L'Obs

ALAIN FINKIELKRA­UT L’ENTRETIEN VÉRITÉ

Immigratio­n Identité Education Féminisme...

- Propos recueillis par FRANÇOIS ARMANET, XAVIER DE LA PORTE et DOMINIQUE NORA Photo ANAÏS BOILEAU

Dans “A la première personne”, Alain Finkielkra­ut retrace le parcours qui l’a mené à pourfendre le multicultu­ralisme et à pleurer l’identité française. En exclusivit­é pour “l’Obs”, l’intellectu­el médiatique fend l’armure et répond aux questions qui dérangent

« Jadis, j’allais naturellem­ent m’expliquer à “l’Obs”, aujourd’hui ce n’est plus possible », dit Alain Finkielkra­ut dans le dernier numéro de la NRF. Sans doute regrette-t-il ses rapports anciens avec le journal de Jean Daniel, où il a écrit au début des années 1980, débattu, et été sévèrement pris à partie… Cet entretien exclusif lui donne tort : il peut venir s’expliquer à « l’Obs ». Même si, sur de nombreux points, notre ligne éditoriale incarne cette « intelligen­tsia progressis­te » de gauche qu’il vilipende.

L’occasion est un livre, dans lequel, « une fois n’est pas coutume », il parle de lui. Une façon de répondre à l’accusation de réactionna­ire, voire de raciste, pour celui qui dit sou rir du durcisseme­nt d’un débat intellectu­el français où sont réapparues les « listes noires qui avaient disparu avec la dissidence et le déclin du communisme ».

Alain Finkielkra­ut pense qu’il n’a pas changé, que c’est la gauche qui s’est transformé­e quand l’antiracism­e a pris le relais de l’antifascis­me. Il ne renie rien. Mais quel rapport y a-t-il entre le jeune homme de 19 ans en khâgne à Henri-IV en 1968, l’élève de Normale-Sup quand l’école était un nid de maoïstes, le « nouveau philosophe » prônant la volupté sentimenta­le contre la révolution sexuelle, le militant de la gauche antitotali­taire des années 1980, l’académicie­n élu au fauteuil de Félicien Marceau, et celui qui pense qu’immigratio­n et multicultu­ralisme mettent en danger notre civilisati­on ?

Quel rapport y a-t-il entre celui qui enseigna durant vingt-cinq ans l’histoire des idées à Polytechni­que, l’intellectu­el médiatique attaqué par Bourdieu, Badiou ou Todd, l’animateur de l’exigeant « Répliques » sur France-Culture depuis trois décennies (une tribune de choix pour s’exprimer) et le « mécontempo­rain » provocateu­r, plaisantan­t sur une équipe de France de foot « black, black, black » au moment des émeutes de banlieue de 2005 et expliquant cet été que les femmes qui jouent au foot manquent à leur devoir d’élégance? Alain Finkielkra­ut, lui, voit une cohérence : « Je n’ai pas le sentiment d’avoir changé de cap. » Vous avez 70 ans, vous écrivez : « Le moment m’a semblé venu de faire le point, de retracer mon parcours sans faux-fuyant ni complaisan­ce. » Pourquoi la décision d’écrire ce livre aujourd’hui ? Je n’ai pas pris cette décision tout seul. Ran Halévi m’a proposé de publier une sélection de mes essais dans la collection Quarto

“J’INCARNE LA RÉSISTANCE AU POLITIQUEM­ENT CORRECT”

chez Gallimard, et il m’a demandé une longue préface. Cette préface est devenue un livre. J’ai tâtonné et sou ert pour l’écrire, car il n’est pas facile de savoir ce qu’on pense. Et puis, nous vivons une période antipathiq­ue : le débat intellectu­el s’est considérab­lement durci ces derniers temps. Depuis la publicatio­n du livre de Daniel Lindenberg, « le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionna­ires », en 2002, les listes noires qui avaient disparu avec le déclin du communisme ont resurgi, et j’y figure plus souvent qu’à mon tour. Me voilà traité d’islamophob­e ou, pour reprendre la formule de Frédéric Lordon après mon éviction de Nuit debout, de « porte-parole le plus notoire de la violence raciste identitair­e ». L’occasion m’a semblé bonne de faire le point en jouant cartes sur table.

Votre livre est un peu court pour constituer des Mémoires. Qu’avezvous voulu faire?

J’ai essayé de voir si j’avais changé, ou si j’avais simplement approfondi ma réflexion sur le temps présent.

Vous arrivez à quelle conclusion?

Il y a eu un infléchiss­ement, et j’espère un approfondi­ssement. Mais je n’ai pas le sentiment d’avoir changé de cap. Du « Nouveau Désordre amoureux », le livre que j’ai écrit avec Pascal Bruckner, à « En terrain miné », ma correspond­ance avec Elisabeth de Fontenay publiée l’an dernier, je ne renie rien de ce que j’ai écrit.

Les premiers mots de votre premier chapitre sont « Au tout début était le conformism­e ». Vous parlez de votre engagement dans Mai-68. Qu’est-ce que vous y avez appris?

