ALAIN FINKIELKRAUT L’ENTRETIEN VÉRITÉ
Immigration Identité Education Féminisme...
Dans “A la première personne”, Alain Finkielkraut retrace le parcours qui l’a mené à pourfendre le multiculturalisme et à pleurer l’identité française. En exclusivité pour “l’Obs”, l’intellectuel médiatique fend l’armure et répond aux questions qui dérangent
« Jadis, j’allais naturellement m’expliquer à “l’Obs”, aujourd’hui ce n’est plus possible », dit Alain Finkielkraut dans le dernier numéro de la NRF. Sans doute regrette-t-il ses rapports anciens avec le journal de Jean Daniel, où il a écrit au début des années 1980, débattu, et été sévèrement pris à partie… Cet entretien exclusif lui donne tort : il peut venir s’expliquer à « l’Obs ». Même si, sur de nombreux points, notre ligne éditoriale incarne cette « intelligentsia progressiste » de gauche qu’il vilipende.
L’occasion est un livre, dans lequel, « une fois n’est pas coutume », il parle de lui. Une façon de répondre à l’accusation de réactionnaire, voire de raciste, pour celui qui dit sou rir du durcissement d’un débat intellectuel français où sont réapparues les « listes noires qui avaient disparu avec la dissidence et le déclin du communisme ».
Alain Finkielkraut pense qu’il n’a pas changé, que c’est la gauche qui s’est transformée quand l’antiracisme a pris le relais de l’antifascisme. Il ne renie rien. Mais quel rapport y a-t-il entre le jeune homme de 19 ans en khâgne à Henri-IV en 1968, l’élève de Normale-Sup quand l’école était un nid de maoïstes, le « nouveau philosophe » prônant la volupté sentimentale contre la révolution sexuelle, le militant de la gauche antitotalitaire des années 1980, l’académicien élu au fauteuil de Félicien Marceau, et celui qui pense qu’immigration et multiculturalisme mettent en danger notre civilisation ?
Quel rapport y a-t-il entre celui qui enseigna durant vingt-cinq ans l’histoire des idées à Polytechnique, l’intellectuel médiatique attaqué par Bourdieu, Badiou ou Todd, l’animateur de l’exigeant « Répliques » sur France-Culture depuis trois décennies (une tribune de choix pour s’exprimer) et le « mécontemporain » provocateur, plaisantant sur une équipe de France de foot « black, black, black » au moment des émeutes de banlieue de 2005 et expliquant cet été que les femmes qui jouent au foot manquent à leur devoir d’élégance? Alain Finkielkraut, lui, voit une cohérence : « Je n’ai pas le sentiment d’avoir changé de cap. » Vous avez 70 ans, vous écrivez : « Le moment m’a semblé venu de faire le point, de retracer mon parcours sans faux-fuyant ni complaisance. » Pourquoi la décision d’écrire ce livre aujourd’hui ? Je n’ai pas pris cette décision tout seul. Ran Halévi m’a proposé de publier une sélection de mes essais dans la collection Quarto
“J’INCARNE LA RÉSISTANCE AU POLITIQUEMENT CORRECT”
chez Gallimard, et il m’a demandé une longue préface. Cette préface est devenue un livre. J’ai tâtonné et sou ert pour l’écrire, car il n’est pas facile de savoir ce qu’on pense. Et puis, nous vivons une période antipathique : le débat intellectuel s’est considérablement durci ces derniers temps. Depuis la publication du livre de Daniel Lindenberg, « le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires », en 2002, les listes noires qui avaient disparu avec le déclin du communisme ont resurgi, et j’y figure plus souvent qu’à mon tour. Me voilà traité d’islamophobe ou, pour reprendre la formule de Frédéric Lordon après mon éviction de Nuit debout, de « porte-parole le plus notoire de la violence raciste identitaire ». L’occasion m’a semblé bonne de faire le point en jouant cartes sur table.
