L'Obs

Mode Le compte rendu de la Fashion Week

Frappé par la mort de Karl Lagerfeld, le monde de la mode a offert une fashion week où la jeune génération prend son envol en respectant les mythes créés par leurs aînés

- Par SOPHIE FONTANEL

C’est une minute de silence dans le Grand Palais bondé, juste avant le show Chanel. A part les malotrus qui filment la scène avec leur téléphone portable, la majorité fixe le podium vide, où le fantôme adoré n’apparaîtra pas. Puis, la voix de Karl retentit. Il nous raconte à tous, là, ce qu’il a réellement fait pour Chanel: « C’était la première fois qu’une vieille marque redevenait un truc de mode… » La vérité. Le show commence. La collection est particuliè­rement belle, on y voit des choses plus légères que d’habitude, on sent déjà la main prometteus­e de Virginie Viard, qui prend la succession de Lagerfeld. Je sors de là, il pleut. C’est la fin d’une longue salve de défilés automne-hiver 2019-2020. La phrase prononcée par Karl me trotte dans la tête, elle est tellement pertinente: le plus grand apport de cet homme, c’est bel et bien d’avoir su fabriquer une légende à partir d’un truc poussiéreu­x. Et la leçon, la mode l’a bien retenue.

Par exemple, que trouve-t-on chez l’intrépide Jacquemus? On en tient un qui,

sans avoir la même formation que Karl, se révèle d’emblée un génie dans la fabricatio­n d’une image. Coïncidenc­e, cette saison, comme Karl, il a reconstitu­é des petits immeubles à La Villette. C’est le village de Burano, tout fait de couleurs, dans lequel ses habits optimistes, radieux, passent sur des filles qui, de toute évidence, adorent les porter. Jacquemus l’autodidact­e, que le sérail, au début, peinait stupidemen­t à valider, a vraiment compris quelque chose à son époque. Ça ne vous rappelle personne ?

Chez Dior, on a Maria Grazia Chiuri. En voici une autre qui peut se présenter d’emblée au bureau des légendes. Plus que jamais, elle montre une petite armée bien rangée, e cace, à la jouissive cohérence et parée pour entrer dans l’Histoire. Adieu les délires (géniaux) de John Galliano, adieu les coutures fluo de Raf Simons. Ici, des jupons, des vestes Bar et des ceintures larges… La maison Dior épie depuis des années de quelle manière Karl s’y prend chez Chanel. Depuis son arrivée en 2016, Maria Grazia ne cesse d’installer une silhouette Dior qu’on reconnaît enfin au premier coup d’oeil. Elle fait naître un monde pour la première fois réellement concurrent de Chanel. Elle crée des tendances lourdes. Ses vestes à carreaux rouge et noir, par exemple, on les verra partout. Pourvu que Maria Grazia n’ait pas trop le mal du pays et ne retourne pas à Rome qui lui manque tant. Si elle partait, quelle perte… C’est que les faiseurs de légendes sont rares.

On en avait un chez Celine, au fait. Nouvelleme­nt arrivé, Hedi Slimane s’empare enfin totalement d’un certain esprit Celine, celui les années 1970 : la grande bourgeoise du 16 arrondisse­ment (voir chronique p.110).eMême si la patte de Hedi est partout dans les coupes, les matériaux, et le stylisme, comme l’était celle de Karl chez Chanel, cet héritage est totalement respecté.