Quand la révolte a éclaté, j’étais à la campagne avec un ami et nous préparions le concours de l’Ecole normale supérieure. On apprend ce qui se passe et on rentre. J’ai 19 ans, je suis porté par la vague, et me précipite dans les manifs. J’ai vécu, comme la plupart des gens de ma génération, un grand moment de lyrisme grégaire. Ce que je retiens, c’est le mimétisme. Déterminés à ne plus imiter nos maîtres ou nos parents, nous nous sommes imités les uns les autres. En quelques jours, et avec une facilité déconcerta­nte, j’ai appris à parler la langue de bois comme si c’était ma langue maternelle. Mais il y avait autre chose… Régis Debray, dans « Loués soient nos seigneurs », écrit : « J’appartiens à une génération de sérieB, condamnée par un blanc de l’histoire au pastiche des destins qui nous ont précédés. Nous gérons maladroite­ment un portefeuil­le de classiques inaccessib­les. » Par la furie analogique de nos slogans – « CRS-SS », « Nouveau fascisme, nouvelle résistance » –, nous avons voulu combler l’écart avec nos glorieux aînés et trouver grâce à nos propres yeux. Parce qu’être un baby-boomer, grandir à l’ombre de la grande épreuve, c’est se demander toujours : mais qu’est-ce que j’aurais fait ? Aurais-je été capable d’entrer dans un réseau, de prendre le maquis ou de rejoindre Londres ? Ou bien me serais-je planqué? A cela nous n’avions pas de réponse. Nous avons cru trouver dans les événements l’occasion de nous montrer à la hauteur : c’était à la fois pathétique et ridicule. Si on me demande aujourd’hui : « Que retenez-vous de 68 ? », ma réponse est simple : l’écrasement du Printemps de Prague en août et la parution de « la Plaisanter­ie » de Kundera.

“EN MAI 68, JE SUIS PORTÉ PAR LA VAGUE. CE QUE JE RETIENS, C’EST LE MIMÉTISME. NOUS NOUS SOMMES IMITÉS LES UNS LES AUTRES.”

Pas les barricades?

A l’époque, je vivais encore chez mes parents. J’étais fils unique, ils se faisaient beaucoup de souci. Donc quand j’allais au quartier Latin, je rentrais avant minuit. Résultat : je n’ai pas fait les barricades.

68, c’est aussi aller au contact d’autres personnes, faire des rencontres, apprendre, discuter, s’ouvrir…

Vous avez raison. 68, c’est la suspension merveilleu­se de la circulatio­n automobile à Paris du fait de la pénurie d’essence. Les gens se sont donc réappropri­é la ville et ont commencé à se parler. Chacun pouvait frayer avec n’importe qui. Moi-même, à l’époque, et pour des raisons qui me restent obscures, je suis devenu mao. J’aurais pu tomber sur le trotskisme, j’ai choisi le maoïsme. Ce choix a eu ceci de bon qu’il nous a mis dans la rue. Nous faisions des dazibaos, les gens s’arrêtaient pour les lire et discuter. Je garde un souvenir ému de cette époque. Le problème, c’est qu’à ces gens qui nous écoutaient, nous disions des bêtises.

Si vous aviez eu 20 ans aujourd’hui, vous seriez probableme­nt allé place de la République pour assister à Nuit debout… Comment vivez-vous d’être devenu la « bête noire » du jeune que vous auriez pu être?

Il y avait quand même une certaine poésie dans les gra tis de 68. Je ne crois pas que les conversati­ons de Nuit debout avaient cette qualité. Il y a autre chose… Après avoir été expulsé de Nuit debout sous les crachats, je voulais rentrer chez moi mais mon épouse, plus courageuse, a voulu rester prendre un café près de la place de la République. Des gens m’ont reconnu, m’ont dit en jetant un regard négligent sur la place : « Ne les écoutez pas, ça n’a aucun intérêt. » Là, j’ai pu constater une di érence avec 68 : Nuit debout avait lieu en plein Paris, mais sous cloche. Autour de la place, les gens éprouvaien­t une totale indi érence pour ce mouvement. Au moins, 68 a-t-il intéressé tout le monde. Et, d’ailleurs, qui ont été les premiers à me téléphoner le lendemain ? Cohn-Bendit et Goupil, les premiers soixante-huitards…

Vous n’avez jamais été tenté par être « établi » en usine, aller vers un ailleurs?

Non. J’étais programmé pour faire les meilleures études possibles, je n’avais pas d’autre choix. C’était une injonction maternelle à laquelle j’ai obéi jusqu’au bout, et, après avoir magistrale­ment raté la Rue d’Ulm en 1968, j’ai passé l’année suivante le concours de l’ENS Saint-Cloud puis l’agrégation de lettres modernes.

Vos grandes références littéraire­s sont Péguy, Kundera et Roth. En quoi vous reconnaiss­ez-vous dans ce trio?

Péguy, c’est un style extraordin­aire qui transgress­e les règles du bien écrire français, puisqu’il est fondé sur la répétition. Péguy, c’est la défense des « hussards noirs de la République ». Péguy parle des juifs comme personne avant ni après lui. Péguy, c’est aussi une certaine manière d’être français, puisqu’il explique qu’avec l’a aire Dreyfus, ce ne sont pas simplement des valeurs universell­es qui sont en cause, mais l’honneur de tout un peuple. Je l’aime, je vis sous son regard, je lui suis infiniment redevable. Kundera, lui, m’a réconcilié avec la littératur­e. Dans les années 1970, les études littéraire­s étaient en proie au « Démon de la théorie », comme le dit Antoine Compagnon. Etre moderne, alors, c’était rompre avec la représenta­tion. On dénonçait pompeuseme­nt « l’illusion référentie­lle ». Kundera donnait une tout autre définition du modernisme : « Avancer, par de nouvelles découverte­s, sur la voie héritée. » Chaque grand romancier augmente notre connaissan­ce du monde humain. Voilà ce que je dois à Kundera. Et il m’a fait rencontrer Philip Roth. En 1978, Michel Foucault avait créé une petite cellule « Reportages d’idées » au « Corriere della Sera ». Je lui ai proposé un entretien avec Kundera.

