autant lu, et jamais de façon aussi discontinue. Bien sûr, un livre reste un cadeau idéal : pas encombrant, pas si cher, facile à emballer, facile à personnaliser. Et bien sûr, des statistiques viennent de temps en temps contredire cette tendance apocalyptique. Une étude commandée par le CNL à l’occasion de Livre Paris rappelle, comme l’an passé, que les polars, les BD, les livres pour la jeunesse et les formats de poche se portent toujours bien. N’empêche. Une éditrice quadragénaire observe finement que « les livres ne sont plus un sujet de conversation dans les dîners de la bourgeoisie qui a fait des études : on parle de séries ». La littérature n’est plus ce marqueur social de distinction étudié par Bourdieu. La fin d’un monde a commencé. Une civilisation chasse l’autre ? Oui et non. Tout se passe comme si, après quelques décennies de surchauffe commerciale, les oeuvres contemporaines retrouvaient progressivement, comme au xixe et dans la première partie du xxe, un lectorat naturel minoritaire. Il reste juste à espérer qu’il ne deviendra pas ce que prophétisait Philip Roth, en 2001, avec le bel optimisme qui le caractérisait : « Dans deux décennies, le nombre de lecteurs amateurs capables de prendre du plaisir à lire avec discernement des oeuvres littéraires sera égal au nombre de ceux qui lisent aujourd’hui de la poésie écrite en latin. »