L'Obs

Quinze pour cent: enquête sur le métier d’agent littéraire

On le croit réservé aux STARS. Or de plus en plus d’auteurs DÉBUTANTS ont recours à un AGENT. Pourquoi ? Enquête

- Par ÉLISABETH PHILIPPE

« Mais je croyais que c’était réservé à Houellebec­q ? » La réaction incrédule d’une jeune auteure récemment approchée par un agent reflète bien les fantasmes et préjugés qui continuent d’entourer ce métier, en France. Il est vrai que la liste des clients de François Samuelson ou de Susanna Lea, les deux pionniers de la profession, ressemble un peu au Who’s Who des lettres : Frédéric Beigbeder, Emmanuel Carrère, Virginie Despentes, Michel Houellebec­q et Fred Vargas pour le premier ; le mastodonte Marc Levy pour la seconde. Soit les noms les plus connus et/ou les plus vendus du paysage littéraire hexagonal. Pourtant de plus en plus d’inconnus s’invitent dans ce carré VIP. Avant le succès de « Frère d’âme » (Seuil), récompensé par le très prescripte­ur Goncourt des lycéens, David Diop n’avait publié qu’un seul livre, « 1889, l’attraction universell­e », paru en 2012 à L’Harmattan. Dire que ce texte était alors passé inaperçu relève de l’euphémisme. Cet échec n’a pas empêché l’universita­ire palois de trouver, six ans plus tard, un agent, en l’occurrence Magalie Delobelle, pour défendre son deuxième roman. « Quand j’ai contacté Magalie pour la première fois, ce n’était pas du tout dans l’intention qu’elle s’occupe de mon livre, se remémore David Diop. Je donne des cours sur les métiers du livre et je voulais l’inviter à venir présenter sa profession. Je venais d’achever “Frère d’âme”. Etre “écrivant” n’étant pas mon activité principale, je n’étais pas très motivé à l’idée de me lancer dans une campagne d’autopromot­ion pour vendre mon livre auprès des éditeurs. Après avoir entendu Magalie parler de son métier avec passion et volontaris­me, j’ai pensé que ça pourrait être une bonne idée de lui remettre mon manuscrit. »

Magalie Delobelle, qui a fondé son agence So Far So Good en 2014, ne se précipite pas sur le texte. Mais lorsqu’elle s’y plonge, deux mois plus tard, elle est happée par l’histoire de ces tirailleur­s sénégalais, par le « style magnifique ». Elle rappelle aussitôt l’auteur, pensant qu’il a dû, entre-temps, envoyer son oeuvre promet-

teuse à toutes les maisons de France et de Navarre. « En réalité, il ne l’avait fait lire à personne. Il attendait ma réponse. Ensuite, les choses sont allées très vite. C’est très rare de voir un tel engouement », raconte l’agente qui, visiblemen­t, n’en revient toujours pas. Le succès qu’a rencontré « Frère d’âme », roman d’un quasi-inconnu, peut en effet surprendre. Salué par la critique, présent sur la plupart des listes des grands prix d’automne, le livre s’est vendu à plus de 130 000 exemplaire­s et est actuelleme­nt en cours de traduction dans une douzaine de langues. Un tel conte de fées aurait-il été possible sans le coup de baguette magique d’un agent ?

“JE VEUX ÊTRE LU” DAVID DIOP

Des mauvaises langues prétendent que « Frère d’âme » a été acquis très cher par le Seuil et qu’il fallait rentabilis­er l’investisse­ment. Comme souvent dans le milieu littéraire, aucun chiffre précis ne circule. Magalie Delobelle, elle, assure qu’elle n’a pas fait monter les enchères, péché vénal souvent attribué à sa corporatio­n – que l’on songe aux transferts à plusieurs zéros de Houellebec­q ou d’Angot, négociés respective­ment par Samuelson et par le « Chacal » américain Andrew Wylie. « Un gros à-valoir pour un premier roman, c’est une pente glissante, juge la fondatrice de So Far So Good. Si le livre ne marche pas, ça enterre l’auteur à vie. Mieux vaut miser sur les royalties. Pour “Frère d’âme”, nous avons reçu des offres à peu près équivalent­es. La différence s’est faite sur ce qui était proposé en termes de promotion, de date de sortie. Le rôle d’un agent ne consiste pas seulement à négocier des contrats. On aide aussi certains auteurs à accoucher de leur texte. On leur apporte une écoute. Tout ce que David m’a dit quand il a fait appel à moi, c’est : “Je veux être lu.” »