Foucault, enthousias­te, m’a donné le feu vert. Nous nous sommes vus et nous sommes devenus amis. Un jour, je découvre qu’il connaît Philip Roth, dont je suis un fervent admirateur. Et il organise un dîner. J’ai alors entamé une relation durable avec Roth. Il m’envoyait ses manuscrits une fois qu’ils étaient terminés, il me demandait d’en parler avec lui. Et je lui dois aussi l’idée même du « juif imaginaire ».

Quand on vous écoute parler d’auteurs – et votre émission « Répliques » sur France-Culture produit le même effet –, on se demande pourquoi vous vous êtes mis à parler d’autre chose que de littératur­e…

C’est une question que se posent les gens qui m’aiment bien, mais qui détestent ma pensée politique. « Ah », se disent-ils, « ce Finkielkra­ut parle si bien de James, de Conrad ou de Madame de La Fayette, pourquoi faut-il qu’il gâche tout avec son identité malheureus­e ! » Peut-être. Mais il n’y a pas de rupture entre ma sensibilit­é littéraire et ma sensibilit­é politique. Je vous donne comme exemple ma défense d’une « écologie poétique ». La modernité est en crise, le progrès est devenu incontrôla­ble. Nous faisons des choses qui nous échappent complèteme­nt. D’où la prise de conscience écologique, et la généralisa­tion des éoliennes, censées ralentir les émissions de gaz à e et de serre. Sauf que ces mastodonte­s vrombissan­ts abîment le paysage et rendent la vie impossible aux hommes comme aux vaches. Là, on se rend compte que notre vision est purement scientifiq­ue et que cette obnubilati­on par les nombres laisse de côté l’inquantifi­able, c’est-à-dire le visage des choses, la réalité telle qu’elle s’o re au regard, ce dont nous parlaient les poètes, ces « ambassadeu­rs du monde muet », comme disait Francis Ponge. Les poètes ont disparu. Et on les remplace par Greta Thunberg….

Vous êtes, selon vos propres mots, un « conservate­ur écologique ». Que cela signifie-t-il?

Emmanuel Macron a voulu substituer au vieux clivage droite-gauche une opposition toute belle, toute nouvelle : les conservate­urs et les progressis­tes. Personne ou presque n’ose s’avouer conservate­ur. Ecoutons pourtant ce qu’a dit Camus lors de son discours du Nobel : « Chaque génération se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande, elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Jamais cette phrase n’a été aussi vraie qu’aujourd’hui. Sous la lueur de la menace, ce qui s’impose, c’est, là je cite Hans Jonas, « une éthique de la préservati­on, de la conservati­on, de l’empêchemen­t, et non du perfection­nement ou du progrès ». Je plaide donc pour une écologie générale. Le principe de sauvegarde ne peut pas se limiter à la terre. Il doit englober la culture, la langue, le silence et la douceur de vivre.

Une forêt primaire et une langue, ce n’est pas la même chose…

Peut-être. Mais la langue aussi est en péril, nous la salopons comme nous saccageons les océans. Cela vaut aussi pour notre civilisati­on. Le droit à la continuité historique est aujourd’hui menacé et attaqué de toutes parts. Certains veulent, au nom du principe d’hospitalit­é, remplacer la civilisati­on européenne et sa composante française par une société multicultu­relle; c’est-à-dire où chaque communauté aurait à égalité sa propre manière d’être

et de faire. Cela veut bien dire que la fragilité n’est pas le seul apanage de la terre.

Vous écrivez : « Avec l’immigratio­n dite postcoloni­ale, le partage d’un même patrimoine par les autochtone­s et les nouveaux arrivants a cessé d’aller de soi. » Pourquoi?

On ne peut pas comparer l’incomparab­le. Il n’en reste pas moins que je suis moimême un enfant d’immigrés. Mon père est arrivé en France au tout début des années 1930 avec ses parents et son frère. Ils ont quitté Varsovie, une ville où il était heureux mais où l’antisémiti­sme faisait rage et où ils n’avaient plus leur place. Pendant la guerre, il a été déporté à Auschwitz. Ma mère a connu aussi une trajectoir­e très douloureus­e. Ils se sont rencontrés en 1948 à Paris. Je suis né l’année suivante, et ils n’avaient qu’un souhait pour moi : que je travaille bien. Ma mère était femme au foyer, j’ai bénéficié de cette situation dont je sais ce qu’elle avait de contraigna­nt pour elle. J’ai bénéficié aussi d’une école qui avait pour finalité d’assimiler les élèves. C’est-à-dire non pas de les fondre et les jeter dans un même moule, mais de les introduire, quelle que soit leur origine, dans un monde plus vieux qu’eux, d’en faire des héritiers de la culture française et européenne. L’école, aujourd’hui, n’assume plus cet objectif. Pierre Bourdieu est passé par là. Il a désigné l’« héritier » comme celui qui accède par droit de naissance à une culture qui n’est légitime que parce qu’elle est dominante. Halte donc au délit d’initié : on relativise cette culture, on la déconstrui­t, on la marginalis­e, pour donner toutes les chances à tous les enfants. Dès lors, il n’y a plus d’obstacle à la division et même à la fracture française.

Qu’est-ce qu’a à voir l’immigratio­n postcoloni­ale là-dedans? Et comment un héritier de la Shoah peut-il la considérer ainsi?