Votre livre est un peu court pour constituer des Mémoires. Qu’avezvous voulu faire?
J’ai essayé de voir si j’avais changé, ou si j’avais simplement approfondi ma réflexion sur le temps présent.
Vous arrivez à quelle conclusion?
Il y a eu un infléchissement, et j’espère un approfondissement. Mais je n’ai pas le sentiment d’avoir changé de cap. Du « Nouveau Désordre amoureux », le livre que j’ai écrit avec Pascal Bruckner, à « En terrain miné », ma correspondance avec Elisabeth de Fontenay publiée l’an dernier, je ne renie rien de ce que j’ai écrit.
Les premiers mots de votre premier chapitre sont « Au tout début était le conformisme ». Vous parlez de votre engagement dans Mai-68. Qu’est-ce que vous y avez appris?
Quand la révolte a éclaté, j’étais à la campagne avec un ami et nous préparions le concours de l’Ecole normale supérieure. On apprend ce qui se passe et on rentre. J’ai 19 ans, je suis porté par la vague, et me précipite dans les manifs. J’ai vécu, comme la plupart des gens de ma génération, un grand moment de lyrisme grégaire. Ce que je retiens, c’est le mimétisme. Déterminés à ne plus imiter nos maîtres ou nos parents, nous nous sommes imités les uns les autres. En quelques jours, et avec une facilité déconcertante, j’ai appris à parler la langue de bois comme si c’était ma langue maternelle. Mais il y avait autre chose… Régis Debray, dans « Loués soient nos seigneurs », écrit : « J’appartiens à une génération de sérieB, condamnée par un blanc de l’histoire au pastiche des destins qui nous ont précédés. Nous gérons maladroitement un portefeuille de classiques inaccessibles. » Par la furie analogique de nos slogans – « CRS-SS », « Nouveau fascisme, nouvelle résistance » –, nous avons voulu combler l’écart avec nos glorieux aînés et trouver grâce à nos propres yeux. Parce qu’être un baby-boomer, grandir à l’ombre de la grande épreuve, c’est se demander toujours : mais qu’est-ce que j’aurais fait ? Aurais-je été capable d’entrer dans un réseau, de prendre le maquis ou de rejoindre Londres ? Ou bien me serais-je planqué? A cela nous n’avions pas de réponse. Nous avons cru trouver dans les événements l’occasion de nous montrer à la hauteur : c’était à la fois pathétique et ridicule. Si on me demande aujourd’hui : « Que retenez-vous de 68 ? », ma réponse est simple : l’écrasement du Printemps de Prague en août et la parution de « la Plaisanterie » de Kundera.
“EN MAI 68, JE SUIS PORTÉ PAR LA VAGUE. CE QUE JE RETIENS, C’EST LE MIMÉTISME. NOUS NOUS SOMMES IMITÉS LES UNS LES AUTRES.”
Pas les barricades?
A l’époque, je vivais encore chez mes parents. J’étais fils unique, ils se faisaient beaucoup de souci. Donc quand j’allais au quartier Latin, je rentrais avant minuit. Résultat : je n’ai pas fait les barricades.
68, c’est aussi aller au contact d’autres personnes, faire des rencontres, apprendre, discuter, s’ouvrir…
Vous avez raison. 68, c’est la suspension merveilleuse de la circulation automobile à Paris du fait de la pénurie d’essence. Les gens se sont donc réapproprié la ville et ont commencé à se parler. Chacun pouvait frayer avec n’importe qui. Moi-même, à l’époque, et pour des raisons qui me restent obscures, je suis devenu mao. J’aurais pu tomber sur le trotskisme, j’ai choisi le maoïsme. Ce choix a eu ceci de bon qu’il nous a mis dans la rue. Nous faisions des dazibaos, les gens s’arrêtaient pour les lire et discuter. Je garde un souvenir ému de cette époque. Le problème, c’est qu’à ces gens qui nous écoutaient, nous disions des bêtises.