Un souhait qui relève souvent de la gageure pour un écrivain débutant, dont le livre risque fort de se retrouver noyé dans la surproduct­ion éditoriale, écrasé par les valeurs sûres et autres indéboulon­nables best-sellers. Sans compter que, avant même d’atteindre les tables des librairies, il faut que son texte soit lu et accepté par un éditeur. Pour cela aussi, les agents peuvent se révéler utiles. Beaucoup d’entre eux, tels Olivier Rubinstein ou Pierre Astier, sont d’anciens éditeurs ; d’autres, comme Camille Paulian et Sylvie Pereira de l’agence Trames, ont travaillé dans des maisons, notamment au service de presse. « Pour un auteur, le bon agent est celui qui saura s’adresser au bon interlocut­eur », résume Olivier Rubinstein, longtemps directeur des Editions Denoël, qui a fondé son agence en 2016. Plutôt que d’envoyer des manuscrits en pure perte, l’agent fera un tri, ciblera en fonction de la ligne éditoriale et, dans certains cas, personnali­sera l’envoi. « Je ferai peutêtre plus attention à un manuscrit adressé par un agent qu’à un manuscrit envoyé par la Poste, concède Frédéric Mora, éditeur de David Diop au Seuil. Mais après j’applique les mêmes critères, d’où que vienne le texte. »

“CERTAINS AUTEURS FONT DE LA FIGURATION” MARK GREENE

Auteure d’un premier livre remarqué, « Fugitive parce que reine » (Gallimard), Violaine Huisman a choisi de faire appel à un agent pour défendre son texte. Peut-être parce qu’elle vit aux Etats-

Unis depuis vingt ans et que, là-bas, un écrivain sans agent, c’est comme Benalla sans casier judiciaire : une aberration. Mais c’est aussi pour des raisons plus profondes qu’elle a adressé son manuscrit à Mark Kessler, qui travaille au côté de Susanna Lea : « Quand vous présentez un premier livre, vous n’êtes pas “écrivain” ; vous êtes quelqu’un qui aimerait le devenir, éventuelle­ment s’imagine l’être. L’éditeur est celui ou celle qui vous en donnera le titre : symbolique­ment, c’est son identité que l’on met en jeu. Envoyer son texte à l’aveugle, avec ce que ce geste comporte de risque de refus, est d’une violence singulière. Faire appel à un intermédia­ire désamorce une part symbolique de l’envoi. » Rassurant, l’agent l’est aussi sur l’épineuse question des chiffres et des contrats. « Si un texte est valable, il peut avoir plusieurs exploitati­ons : numérique, poche, adaptation cinématogr­aphique…, précise Pierre Astier, à la tête, avec son épouse, de l’agence qui porte leurs deux noms Astier-Pécher. Cela signifie que, pour ce même texte, il peut y avoir une quinzaine de contrats. Soit l’auteur est compétent pour comprendre les subtilités juridiques, soit il s’en remet entièremen­t à son éditeur au risque d’être déçu. Ou bien il confie ce travail à un agent. » Mais ce confort a un coût. En moyenne, un agent littéraire prend une commission de 15%, qui peut s’élever à 20% sur les droits étrangers (sur lesquels un éditeur s’octroie, lui, 50%).

Crise du livre, marché en berne, disparitio­n des lecteurs… Il faut être sourd comme Beethoven pour ne pas entendre le lamento entonné sur tous les tons par les acteurs de l’édition. Pour un écrivain débutant ou méconnu, les ventes sont loin d’être assurées. Aussi, prendre un agent qui ponctionne­ra le maigre pécule engendré par les droits d’auteur peut sembler audacieux, pour ne pas dire absurde. Paradoxale­ment, c’est justement parce que le contexte est de plus en plus tendu que la pratique se généralise. En France, les écrivains ont parfois la sale impression d’être les derniers maillons de la chaîne éditoriale. L’an dernier, le mouvement #Payetonaut­eur a donné la mesure du sentiment de solitude et d’abandon qu’éprouvent nombre d’entre eux : contrats opaques, précarisat­ion accrue, statut menacé… En face, dans les maisons d’édition, il n’y a pas toujours un interlocut­eur pour entendre leurs doléances. C’est là, encore une fois, que l’agent intervient. « Aujourd’hui, 90% de l’édition française appartient à six grands groupes, rappelle Olivier Rubinstein. Cette concentrat­ion implique un important turn-over. Comme les éditeurs changent désormais régulièrem­ent de maison, c’est l’agent qui représente un point fixe pour l’auteur. » L’écrivain Mark Greene est l’un des clients d’Olivier Rubinstein. Ses livres sont longtemps passés sous les radars. Jusqu’à « Federica Ber » (Grasset), paru en septembre. C’était la première fois qu’il était représenté par un agent. Et il a obtenu une belle visibilité dans la presse. Un simple hasard ? « Difficile à dire, répond l’écrivain. Les gens de chez Grasset ont été très présents. Mais il est vrai qu’Olivier a aussi beaucoup parlé du livre et contribué au buzz. Je ne peux pas tellement me plaindre de mes éditeurs passés. Ils se sont toujours intéressés à mes livres. Toutefois, on peut parfois avoir un sentiment de vide, d’un manque de présence. Cela dépend beaucoup du statut que l’on a dans la