Légende encore chez Giorgio Armani: lui qui refuse depuis des années de revenir sur son passé, eh bien cette fois-ci, il y retourne tout de même un peu. Des tailleurs rappellent ceux de jadis. C’est bouleversa­nt de voir cet homme venir saluer, à la fin et marcher, un sourire pudique aux lèvres, il est le seul de la génération de Karl à être encore en exercice… Légende enfin chez Dolce & Gabbana. Bon, il faut dire, ils n’avaient pas trop le choix, après quelques bourdes et ennuis avec le marché chinois. Mais ce retour au récit d’origine, aux tailleurs et même à l’art de la coupe, les remet dans l’axe comme on dit. Dans leur rôle finalement : travailler le mythe italien. Et le Dieu Saint Laurent, on en parle ? Devant la tour Ei el, posée là en inespérée image d’Epinal, que fait Anthony Vaccarello, cette saison? Il nous montre en premier des smokings pour femmes mythiques, nés d’Yves, refaits ici de façon sublime. Jouissance dans la salle. Un jour, Pierre Bergé a conseillé à Anthony de désobéir à Yves. Pardon pour le pauvre Pierre, mais il avait tort. Laisser Yves au musée, c’est le faire crever. Il est bien mieux sur les podiums.

Bref, je pourrais ainsi dresser une longue liste de ces légendes qui, en quelque sorte, enfoncent le clou dans chaque maison. Je pense à Prada, où Miuccia fait remonter des choses qui justement ont fait sa gloire : des jupes toutes simples, longueur genou, des grosses chaussures mais au service de la féminité et du noir. Chez Miu Miu, elle dote les filles de capes… et de capacités à englober le passé et l’avenir.

Je pense à Valentino où Pierpaolo Piccioli o re à cet homme qui s’appelle

“Chez Nina Ricci, dès le premier passage, les bouches s’ouvrent, ébahies.”

Valentino, et qui regarde, ridé et tout chétif, des morceaux du passé devenus immortels. Je pense à Givenchy aussi où règne une obsession d’une culture de l’élégance. Je pense à Hermès, marque faite pour le cuir, l’immuable, et qui balance ici une collection d’une précision absolue. Des jupes droites et de nouveaux sacs, les plus beaux depuis des années. Ce classicism­e n’est pas un manque d’imaginatio­n, au contraire. C’est la conscience d’un rôle. Et de la puissance d’une identité. Au fond, est-ce que ça ne serait pas un peu démodé, en 2019, en 2020, de vouloir sans cesse courir après la fève de la modernité ?

Mais attention: c’est comme tout, ce n’est pas si simple. Il est normal que la nouvelle garde crève d’envie de montrer son identité. C’est juste que l’Europe a atteint un tel niveau de culture de mode. Cette génération est responsabl­e de son héritage. C’est ainsi, on n’y peut rien.

Louise Trotter, chez Lacoste où elle vient tout juste de débarquer, fait des miracles. Crocodile partout, crocodile faisant penser à l’imagerie du tennis immortalis­ée par les photos de Jacques Henri Lartigue, mais crocodile sans rien de rétro. Un coup de maître. Ou bien, les deux nouveaux, Lisi Herrebrugh et Rushemy Botter, nommés il y a six mois à la surprise générale, chez Nina Ricci ? Ils ont gagné l’année dernière le grand prix du jury du Festival de Hyères et ont été repérés immédiatem­ent. Dès le premier passage, les bouches s’ouvrent, ébahies. C’est abouti, limpide, chaque volume a sa raison d’être et ça a même de l’autorité. Des choses comme ça arrivent encore. A la fin du show, tout le monde se presse. Suzy Menkes, la chroniqueu­se du « Vogue », est comme une petite fille à leur parler. C’est gagné.

Ou bien, prenons le cas de Natacha Ramsay, chez Chloé. Jusqu’à présent, même avec ses doigts de fée, elle se cherchait. C’est que Chloé, c’est une marque tellement codifiée. Et Natacha, c’est quelqu’un de tellement moderne, tellement capable d’être futuriste. Comment concilier les deux? Et pourtant, là, elle réussit. Par exemple, du camel rassurant un peu partout, posé avec une justesse incroyable­ment intelligen­te. A la sortie du show, quelqu’un me dit : « Ça y est, elle a bu du Chloé. » Formule fabuleuse. Pouvoir intégrer une légende, sans perdre ce que l’on a d’avant-garde, cela force le respect.

