L'Obs

Success story Olivier et Hugo Roellinger, les combattant­s

Cuisiniers engagés, le père et le fils ont fait de leur fief breton, dans la baie du Mont-Saint-Michel, un havre étoilé

- Par CHRISTEL BRION

L ongtemps, Olivier Roellinger est resté serein. Son fils, Hugo, est officier de la marine marchande. Il navigue sur les océans, confirmant l’adage malouin « réussir, c’est partir ». Mathilde, l’aînée, est avocate au barreau de Paris. Le chef étoilé et sa femme, Jane, n’ont jamais voulu que leurs enfants reprennent leur affaire: « On a même tout fait pour les écarter. Nous ne voulions pas qu’ils le fassent pour nous faire plaisir, et le regretter après. » Et puis, un jour de septembre 2012, patatras. Hugo revient d’une longue campagne au Cap-Vert et brise le tabou familial, annonçant à son père sa décision, à 24 ans, de devenir cuisinier. La réponse fuse: « Tu débloques, mon fils », lance Olivier, bouleversé à l’idée qu’il n’a pas réussi à lui laisser la liberté de choisir. Aujourd’hui, Hugo enfonce le clou : « Je fais partie de cet univers que mes parents ont créé avec tout l’amour et la passion qu’ils y ont mis. Je ne pouvais pas laisser tout se détruire un jour… »

La saga Roellinger a pourtant commencé dans le sang et les larmes. Olivier, le fils d’Albert, médecin, et de Suzanne, est un rescapé. Un samedi soir de mai 1976, à Saint-Malo, cet étudiant prometteur en Maths sup, probableme­nt futur ingénieur, se fait massacrer par cinq types à coups de barre à mine, comme ça, pour rien. Laissé pour mort, baignant dans son sang, fracassé. Dans la demeure familiale, une grande malouinièr­e perchée sur les hauteurs de Cancale, le convalesce­nt de tout juste 20 ans réapprend à vivre au milieu des rires et des repas avec tous les copains venus le soutenir. Le désir de partage par la bonne chère vient de là, de ces grandes tablées, pour lesquelles sa mère prépare des plats généreux. Il lui faut deux ans pour remarcher. Après un CAP de cuisinier, il ouvre en 1982 une table d’hôtes, La Maison de Bricourt. Deux ans plus tard, il décroche sa première étoile, puis sa deuxième en 1988, et enfin, le Graal, une troisième en 2006. Mais les douleurs du passé l’empêchent de rester devant le piano. Dès 2008, il rend ses distinctio­ns au Michelin et ferme son restaurant. Passionné par les épices, il continue à cuisiner dans son bistrot marin, Le Coquillage au Château Richeux, la villa des années 1920 qu’il a acquise et qui domine la falaise, non loin de Cancale.

En quelques années, Hugo, le fils aujourd’hui âgé de 31 ans, a repris les fourneaux du restaurant et a été pro-

pulsé directeur général d’un véritable petit empire breton avec hôtel, restaurant, gîtes marins, salon de thé, magasins d’épices, école de cuisine… Et, dernière ouverture en date, La Ferme du vent, un petit paradis avec une vue inouïe sur un vaste champ qui s’étire vers la grève dans des nuances de bleu, de gris et de vert. Avec, au fond, la silhouette du Mont-Saint-Michel qui se dessine dans la brume. En guise de chambres, cinq kled (« abris à vent » en gallo-breton). Pas de piscine ni de spa, mais des bains celtiques taillés dans le granit. Et pour une déconnexio­n totale, pas de Wi-Fi bien sûr.

Son père, Olivier, est devenu vice-président des Relais & Châteaux. Dès 2014, il rédige et présente à l’Unesco un manifeste du « droit au bien manger pour tous ». C’est encore aujourd’hui son cheval de bataille afin de sortir, grâce à l’éducation, des griffes des multinatio­nales de l’agroalimen­taire. Petites lunettes ronde de prof et mèche rebelle, le patriarche a le charme du sage. Volontiers volubile, il manie un humour qui fait mouche et ignore la langue de bois. « Le yoga et la méditation, c’est bien, mais prenez le temps de faire un potage, ou bien râpez une carotte, vous verrez, ça fait un bien fou… » Prudent, il sait aussi que, dans cette époque confuse, les tricheurs prospèrent et qu’il faut être vigilant. Il aime citer l’écrivain Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Les profiteurs se faufilent et le label bio, devenu la cible d’enjeux et de profits importants, est susceptibl­e d’entraîner à son tour une production intensive, au risque de le tuer. Mais nul abattement chez le sexagénair­e qui ne se départ jamais d’un enthousias­me contagieux quand il parle de renaissanc­e. « Le temps joue contre les monstres », glisse-t-il, malicieux.

Marins, le père et le fils ont aussi à coeur de préserver, chacun dans leurs établissem­ents situés à quelques kilomètres les uns des autres, les ressources halieutiqu­es. Ils prônent une pêche durable, celle qui vérifie l’état du stock, respecte la taille minimum pour permettre la reproducti­on du poisson et qui refuse les techniques intrusives qui abîment le fond des océans. Il ne faut pas se fier à l’air effacé et affable du doux jeune homme blond. Hugo Roellinger est, lui aussi, un combattant. « Si je suis engagé, lui, il est radical », observe Olivier. Contre l’avis du père, qui n’imaginait pas un menu d’un certain prix sans poisson noble comme un saint-pierre ou un turbot, Hugo décide de parfois s’en passer: « Dans mon grand menu, on ne mange aucun poisson. Il y a des coquillage­s, des crustacés et des algues. » Un engagement qui ne fait plus débat chez les jeunes chefs et qui fait l’admiration paternelle : « Moi, j’ai souvent dit des choses, mais lui, il les fait. » Le menu en question commence par une infusion d’algues et d’eau de mer, accompagné­e d’un pain de blé noir, c’est gonflé. Nul doute que cela a plu aux inspecteur­s du guide Michelin qui ont attribué à Hugo une deuxième étoile complèteme­nt inattendue. « C’était une énorme surprise, admet celui qui ne court pas après les macarons. Cela fait quand même plaisir, surtout en tant que “fils de”. » Comme une jolie histoire, ces étoiles qu’Olivier a rendues sont en train de revenir via Hugo, sans doute pour le plus grand plaisir du père, qui loue la performanc­e du fils : « Se faire un nom, c’est compliqué, mais se faire un prénom, c’est encore plus difficile ! » Il est un point sur lequel le patriarche a totalement échoué : éloigner ses enfants du métier. « On a dû faire une erreur quelque part… En voulant les écarter, on les a sans doute attirés. » L’aînée, Mathilde, vient de raccrocher sa robe d’avocat à Paris pour rejoindre l’équipage Roellinger à Cancale.

“Si je suis engagé, lui, il est radical .” OLIVIER ROELLINGER À PROPOS DE SON FILS

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DERNIÈRENÉ­E DE L’EMPIRE ROELLINGER, LA MAISON D’HÔTES LA FERME DU VENT EST UN PARADIS AU COEUR DE LA NATURE.
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LE CHÂTEAU RICHEUX AVEC SON RESTAURANT LE COQUILLAGE EST L’ÉTABLISSEM­ENT PHARE DE LA FAMILLE.
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