Si vous aviez eu 20 ans aujourd’hui, vous seriez probablement allé place de la République pour assister à Nuit debout… Comment vivez-vous d’être devenu la « bête noire » du jeune que vous auriez pu être?
Il y avait quand même une certaine poésie dans les gra tis de 68. Je ne crois pas que les conversations de Nuit debout avaient cette qualité. Il y a autre chose… Après avoir été expulsé de Nuit debout sous les crachats, je voulais rentrer chez moi mais mon épouse, plus courageuse, a voulu rester prendre un café près de la place de la République. Des gens m’ont reconnu, m’ont dit en jetant un regard négligent sur la place : « Ne les écoutez pas, ça n’a aucun intérêt. » Là, j’ai pu constater une di érence avec 68 : Nuit debout avait lieu en plein Paris, mais sous cloche. Autour de la place, les gens éprouvaient une totale indi érence pour ce mouvement. Au moins, 68 a-t-il intéressé tout le monde. Et, d’ailleurs, qui ont été les premiers à me téléphoner le lendemain ? Cohn-Bendit et Goupil, les premiers soixante-huitards…
Vous n’avez jamais été tenté par être « établi » en usine, aller vers un ailleurs?
Non. J’étais programmé pour faire les meilleures études possibles, je n’avais pas d’autre choix. C’était une injonction maternelle à laquelle j’ai obéi jusqu’au bout, et, après avoir magistralement raté la Rue d’Ulm en 1968, j’ai passé l’année suivante le concours de l’ENS Saint-Cloud puis l’agrégation de lettres modernes.
Vos grandes références littéraires sont Péguy, Kundera et Roth. En quoi vous reconnaissez-vous dans ce trio?
Péguy, c’est un style extraordinaire qui transgresse les règles du bien écrire français, puisqu’il est fondé sur la répétition. Péguy, c’est la défense des « hussards noirs de la République ». Péguy parle des juifs comme personne avant ni après lui. Péguy, c’est aussi une certaine manière d’être français, puisqu’il explique qu’avec l’a aire Dreyfus, ce ne sont pas simplement des valeurs universelles qui sont en cause, mais l’honneur de tout un peuple. Je l’aime, je vis sous son regard, je lui suis infiniment redevable. Kundera, lui, m’a réconcilié avec la littérature. Dans les années 1970, les études littéraires étaient en proie au « Démon de la théorie », comme le dit Antoine Compagnon. Etre moderne, alors, c’était rompre avec la représentation. On dénonçait pompeusement « l’illusion référentielle ». Kundera donnait une tout autre définition du modernisme : « Avancer, par de nouvelles découvertes, sur la voie héritée. » Chaque grand romancier augmente notre connaissance du monde humain. Voilà ce que je dois à Kundera. Et il m’a fait rencontrer Philip Roth. En 1978, Michel Foucault avait créé une petite cellule « Reportages d’idées » au « Corriere della Sera ». Je lui ai proposé un entretien avec Kundera.
Foucault, enthousiaste, m’a donné le feu vert. Nous nous sommes vus et nous sommes devenus amis. Un jour, je découvre qu’il connaît Philip Roth, dont je suis un fervent admirateur. Et il organise un dîner. J’ai alors entamé une relation durable avec Roth. Il m’envoyait ses manuscrits une fois qu’ils étaient terminés, il me demandait d’en parler avec lui. Et je lui dois aussi l’idée même du « juif imaginaire ».
