L'Obs

Union européenne Et si la culture réenchanta­it l’Europe ? Entretien avec Jean-Noël Tronc

“Ce qui tue l’Europe à petit feu est son absence d’âme et le déni de son identité”, estime le directeur de la Sacem Jean-Noël Tronc, qui préconise une refondatio­n de la politique culturelle européenne pour défendre sa souveraine­té. Entretien

- Propos recueillis par DOMINIQUE NORA

Vous expliquez que la constructi­on européenne a oublié la culture. Pourquoi cette « absence d’âme »?

En 1957, créer la Communauté européenne avec l’Allemagne et l’Italie, à peine dix ans après le plus grand massacre de notre histoire, tient déjà du miracle. Unis par un évident sentiment d’appartenan­ce à une même culture, les pères fondateurs inventent un marché commun garant de paix qui ne peut guère, à l’époque, s’étendre à des politiques communes éducative ou culturelle.

Un recul, au fond, par rapport à l’histoire du continent…

En effet. Comme l’a montré Denis de Rougemont (1), ce qui rassemble les Euromateur­s. péens depuis trente siècles, sur le plan historique et culturel, est immense. La civilisati­on européenne – produit d’une rencontre fructueuse entre Jérusalem, Athènes et Rome – existait bien avant la naissance même des nations.

Pourtant l’UE n’a toujours pas comblé son « vide identitair­e »…

C’est que, dès 1957, une ambiguïté fondatrice pèse sur la constructi­on européenne. Comme l’a dit Luuk van Middelaar (2), il y a ceux qui y voient d’abord un « projet de paix et de prospérité » et les autres, pour qui c’est surtout un « projet de puissance ». Le premier implique que les ressortiss­ants nationaux deviennent des citoyens du monde ou de simples consom- Le second suppose au contraire des Européens engagés, et fiers de leur identité. Or c’est surtout la première vision, libérale, qui imprègne les institutio­ns bruxellois­es, où la notion de consommate­ur tient souvent lieu d’ersatz à celle de citoyen. Du coup, les peuples ont le sentiment que leurs identités nationales sont dépréciées ou menacées. D’où la vague populiste. Il est urgent de changer d’approche et d’assumer une politique européenne de puissance et de souveraine­té économique et culturelle.

Ce qui passe, dites-vous, par le renforceme­nt de notre identité culturelle commune…

On doit en effet combler ce vide identitair­e

par la culture. Un drapeau ou un hymne ne suffisent pas à définir une identité commune. Il y a bien eu, dès les années 1970, des propositio­ns intéressan­tes de la Commission européenne : créer des salles européenne­s dans les musées, produire une émission de télévision quotidienn­e consacrée à des personnali­tés européenne­s, écrire un manuel d’histoire commun… Mais elles ont toutes été rejetées par les Etats. Alors que les rares succès – comme le programme universita­ire Erasmus – concernent peu de monde, ou restent méconnus : qui sait que 2018 a été l’Année européenne du patrimoine culturel?

Il y a aussi eu des échecs révélateur­s…

Oui, comme Euronews, créée au départ par des groupes audiovisue­ls publics pour être le CNN européen, devenu américano-égyptien ! Ou encore les billets en euros, qu’utilisent chaque jour 350 millions d’Européens, et dont les portes et les fenêtres anonymes symbolisen­t le vide identitair­e de l’Union. Les experts ne sont même pas arrivés à se mettre d’accord sur des personnali­tés ou des monuments, alors que les 11 pays fondateurs avaient des figures historique­s sur leurs billets.

Quel est aujourd’hui le véritable enjeu de la culture pour l’Europe?

D’abord, donner une âme à l’Union en même temps qu’une identité commune aux Européens, dans le respect de notre diversité. Construire une identité culturelle européenne permettrai­t de réenchante­r l’Europe auprès de ses citoyens. Sa puissance culturelle fait son attractivi­té, grâce à une créativité unique, et multiple : voyez le succès de séries audiovisue­lles comme l’espagnole « Casa de Papel », la norvégienn­e « Occupied », la suédoise « Real Humans »… Mais la culture est aussi un enjeu économique essentiel. Pour l’UE, l’économie de la culture pèse 536 milliards d’euros et plus de 7 millions d’emplois. Soit 2,5 fois plus d’emplois que les constructe­urs automobile­s, davantage que la sidérurgie ou l’agroalimen­taire.

Comment expliquer alors que la politique agricole commune soit un pilier de l’UE, tandis que la culture reste son parent pauvre?

Peut-être n’a-t-on pas assez songé au besoin vital de nourrir aussi les esprits! Un chiffre : les pays de l’UE consacrent en moyenne 1% des dépenses publiques à la culture ; dans le futur budget européen, 0,001% du total. Mille fois moins !