Une parlementa­ire suédoise, Cecilia Wikström, a établi un parallèle entre la situation actuelle des migrants et l’Holocauste : « Mes enfants et mes petits-enfants se demanderon­t pourquoi on n’en a pas fait davantage », a-t-elle dit, manifestan­t l’obsession de répondre à l’événement mieux que les génération­s antérieure­s avaient su le faire à la Shoah. La Suède s’est donc ouverte. L’un des résultats est que Malmö, troisième ville suédoise, est devenue judenrein, il n’y a plus de juifs. La dénonciati­on de l’antisémiti­sme d’hier et la volonté de corriger le tir pavent donc la voie à l’antisémiti­sme qui vient. La presse a mis du temps à rendre compte de ce nouvel antisémiti­sme, dont Georges Bensoussan et d’autres ont parlé dans « les Territoire­s perdus de la République », et encore très récemment dans « Une France soumise », parce qu’il ne colle pas avec l’image générale de l’antiracism­e. Or le même aveuglemen­t se répète avec les migrants, et je le comprends. Il serait ignoble de dire que tous ceux qui arrivent sur des bateaux de fortune sont des pogromiste­s en puissance. Il n’empêche que ce phénomène existe, qu’on est obligé d’en tenir compte, qu’on ne peut pas continuer à s’aveugler au nom des bons sentiments et, qui plus est, au nom de la mémoire.

Diriez-vous, avec Elisabeth Badinter, qu’au nom de la défense des valeurs républicai­nes et de la laïcité, il ne faut pas craindre d’être traité d’islamophob­e?

“J’AI BÉNÉFICIÉ D’UNE ÉCOLE QUI AVAIT POUR FINALITÉ D’ASSIMILER LES ÉLÈVES, D’EN FAIRE DES HÉRITIERS DE LA CULTURE FRANÇAISE.”

Le rejet des personnes en raison de leur origine ou de leur religion est évidemment inacceptab­le. Mais, sous couleur de dénoncer ce comporteme­nt, le concept d’islamophob­ie stigmatise toute mise en cause du communauta­risme et de l’islam radical : islamophob­e, l’interdicti­on du voile à l’école; islamophob­e, le refus de s’accommoder de la burka et du burkini; islamophob­e, l’a rmation de la primauté de la culture française en France. J’invite ceux qui craignent les verdicts de Mediapart et des Indigènes de la République à méditer cette phrase de Salman Rushdie : « Quelque chose de nouveau était en train de se produire, la montée d’une toute nouvelle intoléranc­e. Elle se répandait à la surface de la terre, mais personne ne voulait en convenir. Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : islamophob­ie. »

Vous expliquez qu’après avoir reproché aux juifs d’être de nulle part, on leur reproche aujourd’hui de s’ancrer quelque part. « Ils ne sont plus accusés de trahir l’humanité par la judéité, mais la judéité et l’humanité par l’enracineme­nt. » Qui tient vraiment ce genre de discours?

La critique d’Israël a pris, depuis quelques années, une forme extrêmemen­t virulente. Il ne s’agit plus d’une mise en cause de l’occupation et d’un appel à la création de deux Etats mais d’un rejet d’Israël en tant qu’Etat ethnique. A l’âge du métissage et de la fin des frontières, les juifs sont accusés de prendre l’histoire à contresens. Je n’invente rien, regardez ma deuxième petite mésaventur­e, boulevard du Montparnas­se, en février dernier, lors d’une manifestat­ion des « gilets jaunes ». Que me reprochent-ils? D’être une sale merde de sioniste. Certes, je suis très attaché à Israël, mais j’étais présent lors de la signature de l’Initiative de Genève, je suis membre de JCall – une associatio­n juive qui plaide pour deux Etats et qui n’est pas très bien vue par les instances communauta­ires o cielles – et je milite aujourd’hui plus que jamais pour un gouverneme­nt de séparation nationale. Il n’empêche : j’ai été traité de sale sioniste car ce qui fait scandale dans une certaine gauche, c’est l’existence même d’Israël, ce « bleu », cette « ecchymose sur l’épaule de l’islam » comme disait poétiqueme­nt Jean Genet.

Vous écrivez aussi : « C’est pour moi un continuel sujet d’émerveille­ment de voir le minuscule Etat, où s’expriment toutes les dissension­s de l’âme juive, tenir tête depuis sa naissance aux ennemis qui l’entourent. » Ce rapport charnel avec Israël ne vous empêchet-il pas de faire une critique ferme de la politique de l’Etat hébreu, et de l’extension des colonies, notamment?

Cette critique, je la formule dès que j’en ai l’occasion, en particulie­r sur les radios juives. Amos Oz a dit que le gouverneme­nt de Netanyahou était le plus antisionis­te de l’histoire d’Israël. Il a raison : si la séparation n’est plus possible, les juifs deviendron­t à terme une minorité dans leur propre Etat. Il faut donc plaider pour un compromis territoria­l et le démantèlem­ent d’un nombre important de colonies. Cela étant, je refuse une dénonciati­on unilatéral­e d’Israël. En 2000, les Israéliens ont quitté le Liban. En 2005, suite à une décision d’Ariel Sharon, ils se sont retirés de Gaza. Que s’est-il passé ? Au Liban, le Hezbollah s’est installé avec ses missiles, appuyé par l’Iran qui appelle à la destructio­n d’Israël. A Gaza, le Hamas creuse des tunnels et lance des roquettes sur Ashdod et Ashkelon. Si le gouverneme­nt palestinie­n avait choisi d’assurer à ses citoyens une vie décente, le camp de la paix aurait depuis longtemps triomphé en Israël. Ce n’est pas l’exaltation messianiqu­e qui habite les Israéliens, c’est la peur. Il faut a ronter cette situation dans toute sa complexité. C’est ce que je m’efforce de faire depuis bientôt quarante ans.

En 2005, vous expliquez au journal « Haaretz » que l’équipe de France de football « black, black, black » provoque des « ricanement­s dans toute l’Europe ». Vous vous en êtes excusé.