Quand on vous écoute parler d’auteurs – et votre émission « Répliques » sur France-Culture produit le même effet –, on se demande pourquoi vous vous êtes mis à parler d’autre chose que de littérature…
C’est une question que se posent les gens qui m’aiment bien, mais qui détestent ma pensée politique. « Ah », se disent-ils, « ce Finkielkraut parle si bien de James, de Conrad ou de Madame de La Fayette, pourquoi faut-il qu’il gâche tout avec son identité malheureuse ! » Peut-être. Mais il n’y a pas de rupture entre ma sensibilité littéraire et ma sensibilité politique. Je vous donne comme exemple ma défense d’une « écologie poétique ». La modernité est en crise, le progrès est devenu incontrôlable. Nous faisons des choses qui nous échappent complètement. D’où la prise de conscience écologique, et la généralisation des éoliennes, censées ralentir les émissions de gaz à e et de serre. Sauf que ces mastodontes vrombissants abîment le paysage et rendent la vie impossible aux hommes comme aux vaches. Là, on se rend compte que notre vision est purement scientifique et que cette obnubilation par les nombres laisse de côté l’inquantifiable, c’est-à-dire le visage des choses, la réalité telle qu’elle s’o re au regard, ce dont nous parlaient les poètes, ces « ambassadeurs du monde muet », comme disait Francis Ponge. Les poètes ont disparu. Et on les remplace par Greta Thunberg….
Vous êtes, selon vos propres mots, un « conservateur écologique ». Que cela signifie-t-il?
Emmanuel Macron a voulu substituer au vieux clivage droite-gauche une opposition toute belle, toute nouvelle : les conservateurs et les progressistes. Personne ou presque n’ose s’avouer conservateur. Ecoutons pourtant ce qu’a dit Camus lors de son discours du Nobel : « Chaque génération se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande, elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Jamais cette phrase n’a été aussi vraie qu’aujourd’hui. Sous la lueur de la menace, ce qui s’impose, c’est, là je cite Hans Jonas, « une éthique de la préservation, de la conservation, de l’empêchement, et non du perfectionnement ou du progrès ». Je plaide donc pour une écologie générale. Le principe de sauvegarde ne peut pas se limiter à la terre. Il doit englober la culture, la langue, le silence et la douceur de vivre.
Une forêt primaire et une langue, ce n’est pas la même chose…
Peut-être. Mais la langue aussi est en péril, nous la salopons comme nous saccageons les océans. Cela vaut aussi pour notre civilisation. Le droit à la continuité historique est aujourd’hui menacé et attaqué de toutes parts. Certains veulent, au nom du principe d’hospitalité, remplacer la civilisation européenne et sa composante française par une société multiculturelle; c’est-à-dire où chaque communauté aurait à égalité sa propre manière d’être
et de faire. Cela veut bien dire que la fragilité n’est pas le seul apanage de la terre.
Vous écrivez : « Avec l’immigration dite postcoloniale, le partage d’un même patrimoine par les autochtones et les nouveaux arrivants a cessé d’aller de soi. » Pourquoi?
On ne peut pas comparer l’incomparable. Il n’en reste pas moins que je suis moimême un enfant d’immigrés. Mon père est arrivé en France au tout début des années 1930 avec ses parents et son frère. Ils ont quitté Varsovie, une ville où il était heureux mais où l’antisémitisme faisait rage et où ils n’avaient plus leur place. Pendant la guerre, il a été déporté à Auschwitz. Ma mère a connu aussi une trajectoire très douloureuse. Ils se sont rencontrés en 1948 à Paris. Je suis né l’année suivante, et ils n’avaient qu’un souhait pour moi : que je travaille bien. Ma mère était femme au foyer, j’ai bénéficié de cette situation dont je sais ce qu’elle avait de contraignant pour elle. J’ai bénéficié aussi d’une école qui avait pour finalité d’assimiler les élèves. C’est-à-dire non pas de les fondre et les jeter dans un même moule, mais de les introduire, quelle que soit leur origine, dans un monde plus vieux qu’eux, d’en faire des héritiers de la culture française et européenne. L’école, aujourd’hui, n’assume plus cet objectif. Pierre Bourdieu est passé par là. Il a désigné l’« héritier » comme celui qui accède par droit de naissance à une culture qui n’est légitime que parce qu’elle est dominante. Halte donc au délit d’initié : on relativise cette culture, on la déconstruit, on la marginalise, pour donner toutes les chances à tous les enfants. Dès lors, il n’y a plus d’obstacle à la division et même à la fracture française.