La fille Chloé a des cousines chez Paco Rabanne, où Julien Dossena crée, comme Jacquemus avec qui il n’a pourtant rien en commun, son propre monde, si érudit. Il continue là sa fulgurante ascension, faite de ra nement, si ce mot a encore un sens. Cela donne envie de se coi er, d’être bien nette, et d’aller conquérir des coeurs, sans baskets. La légende qui naît ici n’est pas celle de Paco Rabanne, mais celle de Julien. Toutefois, il su rait que Paco Rabanne ouvre quelques boutiques dans le monde et quelque chose de très grand pourrait se produire. Les endroits aussi propices à l’invention sont rares. Jonathan Anderson peut le faire chez Loewe. Même un boa accroché à un manteau sait pourquoi il est là. Les filles passent devant vous, ahurissant­es de chic, sans rien de « vieillot », comme disait ma mère. Au service de quel mythe ? Pour l’amour de l’art. C’est déjà tellement énorme… et cela devient précieux.

Daniel Lee, un gamin, commence à le faire, lui aussi, chez Bottega Veneta. Il se paie le luxe de faire des expérience­s: le fameux cuir tressé est retravaill­é comme par un magicien bourré d’audace et de goût. Alessandro Michele le fait chez Gucci. Au fond, tout le monde l’envie. Et me revient en mémoire la phrase de Karl : « J’ai fait de mon travail un loisir. » Le show était un peu plus sobre que d’habitude mais qu’on ne s’y trompe pas, grouillant d’irrésistib­les trouvaille­s. Des jouets pour l’âme. Nicolas Ghesquière le fait enfin chez Vuitton. Je ne sais dans quelle bulle il vit enfermé, cet homme, mais il se souvient, le temps d’un show, des années 1980, quand il se mettait librement en terrasse, au Café Beaubourg, et regardait la rue. Ce qu’il en restitue n’a rien de passéiste, tout est contempora­in.

Comment ne pas terminer par Balenciaga? Nous parlions d’être légendaire? Demna Gvasalia se frotte à Cristobal sans jamais tomber dans le pot du passé. Oui, il se prend la tête, mais que cette tête contient d’avenir, bon sang ! On a vu tant de choses portables, cette saison… et cela fait bizarre d’être face à quelqu’un qui, au lieu de penser à ce qui est dans les musées, travaille à ce qui y sera un jour. D’ailleurs, a-t-il même ce propos en tête ? Son interpréta­tion d’une bourgeoise des années 1970 contient tellement d’humour et de beauté… Cela se passe, en fait, de commentair­e. Quelqu’un a dit : « Tout le monde se tait quand la beauté passe. » Voilà.

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 ??  ?? Des larmes et de l’émotion au Grand Palais lors du défilé Chanel.
Des larmes et de l’émotion au Grand Palais lors du défilé Chanel.
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 ??  ?? 1. L’optimisme de Jacquemus. 2. La cohérence de Dior. 3. La simplicité de Prada. 4. La résurrecti­on de Saint Laurent. 5. Le mythe italien de Dolce & Gabbana. 6. La nostalgie d’Armani. 7. La précision d’Hermès. 8. L’immortalit­é de Valentino.
1. L’optimisme de Jacquemus. 2. La cohérence de Dior. 3. La simplicité de Prada. 4. La résurrecti­on de Saint Laurent. 5. Le mythe italien de Dolce & Gabbana. 6. La nostalgie d’Armani. 7. La précision d’Hermès. 8. L’immortalit­é de Valentino.
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 ??  ?? 9. Le ra nement de Paco Rabanne. 10. L’évidence de Givenchy. 11. Le chic de Loewe. 12. La justesse de Chloé. 13. La modernité de Vuitton. 14. L’audace de Bottega Veneta. 15. Les trouvaille­s de Gucci. 16. Le futur selon Balenciaga.
9. Le ra nement de Paco Rabanne. 10. L’évidence de Givenchy. 11. Le chic de Loewe. 12. La justesse de Chloé. 13. La modernité de Vuitton. 14. L’audace de Bottega Veneta. 15. Les trouvaille­s de Gucci. 16. Le futur selon Balenciaga.

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