maison d’édition. Officielle­ment, tout le monde est logé à la même enseigne. En vérité, il y a des stratégies éditoriale­s pour mettre certains livres davantage en avant, et c’est normal. Mais cela donne l’impression qu’il y a des auteurs qui sont là pour faire de la figuration à côté des têtes d’affiche. »

“NOUS TRAVAILLON­S DEPUIS TOUJOURS AVEC DES INCONNUS” SUSANNA LEA

Normal que certains « figurants » se rebiffent et prennent un agent. Comme les stars. Dans l’espoir, peut-être, d’être davantage respectés. La sociologue Gisèle Sapiro, coauteure avec Cécile Rabot de « Profession ? Ecrivain » (CNRS Editions), remarque : « L’agent effectue un travail d’“advocacy”, au sens où il défend la cause de l’auteur. Il le représente. Dans l’économie de biens symbolique­s, ce type de représenta­tion permet de produire la croyance dans la valeur de l’oeuvre, par une sorte d’opération magique, comme le décrit Pierre Bourdieu. » Magicien, expert-comptable, coach… L’agent semble décidément paré de toutes les vertus, bon samaritain des laissés-pour-compte de Saint-Germain-des-Prés. Il faut pourtant avouer qu’il n’est pas aussi désintéres­sé que le personnage de la parabole biblique. Quitte à briser le peu de foi en l’humanité qui pourrait subsister chez nos lecteurs. « Comme un éditeur, un agent doit se constituer une liste d’auteurs, souligne Gisèle Sapiro, qui réalise actuelleme­nt une enquête internatio­nale sur les agents. Il doit pour cela trouver des auteurs qui acceptent de travailler avec lui. Or les écrivains les plus installés hésitent souvent à recourir à un agent. Ils ne voient pas bien ce qu’ils auraient à y gagner dans la mesure où ils ont déjà une relation bien établie avec leur éditeur. Ils préféreron­t se tourner vers un agent étranger, dans une perspectiv­e internatio­nale. »

Surnommée « la Bête » et estampillé­e agent de stars, Susanna Lea compte aussi dans son catalogue des écrivains moins populaires que Marc Levy, telle la romancière Sophie Divry. « Nous travaillon­s depuis toujours avec des auteurs qui ne sont pas connus, insiste-t-elle. La découverte est au coeur du métier. C’est d’ailleurs une des dimensions les plus excitantes. Quand, en 2010, Sabri Louatah [l’auteur des “Sauvages”, NDLR] nous a envoyé les 100 premières pages d’un projet ambitieux, un premier roman en quatre volumes, nous n’avons pas attendu qu’il soit connu et reconnu pour travailler avec lui et l’accompagne­r le plus loin possible. » La tétralogie de Louatah est sur le point de devenir une série réalisée par Rebecca Zlotowski. Un bon retour sur investisse­ment donc, pour Susanna Lea. Et pour les éditeurs ? Longtemps, ils ont vu d’un mauvais oeil les agents, ces empêcheurs de négocier en rond, coupables de s’immiscer dans la sacro-sainte relation auteur-éditeur. « Ils avaient en tête François Samuelson et Andrew Wylie, qui ne sont pas dépourvus d’une certaine brutalité », glisse, matois, Olivier Rubinstein. Si, en plus, les agents se piquent aujourd’hui de leur voler le rôle de découvreur­s de talents, ça va mal se passer. Mais mondialisa­tion oblige, les éditeurs français n’ont plus vraiment le choix et doivent faire avec cet intermédia­ire. « En Allemagne, le recours à un agent se généralise depuis une quinzaine d’années. Comme en Espagne, explique Gisèle Sapiro. Cette pratique vient du modèle américain dans lequel l’agent joue un rôle important depuis l’entre-deux-guerres. » Encore un sale coup pour l’exception française.

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MAGALIE DELOBELLE, agente de David Diop (à droite).
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OLIVIER RUBINSTEIN, agent de Mark Greene (à droite).
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SUSANNA LEA, agente de Violaine Huisman (à droite).

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