Qu’est-ce qu’a à voir l’immigration postcoloniale là-dedans? Et comment un héritier de la Shoah peut-il la considérer ainsi?
Une parlementaire suédoise, Cecilia Wikström, a établi un parallèle entre la situation actuelle des migrants et l’Holocauste : « Mes enfants et mes petits-enfants se demanderont pourquoi on n’en a pas fait davantage », a-t-elle dit, manifestant l’obsession de répondre à l’événement mieux que les générations antérieures avaient su le faire à la Shoah. La Suède s’est donc ouverte. L’un des résultats est que Malmö, troisième ville suédoise, est devenue judenrein, il n’y a plus de juifs. La dénonciation de l’antisémitisme d’hier et la volonté de corriger le tir pavent donc la voie à l’antisémitisme qui vient. La presse a mis du temps à rendre compte de ce nouvel antisémitisme, dont Georges Bensoussan et d’autres ont parlé dans « les Territoires perdus de la République », et encore très récemment dans « Une France soumise », parce qu’il ne colle pas avec l’image générale de l’antiracisme. Or le même aveuglement se répète avec les migrants, et je le comprends. Il serait ignoble de dire que tous ceux qui arrivent sur des bateaux de fortune sont des pogromistes en puissance. Il n’empêche que ce phénomène existe, qu’on est obligé d’en tenir compte, qu’on ne peut pas continuer à s’aveugler au nom des bons sentiments et, qui plus est, au nom de la mémoire.
Diriez-vous, avec Elisabeth Badinter, qu’au nom de la défense des valeurs républicaines et de la laïcité, il ne faut pas craindre d’être traité d’islamophobe?
“J’AI BÉNÉFICIÉ D’UNE ÉCOLE QUI AVAIT POUR FINALITÉ D’ASSIMILER LES ÉLÈVES, D’EN FAIRE DES HÉRITIERS DE LA CULTURE FRANÇAISE.”
Le rejet des personnes en raison de leur origine ou de leur religion est évidemment inacceptable. Mais, sous couleur de dénoncer ce comportement, le concept d’islamophobie stigmatise toute mise en cause du communautarisme et de l’islam radical : islamophobe, l’interdiction du voile à l’école; islamophobe, le refus de s’accommoder de la burka et du burkini; islamophobe, l’a rmation de la primauté de la culture française en France. J’invite ceux qui craignent les verdicts de Mediapart et des Indigènes de la République à méditer cette phrase de Salman Rushdie : « Quelque chose de nouveau était en train de se produire, la montée d’une toute nouvelle intolérance. Elle se répandait à la surface de la terre, mais personne ne voulait en convenir. Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : islamophobie. »
Vous expliquez qu’après avoir reproché aux juifs d’être de nulle part, on leur reproche aujourd’hui de s’ancrer quelque part. « Ils ne sont plus accusés de trahir l’humanité par la judéité, mais la judéité et l’humanité par l’enracinement. » Qui tient vraiment ce genre de discours?
La critique d’Israël a pris, depuis quelques années, une forme extrêmement virulente. Il ne s’agit plus d’une mise en cause de l’occupation et d’un appel à la création de deux Etats mais d’un rejet d’Israël en tant qu’Etat ethnique. A l’âge du métissage et de la fin des frontières, les juifs sont accusés de prendre l’histoire à contresens. Je n’invente rien, regardez ma deuxième petite mésaventure, boulevard du Montparnasse, en février dernier, lors d’une manifestation des « gilets jaunes ». Que me reprochent-ils? D’être une sale merde de sioniste. Certes, je suis très attaché à Israël, mais j’étais présent lors de la signature de l’Initiative de Genève, je suis membre de JCall – une association juive qui plaide pour deux Etats et qui n’est pas très bien vue par les instances communautaires o cielles – et je milite aujourd’hui plus que jamais pour un gouvernement de séparation nationale. Il n’empêche : j’ai été traité de sale sioniste car ce qui fait scandale dans une certaine gauche, c’est l’existence même d’Israël, ce « bleu », cette « ecchymose sur l’épaule de l’islam » comme disait poétiquement Jean Genet.