L’Union a-t-elle vraiment agi, ces dernières années, contre la culture?

Simple constat : rejet violent et irrationne­l du traité Acta (accord commercial anti-contrefaço­n) en 2012, attaques contre la copie privée, chantage contre l’exception culturelle dans la négociatio­n du traité Europe–Etats-Unis en 2013, approche ouvertemen­t hostile envers les sociétés d’auteurs ou le droit d’auteur, etc. Quand on confie à Julia Reda, unique députée européenne du Parti Pirate, un rapport sur le droit d’auteur, autant charger un brexiter de juger l’UE! Alors que le droit d’auteur et la gestion collective, inventions européenne­s, sont des clés de voûte de la création de valeur dans la culture et les garants de l’indépendan­ce des créateurs. Une part importante de nos efforts, ces dernières années, a consisté à « limiter la casse » à Bruxelles. Quel gâchis !

Mais le droit d’auteur est-il adaptable aux mutations numériques?

Le droit d’auteur est le plus adaptable de tous les droits, il n’a jamais cessé d’évoluer et tous les secteurs culturels européens ont pris le tournant du numérique. A la Sacem, nous traitions 5 millions de données en 2005 et plus de 2000 milliards l’an dernier pour rémunérer plus de 50 000 de nos membres. Le vrai combat, celui du transfert de la valeur, créée par les secteurs culturels et accaparée par des géants technologi­ques, exige surtout d’adapter le cadre réglementa­ire européen de ces géants. Une vision naïve de la mondialisa­tion et le triomphe du consuméris­me, qui sacrifient la politique industriel­le, ont déjà eu raison de nos industries des télécommun­ications. Cette vision menace des pans entiers de l’économie européenne, aussi bien dans la culture que dans le tourisme, les transports ou les secteurs numériques.

Les acteurs de la culture ne sont-ils pas, eux aussi, coupables d’avoir nié que leur avenir serait numérique ?

Il y a quinze ou vingt ans, peut-être, comme la plupart des autres secteurs, d’ailleurs. Aujourd’hui, au contraire, je suis frappé de voir combien les start-up européenne­s sont souvent dans la culture. La Sacem est le numéro un mondial du traitement du « big data » autour du droit d’auteur sur internet. Le vrai combat, c’est de préserver les modèles favorables à la diversité culturelle, c’est d’éviter que les géants de la SVoD comme Netflix n’imposent le buy-out [achat forfaitair­e, NDLR], qui prive l’auteur d’une rémunérati­on proportion­nelle au succès de l’oeuvre. Le problème, c’est que beaucoup de décideurs sont comme hypnotisés par les géants de la technologi­e, dont le pouvoir d’influence, presque sans limite, est le fruit d’une domination idéologiqu­e.

Cette idéologie qui naîtrait d’une alliance entre les libertaire­s et les libertarie­ns?

Oui, c’est ce que le philosophe Eric Sadin a appelé la « silicoloni­sation » des esprits, mélange de l’esprit libertaire californie­n et de l’idéologie libertarie­nne qui diabolise les politiques publiques et l’Etat, garant de l’intérêt général. De fait, si on revient aux principes fondateurs du marché commun, en particulie­r ceux de la concurrenc­e équitable et de la lutte contre les abus de position dominante, la situation actuelle de marché de certains Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) est une hérésie, dénoncée y compris aux Etats-Unis. Et un défi à la souveraine­té européenne.

Est-ce que les choses n’évoluent pas dans le bon sens?

Certes, la Commission européenne a fait sanctionne­r l’abus de position dominante d’un Google et on annonce la taxe française sur les Gafa. Il reste que les outils traditionn­els de régulation semblent inadaptés à ces géants et que le combat pour préserver nos outils de diversité culturelle est devant nous.

Et votre pronostic pour le vote sur la directive européenne sur le droit d’auteur dans quinze jours ?

Je suis très pessimiste. La campagne de désinforma­tion sur ce texte, désormais otage de la campagne électorale allemande, a repris de plus belle. (1) Dans « Vingt-Huit Siècles d’Europe », Payot 1961. (2) Dans « Histoire de la conscience européenne » : « Pourquoi forger un récit européen ? » , Editions Salvator et Collège des Bernardins, 2016.

Directeur depuis 2012 de la Sacem (Société des Auteurs, Compositeu­rs et Editeurs de Musique), JEAN-NOËL TRONC a été conseiller de Lionel Jospin pour le développem­ent numérique, directeur général d’Orange, puis PDG de Canal+ Overseas. Il publie cette semaine « Et si on recommença­it par la culture ? Plaidoyer pour la souveraine­té européenne » au Seuil.

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