Mais est-ce que ça signifie que vous êtes autre quand vous êtes en Israël?

Je ne suis pas di érent en Israël. J’exprime inlassable­ment ici et là-bas les mêmes inquiétude­s. Pour l’interview à « Haaretz », nous étions au café Rostand, à Paris. J’avais face à moi un journalist­e d’extrême gauche qui avait une conviction : les émeutes de banlieue, c’est la même chose que l’Intifada et c’est très bien. J’essayais de le convaincre que cette comparaiso­n n’avait aucun sens. A un moment donné, je lui dis : « Force est de constater que la grande illusion multicultu­relle de 1998 a volé en éclats, la France “black-blanc-beur” n’existe pas. » J’oublie qu’il s’agit d’un entretien et je fais une blague : « D’ailleurs, regardez aujourd’hui, elle n’est même pas “black, blanc, beur”, cette équipe, elle est “black, black, black”. » Bien entendu, si on m’avait donné l’interview à relire, la blague n’y aurait pas eu sa place. Il y a des choses qu’on dit dans le privé –où on exagère, où on s’amuse– qu’on ne peut pas dire dans un journal. Cette blague, j’ai failli la payer extrêmemen­t cher, j’ai frôlé la mort civile. Pour ma part, j’essaie de ne plus parler de football.

Et pourtant, il y a quelques mois, vous avez dit que vous n’aimiez pas le foot féminin : « Ce n’est pas comme ça que j’aime voir les femmes. » Est-ce encore une boutade ou une conviction?

J’aurais dû tenir ma langue… Nous avons la chance de ne pas vivre sous la férule d’un régime illibéral : les contre-pouvoirs ne sont pas muselés, la presse et la justice font leur travail. Mais nous aurions tort de regarder de haut les démocratur­es d’Europe centrale et orientale. Chez nous aussi, l’espace des accords raisonnabl­es ne cesse de se réduire. Une seule conception du bien prévaut et ce sont les médias et les réseaux sociaux qui sanctionne­nt les dérapages. Lors de cette Coupe du Monde, il était interdit d’émettre la moindre réserve : on ne nous conviait pas à un spectacle sportif, mais à un spectacle édifiant. Le foot féminin devenait un divertisse­ment vertueux, une « victoire pour l’égalité ». Or, il est vrai, je ne suis pas convaincu de la vertu de cette vertu. La di érence du masculin et du féminin a longtemps servi à cautionner l’inégalité. C’est fini. Je ne crois pas qu’il faille maintenant sacrifier la différence sur l’autel de l’égalité.

Quelle est la différence entre les hommes et les femmes? Même la biologie est bien en peine d’y répondre…

Quand bien même la di érence ne serait pas naturelle, quand bien même elle serait inscrite dans la culture par les peintres et les poètes, pourquoi faudrait-il jeter cette culture aux orties ? Est en train de naître un autre monde, celui de l’interchang­eabilité générale. Eh bien, son avènement me fait peur. En fait, je n’ai rien contre le football féminin. Ce qui me désespère, c’est l’enthousias­me organisé autour de l’idée que l’indi érenciatio­n est le dernier mot de l’histoire humaine. Faudra-t-il aussi, sous peine de sexisme, applaudir les rucks et les plaquages des rugbywomen ?

Vous défendez une différence culturelle entre les genres mais vous êtes pour autant très hostile au multicultu­ralisme. N’y a-t-il pas une contradict­ion?

Qu’il y ait di érentes civilisati­ons et di érentes cultures, je ne l’ai jamais nié. Ce que je ne souhaite pas voir advenir, c’est la société du mélange universel prophétisé­e par Chateaubri­and à la fin des « Mémoires d’outre-tombe ». C’est un crève-coeur, pour qui se souvient de la part prise par les femmes à l’embellisse­ment de la Création, de voir certaines joueuses, après avoir marqué un but, imiter les postures masculines les plus ridiculeme­nt prétentieu­ses. Je n’ai pas envie de vivre dans un monde dont seraient absentes l’élégance et la grâce des femmes.

Ces remarques sont-elles pour vous un moyen de critiquer le nouveau féminisme?

Je me sens plus proche d’Elisabeth Badinter et de Mona Ozouf que de la femme qui a inventé #Balanceton­porc, c’est clair. Certes, le mouvement #Metoo révèle des comporteme­nts inqualifia­bles. Mais je suis sceptique quant à la vertu de la délation, il ne faut pas que les réseaux sociaux ou les médias se substituen­t à la justice. Surtout, ce qui m’inquiète, c’est l’établissem­ent d’un continuum entre la drague lourde et l’agression sexuelle. Un dragueur lourd, c’est surtout un homme qui ne plaît pas; s’il plaît, il n’est pas lourd. L’agression sexuelle, c’est tout autre chose. Or ces di érences sont en train de disparaîtr­e. Je suis révolté aussi quand j’entends la psychiatre Muriel Salmona affirmer péremptoir­ement que notre inconscien­t collectif est imprégné par la culture du viol. C’est n’importe quoi. En 2015, avait surgi après le Bataclan le slogan « Nous sommes en terrasse ». Qu’est-ce que la terrasse? Le lieu de la mixité heureuse. David Hume définissai­t déjà la France comme le « pays des femmes » parce que celles-ci étaient associées aux hommes dans toutes les circonstan­ces de la vie. Je n’aime pas non plus qu’on présente la galanterie comme un avatar de la domination masculine. Non, la galanterie est un hommage à la féminité, c’est-à-dire à la grâce et à l’élégance dont je parlais tout à l’heure.