Vous écrivez aussi : « C’est pour moi un continuel sujet d’émerveillement de voir le minuscule Etat, où s’expriment toutes les dissensions de l’âme juive, tenir tête depuis sa naissance aux ennemis qui l’entourent. » Ce rapport charnel avec Israël ne vous empêchet-il pas de faire une critique ferme de la politique de l’Etat hébreu, et de l’extension des colonies, notamment?
Cette critique, je la formule dès que j’en ai l’occasion, en particulier sur les radios juives. Amos Oz a dit que le gouvernement de Netanyahou était le plus antisioniste de l’histoire d’Israël. Il a raison : si la séparation n’est plus possible, les juifs deviendront à terme une minorité dans leur propre Etat. Il faut donc plaider pour un compromis territorial et le démantèlement d’un nombre important de colonies. Cela étant, je refuse une dénonciation unilatérale d’Israël. En 2000, les Israéliens ont quitté le Liban. En 2005, suite à une décision d’Ariel Sharon, ils se sont retirés de Gaza. Que s’est-il passé ? Au Liban, le Hezbollah s’est installé avec ses missiles, appuyé par l’Iran qui appelle à la destruction d’Israël. A Gaza, le Hamas creuse des tunnels et lance des roquettes sur Ashdod et Ashkelon. Si le gouvernement palestinien avait choisi d’assurer à ses citoyens une vie décente, le camp de la paix aurait depuis longtemps triomphé en Israël. Ce n’est pas l’exaltation messianique qui habite les Israéliens, c’est la peur. Il faut a ronter cette situation dans toute sa complexité. C’est ce que je m’efforce de faire depuis bientôt quarante ans.
En 2005, vous expliquez au journal « Haaretz » que l’équipe de France de football « black, black, black » provoque des « ricanements dans toute l’Europe ». Vous vous en êtes excusé.
Mais est-ce que ça signifie que vous êtes autre quand vous êtes en Israël?
Je ne suis pas di érent en Israël. J’exprime inlassablement ici et là-bas les mêmes inquiétudes. Pour l’interview à « Haaretz », nous étions au café Rostand, à Paris. J’avais face à moi un journaliste d’extrême gauche qui avait une conviction : les émeutes de banlieue, c’est la même chose que l’Intifada et c’est très bien. J’essayais de le convaincre que cette comparaison n’avait aucun sens. A un moment donné, je lui dis : « Force est de constater que la grande illusion multiculturelle de 1998 a volé en éclats, la France “black-blanc-beur” n’existe pas. » J’oublie qu’il s’agit d’un entretien et je fais une blague : « D’ailleurs, regardez aujourd’hui, elle n’est même pas “black, blanc, beur”, cette équipe, elle est “black, black, black”. » Bien entendu, si on m’avait donné l’interview à relire, la blague n’y aurait pas eu sa place. Il y a des choses qu’on dit dans le privé –où on exagère, où on s’amuse– qu’on ne peut pas dire dans un journal. Cette blague, j’ai failli la payer extrêmement cher, j’ai frôlé la mort civile. Pour ma part, j’essaie de ne plus parler de football.
Et pourtant, il y a quelques mois, vous avez dit que vous n’aimiez pas le foot féminin : « Ce n’est pas comme ça que j’aime voir les femmes. » Est-ce encore une boutade ou une conviction?
J’aurais dû tenir ma langue… Nous avons la chance de ne pas vivre sous la férule d’un régime illibéral : les contre-pouvoirs ne sont pas muselés, la presse et la justice font leur travail. Mais nous aurions tort de regarder de haut les démocratures d’Europe centrale et orientale. Chez nous aussi, l’espace des accords raisonnables ne cesse de se réduire. Une seule conception du bien prévaut et ce sont les médias et les réseaux sociaux qui sanctionnent les dérapages. Lors de cette Coupe du Monde, il était interdit d’émettre la moindre réserve : on ne nous conviait pas à un spectacle sportif, mais à un spectacle édifiant. Le foot féminin devenait un divertissement vertueux, une « victoire pour l’égalité ». Or, il est vrai, je ne suis pas convaincu de la vertu de cette vertu. La di érence du masculin et du féminin a longtemps servi à cautionner l’inégalité. C’est fini. Je ne crois pas qu’il faille maintenant sacrifier la différence sur l’autel de l’égalité.
Quelle est la différence entre les hommes et les femmes? Même la biologie est bien en peine d’y répondre…
Quand bien même la di érence ne serait pas naturelle, quand bien même elle serait inscrite dans la culture par les peintres et les poètes, pourquoi faudrait-il jeter cette culture aux orties ? Est en train de naître un autre monde, celui de l’interchangeabilité générale. Eh bien, son avènement me fait peur. En fait, je n’ai rien contre le football féminin. Ce qui me désespère, c’est l’enthousiasme organisé autour de l’idée que l’indi érenciation est le dernier mot de l’histoire humaine. Faudra-t-il aussi, sous peine de sexisme, applaudir les rucks et les plaquages des rugbywomen ?
Vous défendez une différence culturelle entre les genres mais vous êtes pour autant très hostile au multiculturalisme. N’y a-t-il pas une contradiction?
Qu’il y ait di érentes civilisations et di érentes cultures, je ne l’ai jamais nié. Ce que je ne souhaite pas voir advenir, c’est la société du mélange universel prophétisée par Chateaubriand à la fin des « Mémoires d’outre-tombe ». C’est un crève-coeur, pour qui se souvient de la part prise par les femmes à l’embellissement de la Création, de voir certaines joueuses, après avoir marqué un but, imiter les postures masculines les plus ridiculement prétentieuses. Je n’ai pas envie de vivre dans un monde dont seraient absentes l’élégance et la grâce des femmes.
Ces remarques sont-elles pour vous un moyen de critiquer le nouveau féminisme?
Je me sens plus proche d’Elisabeth Badinter et de Mona Ozouf que de la femme qui a inventé #Balancetonporc, c’est clair. Certes, le mouvement #Metoo révèle des comportements inqualifiables. Mais je suis sceptique quant à la vertu de la délation, il ne faut pas que les réseaux sociaux ou les médias se substituent à la justice. Surtout, ce qui m’inquiète, c’est l’établissement d’un continuum entre la drague lourde et l’agression sexuelle. Un dragueur lourd, c’est surtout un homme qui ne plaît pas; s’il plaît, il n’est pas lourd. L’agression sexuelle, c’est tout autre chose. Or ces di érences sont en train de disparaître. Je suis révolté aussi quand j’entends la psychiatre Muriel Salmona affirmer péremptoirement que notre inconscient collectif est imprégné par la culture du viol. C’est n’importe quoi. En 2015, avait surgi après le Bataclan le slogan « Nous sommes en terrasse ». Qu’est-ce que la terrasse? Le lieu de la mixité heureuse. David Hume définissait déjà la France comme le « pays des femmes » parce que celles-ci étaient associées aux hommes dans toutes les circonstances de la vie. Je n’aime pas non plus qu’on présente la galanterie comme un avatar de la domination masculine. Non, la galanterie est un hommage à la féminité, c’est-à-dire à la grâce et à l’élégance dont je parlais tout à l’heure.
Qu’en pense votre femme? Vous êtes marié depuis plus de trente ans à Sylvie Topaloff, avocate, notamment,
“JE ME SENS PLUS PROCHE D’ELISABETH BADINTER ET DE MONA OZOUF QUE DE LA FEMME QUI A INVENTÉ #BALANCE TONPORC.”
de victimes de France Télécom et de l’amiante. Quelle place occupe-t-elle dans vos idées?