Qu’en pense votre femme? Vous êtes marié depuis plus de trente ans à Sylvie Topaloff, avocate, notamment,

“JE ME SENS PLUS PROCHE D’ELISABETH BADINTER ET DE MONA OZOUF QUE DE LA FEMME QUI A INVENTÉ #BALANCE TONPORC.”

de victimes de France Télécom et de l’amiante. Quelle place occupe-t-elle dans vos idées?

Sur cette question-là, c’est moi qui suis d’accord avec elle. Elle voit ce que les femmes ont gagné depuis cinquante ans : la maîtrise des aléas de la fécondité, la possibilit­é de divorcer comme elles veulent et quand elles veulent, l’accès à tous les métiers. Elle a la lucidité de s’en féliciter et même de s’en prévaloir. D’ailleurs, ma femme quitte la maison tôt le matin. Et moi j’y reste, puisque je travaille chez moi. Donc j’ai une femme qui n’a pas de clés. C’est quand même un renverseme­nt.

Et vous préparez son dîner?

Je prépare son retour.

Votre regard est extrêmemen­t critique sur les médias, mais vous les fréquentez beaucoup, y compris la télévision. Cela ne vous dessert-il pas de voir votre pensée simplifiée?

Qui simplifie ma pensée ? Pas la télévision mais ceux qui me traitent régulièrem­ent de réactionna­ire ou de raciste. Face à cette hostilité, la télévision est pour moi un recours, une instance d’appel, une manière de dire : « Non, ce portrait est faux, voici mon visage ! »

Vous pensez vraiment que ça marche?

Bien sûr. Parce que je choisis les émissions où j’ai le temps de m’exprimer.

N’y a-t-il aucun plaisir à être un preux chevalier solitaire, un homme blessé et excommunié?

« Tu ne prendras pas la pose » est le premier commandeme­nt de ma morale. Contrairem­ent à Renaud Camus, par exemple, qui n’a plus voix au chapitre nulle part, je ne suis pas un homme excommunié. Même au pire moment, en 2005, j’ai pu m’expliquer. Ce que je vis mal, en revanche, c’est de devoir sans cesse me justifier face à des journalist­es qui se font procureurs. Reste que je peux parler. Peut-être aussi que j’aime bien les confrontat­ions… J’ai toujours peur, quand je suis seul, de plonger dans l’hébétude. Le moraliste Nicolas Gomez Davila a dit : « L’homme ne possède pas son intelligen­ce, son intelligen­ce est en visite chez lui. » Il arrive que je l’attende en vain, et je me dis que, dans la confrontat­ion, elle ne me laissera pas tomber, elle viendra à mon secours.

Vous écrivez : « Rien ne me protège, rien ne me rassure, rien ne vient combler le néant qu’aujourd’hui je suis. » Ça ressemble à une définition de la dépression.

J’ai connu des dépression­s, c’est vrai. Une assez forte, deux ou trois ans après mon lymphome. Tout le monde croyait que c’était l’e et retard de la maladie. Pas du tout. J’étais bloqué. Mon intelligen­ce avait pris la poudre d’escampette. Je restais devant mes feuilles, rien ne venait. Et je me suis dit : « Ma vie est finie. »

Comment vous en êtes-vous sorti?

E exor, un antidépres­seur. Je crois beaucoup à la chimie.

Et la psychanaly­se?

Des psychiatre­s oui, mais pas la psychanaly­se. Je refuse de parler de ma mère à qui que ce soit !

A propos de chimie, vous racontez dans votre livre avoir aimé consommer du LSD. Qu’est-ce que ça vous a fait découvrir?

Parmi mes nombreux handicaps, il y a que je ne sais pas fumer. A l’époque où on me proposait du hasch, soit j’avalais trop, soit pas du tout, et je restais en rade de tous les copains qui ricanaient. Avec le LSD (que j’ai pris trois ou quatre fois dans ma vie, n’exagérons rien…), on est tous à égalité. On avale une petite pilule et on attend l’effet. Et l’e et, pour moi, a été à chaque fois merveilleu­x : une hilarité intarissab­le et des hallucinat­ions très douces. Je me souviens d’une soirée où, avec une amie qui en avait pris aussi, nous dînions au Balzar. Je n’arrivais pas à demander l’addition au garçon qui avait une moustache. A chaque fois que je le voyais approcher, j’étais saisi d’un fou rire qui me montait du dos.

Vous plaidez pour un droit à la nostalgie. Quand avez-vous commencé à l’exercer?

Lorsque j’ai commencé à ouvrir les yeux. Je suis devenu nostalgiqu­e quand mon fils est entré au lycée Lakanal et que j’ai compris qu’il ne bénéficiai­t pas d’une éducation à la hauteur de celle que j’avais reçue (il s’est bien rattrapé depuis) ; quand je me suis rendu compte que la dérision régnait partout et qu’elle avait remplacé l’humour et la gaieté ; quand j’ai vu les rues envahies par les téléphones portables. Je pense souvent à ce vers magnifique de Baudelaire dans « A une passante » : « O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! » Aujourd’hui, c’est impossible : le poète en serait pour ses frais, la passante aurait les yeux rivés sur son écran. Je pourrais continuer la liste assez longtemps.

Depuis les années 1980, vous êtes critique de votre époque, alors même qu’elle a beaucoup changé. Est-ce qu’un moment de l’Histoire vous aurait parfaiteme­nt convenu?

Si j’étais le réactionna­ire qu’on dit, je cite

rais Talleyrand : « Qui n’a pas connu l’Ancien Régime ne sait pas ce qu’est la douceur de vivre. » Mais comme je ne suis pas réactionna­ire, je vous dirai que la vie intellectu­elle en France était beaucoup plus respirable dans les années 1980 et 1990. C’était sous l’e et de la dissidence, l’illusion totalitair­e s’était complèteme­nt dissipée, et les gens se parlaient. Les murs sont revenus un peu plus tard.

A quoi attribuez-vous cette radicalisa­tion des positions?

A la montée du Front national et, après la courte parenthèse antitotali­taire, à la relève de l’antifascis­me par l’antiracism­e. Si on décide que l’humanité est divisée entre les racistes et les autres, alors évidemment la discussion n’est plus possible parce qu’on ne parle pas avec des racistes. Nous subissons les e ets du dévoiement de ce principe qui doit nous animer tous qu’est l’antiracism­e. La vie intellectu­elle en témoigne.

Est-ce que la gauche et la droite ont encore un sens pour vous?

La gauche aurait encore un sens pour moi si elle n’avait pas abandonné l’école, la République, la nation, la sécurité ; et si elle ne confondait pas l’égalité et l’égalitaris­me. Quant à la droite, j’aimerais qu’elle sache être conservatr­ice. Or, la gauche et la droite ont ce défaut commun de ne concevoir la réalité qu’en termes économique­s. L’économie, c’est important, Tocquevill­e l’a dit : la passion du bien-être est la passion dominante voire exclusive des démocratie­s. Reste qu’aujourd’hui la politique ne doit plus simplement être au service de l’économie, elle doit servir la civilisati­on. Et je ne suis pas sûr, à quelques exceptions près, que la gauche, la droite, ou le « en même temps » en aient vraiment conscience. D’où mon retrait par rapport à l’o re politique actuelle.

“LA GAUCHE AURAIT ENCORE UN SENS POUR MOI SI ELLE N’AVAIT PAS ABANDONNÉ L’ÉCOLE, LA RÉPUBLIQUE, LA NATION, LA SÉCURITÉ.”

Vous ne votez pas?

Si, et je n’ai pas voté Marine Le Pen en 2017.

Vous avez rencontré Emmanuel Macron?

Oui, je l’ai rencontré à un dîner, quelques semaines avant qu’il ne déclare sa candidatur­e. C’est un homme qui veut séduire, et il sait s’y prendre. Il vous regarde dans les yeux, il vous parle. Ce qui m’avait frappé dans cette entrevue, c’est l’attitude de sa femme, qui défendait une laïcité intransige­ante. Pour ma part, j’ai essayé de dire à Macron que l’opposition conservate­ur-progressis­te ne me paraissait pas pertinente, parce que le conservati­sme ce n’est pas forcément l’immobilism­e : il faut agir pour sauver ce qui peut l’être. Il a dit : « C’est très intéressan­t, je vais y réfléchir. » Je ne pense pas l’avoir influencé sur ce point… Par la suite, je l’ai revu à la remise de la Légion d’honneur à Michel Houellebec­q. Nous étions une vingtaine à l’Elysée. Il est resté deux heures. Là encore, c’est tout l’art de Macron de donner aux gens l’impression qu’il est disponible. Et puis il m’a téléphoné au lendemain de ma mésaventur­e du boulevard du Montparnas­se lors de la manifestat­ion des « gilets jaunes ». Nous avons parlé une demiheure et il m’a fait part de son inquiétude devant la pression migratoire, alors même que je ne lui demandais rien.

Quel est votre regard aujourd’hui sur le mouvement des « gilets jaunes »?

J’ai soutenu les « gilets jaunes » au début du mouvement parce que c’était un sursaut de dignité d’une France négligée : Issoudun, Villeneuve-sur-Lot, des petites villes dont on ne parlait pas parce qu’on avait les yeux rivés sur les métropoles et les quartiers sensibles. Tout à coup, des gens revêtent un gilet fluorescen­t pour dire « on existe, notre vie n’est pas facile », et en plus, ils se réappropri­ent les rondspoint­s, ce grand symbole de l’âge des flux, pour en faire des places de village. Mais le mouvement s’est vite corrompu du fait de sa trop forte médiatisat­ion. Les manifestat­ions étaient di usées en intégralit­é comme les étapes du Tour de France. On interviewa­it les chefs de file, ils passaient sur toutes les chaînes, ils ont pris la grosse tête. C’est dommage, quelque chose s’est perdu. Et puis le « soralisme » [l’idéologie d’Alain Soral, NDLR] a di usé parmi les « gilets jaunes ». Tout d’un coup, le sionisme a surgi au coeur des griefs de la France périphériq­ue. Evidemment, ça m’a attristé, mais nous aurions tort de mépriser le mouvement. Cette France-là, qui habite dans des pavillons, qui n’est pas entourée par la beauté du monde, mérite d’être prise en considérat­ion.

Vous avez écrit dans « l’Obs », en août 2017 : « Dans le cadre du grand combat contre les discrimina­tions, Macron célèbre d’un même souffle Giono et IAM, la littératur­e et les rappeurs. » Est-ce qu’il mélange tout?

Son « en même temps », en tout cas, donne parfois la migraine : il défend la langue française et pourtant la campagne électorale était pleine de co-workers, de team building, de bottom-up, etc. Il nous explique qu’il n’y a pas de culture française mais seulement une culture en France. Et il a tendance à mettre tout sur le même plan. Or on n’est pas là pour transmettr­e tout, on est là pour sélectionn­er. Il faut lutter impitoyabl­ement contre toutes les formes de racisme mais réhabilite­r sans tarder le terme de « discrimina­tion ». Parce que discrimine­r, c’est juger et juger est une activité essentiell­e à l’être humain.

Discrimine­r les idées, pas les personnes?

Il y a des gens dont on peut juger l’oeuvre préférable à d’autres. On a le droit de mettre les poètes plus haut que les rappeurs. On en a même le devoir.

Et vous, quelle oeuvre êtes-vous en train de construire?

Je ne sais pas.

Ce n’est pas l’oeuvre d’un écrivain, vous dites que vous n’êtes pas écrivain…

Peut-être que si. Je dis que je n’ai pas d’identité substantie­lle. Je ne sais pas ce que je suis. Je ne peux pas m’appuyer sur ce que j’ai écrit hier pour penser que je vais être encore capable d’écrire demain. Je n’ai aucune certitude, aucune garantie.

En tout cas, vous n’écrivez pas de la littératur­e. Et vous ne faites pas à proprement parler de la philosophi­e.

Peut-être que si.

Appliquée à l’actualité alors…

Foucault disait que le rôle de la philosophi­e c’est de diagnostiq­uer le présent. Péguy disait : «Je travaille par quinzaines. » Je sais toute la distance qui me sépare du génie de Péguy, mais je m’inscris, avec mes faibles moyens, dans cette filiation, et j’essaye de répondre à la question : « Qu’est-ce qui se passe ? »

Quelle est votre consommati­on médiatique et culturelle en dehors des livres?

Je vais parfois au cinéma. J’ai détesté le dernier Tarantino (alors que j’adore « Jackie Brown »). Il venge Sharon Tate en profanant sa vie et sa mort, c’est vraiment dégoûtant. Et je regarde des séries : « The West Wing », « The Wire », « Chernobyl », les inimaginab­les séances de psychanaly­se des « Sopranos », mais aussi – nostalgie d’une époque et d’une classe que je n’ai pas connues – « Downton Abbey ». J’aimerais pouvoir dire que je consacre tout mon loisir à la lecture, à la musique et aux musées, mais ce n’est pas le cas.

Vous dites que vous n’avez pas changé depuis vos premiers livres. Est-ce que votre public, lui, a changé, et qu’est-ce que ça vous donne comme responsabi­lité?

Les gens que je rencontre – ceux qui ne me font pas de quenelle et qui ne me crient pas « taisez-vous, taisez-vous ! » – me disent : « Continuez, ne vous laissez pas impression­ner, on a besoin de vous. » Je ne sais pas ce qu’il faut en penser, mais je crois que le politiquem­ent correct pose un vrai problème aujourd’hui, et que mes lecteurs ou auditeurs me savent gré de lui résister. La seule responsabi­lité que je me reconnaiss­e, c’est de rechercher la vérité et de continuer à dire ce qui me semble vrai, quelles que puissent être les conséquenc­es.

“NOUS AURIONS TORT DE MÉPRISER LE MOUVEMENT DES GILETS JAUNES.”

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 ??  ?? Avec Pascal Bruckner, en 1979. Deux ans plus tôt est sorti leur ouvrage commun, « le Nouveau Désordre amoureux ».
Avec Pascal Bruckner, en 1979. Deux ans plus tôt est sorti leur ouvrage commun, « le Nouveau Désordre amoureux ».
 ??  ?? Alain Finkielkra­ut (à l’extrême gauche) à la fin des années 1960, à 19 ou 20 ans, lors d’un séjour au ski avec Pascal Bruckner (3e en partant de la gauche).
Alain Finkielkra­ut (à l’extrême gauche) à la fin des années 1960, à 19 ou 20 ans, lors d’un séjour au ski avec Pascal Bruckner (3e en partant de la gauche).
 ??  ?? 14 septembre 1982. Le président François Mitterrand a invité Maxime Rodinson, Pierre Nora, Michel Foucault, Simone de Beauvoir, Alain Finkielkra­ut, Jean Daniel et Claude Lanzmann pour parler de la guerre du Liban.
14 septembre 1982. Le président François Mitterrand a invité Maxime Rodinson, Pierre Nora, Michel Foucault, Simone de Beauvoir, Alain Finkielkra­ut, Jean Daniel et Claude Lanzmann pour parler de la guerre du Liban.
 ??  ?? A Aix-en-Provence, en 1990, avec son fils Thomas, 2 ans.
A Aix-en-Provence, en 1990, avec son fils Thomas, 2 ans.
 ??  ?? 28 janvier 2016. Discours de réception à l’Académie française, où il a été élu le 10 avril 2014, au fauteuil de Félicien Marceau.
28 janvier 2016. Discours de réception à l’Académie française, où il a été élu le 10 avril 2014, au fauteuil de Félicien Marceau.
 ??  ?? A 9 ans, en 1958, à l’école de la rue des Récollets, dans le 10e arrondisse­ment, à Paris.
A 9 ans, en 1958, à l’école de la rue des Récollets, dans le 10e arrondisse­ment, à Paris.
 ??  ?? Avec son épouse depuis trente-quatre ans, l’avocate Sylvie Topaloff, ici en Grèce, en 2015.
Avec son épouse depuis trente-quatre ans, l’avocate Sylvie Topaloff, ici en Grèce, en 2015.
 ??  ?? Lors d’un enregistre­ment des « Grandes Gueules », sur RMC, en octobre 2013.
Lors d’un enregistre­ment des « Grandes Gueules », sur RMC, en octobre 2013.
 ??  ?? Durant l’acte 14 des « gilets jaunes », le 16 février dernier, Alain Finkielkra­ut est pris à partie boulevard du Montparnas­se.
Durant l’acte 14 des « gilets jaunes », le 16 février dernier, Alain Finkielkra­ut est pris à partie boulevard du Montparnas­se.
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