Sur cette question-là, c’est moi qui suis d’accord avec elle. Elle voit ce que les femmes ont gagné depuis cinquante ans : la maîtrise des aléas de la fécondité, la possibilité de divorcer comme elles veulent et quand elles veulent, l’accès à tous les métiers. Elle a la lucidité de s’en féliciter et même de s’en prévaloir. D’ailleurs, ma femme quitte la maison tôt le matin. Et moi j’y reste, puisque je travaille chez moi. Donc j’ai une femme qui n’a pas de clés. C’est quand même un renversement.
Et vous préparez son dîner?
Je prépare son retour.
Votre regard est extrêmement critique sur les médias, mais vous les fréquentez beaucoup, y compris la télévision. Cela ne vous dessert-il pas de voir votre pensée simplifiée?
Qui simplifie ma pensée ? Pas la télévision mais ceux qui me traitent régulièrement de réactionnaire ou de raciste. Face à cette hostilité, la télévision est pour moi un recours, une instance d’appel, une manière de dire : « Non, ce portrait est faux, voici mon visage ! »
Vous pensez vraiment que ça marche?
Bien sûr. Parce que je choisis les émissions où j’ai le temps de m’exprimer.
N’y a-t-il aucun plaisir à être un preux chevalier solitaire, un homme blessé et excommunié?
« Tu ne prendras pas la pose » est le premier commandement de ma morale. Contrairement à Renaud Camus, par exemple, qui n’a plus voix au chapitre nulle part, je ne suis pas un homme excommunié. Même au pire moment, en 2005, j’ai pu m’expliquer. Ce que je vis mal, en revanche, c’est de devoir sans cesse me justifier face à des journalistes qui se font procureurs. Reste que je peux parler. Peut-être aussi que j’aime bien les confrontations… J’ai toujours peur, quand je suis seul, de plonger dans l’hébétude. Le moraliste Nicolas Gomez Davila a dit : « L’homme ne possède pas son intelligence, son intelligence est en visite chez lui. » Il arrive que je l’attende en vain, et je me dis que, dans la confrontation, elle ne me laissera pas tomber, elle viendra à mon secours.
Vous écrivez : « Rien ne me protège, rien ne me rassure, rien ne vient combler le néant qu’aujourd’hui je suis. » Ça ressemble à une définition de la dépression.
J’ai connu des dépressions, c’est vrai. Une assez forte, deux ou trois ans après mon lymphome. Tout le monde croyait que c’était l’e et retard de la maladie. Pas du tout. J’étais bloqué. Mon intelligence avait pris la poudre d’escampette. Je restais devant mes feuilles, rien ne venait. Et je me suis dit : « Ma vie est finie. »
Comment vous en êtes-vous sorti?
E exor, un antidépresseur. Je crois beaucoup à la chimie.
Et la psychanalyse?
Des psychiatres oui, mais pas la psychanalyse. Je refuse de parler de ma mère à qui que ce soit !
A propos de chimie, vous racontez dans votre livre avoir aimé consommer du LSD. Qu’est-ce que ça vous a fait découvrir?
Parmi mes nombreux handicaps, il y a que je ne sais pas fumer. A l’époque où on me proposait du hasch, soit j’avalais trop, soit pas du tout, et je restais en rade de tous les copains qui ricanaient. Avec le LSD (que j’ai pris trois ou quatre fois dans ma vie, n’exagérons rien…), on est tous à égalité. On avale une petite pilule et on attend l’effet. Et l’e et, pour moi, a été à chaque fois merveilleux : une hilarité intarissable et des hallucinations très douces. Je me souviens d’une soirée où, avec une amie qui en avait pris aussi, nous dînions au Balzar. Je n’arrivais pas à demander l’addition au garçon qui avait une moustache. A chaque fois que je le voyais approcher, j’étais saisi d’un fou rire qui me montait du dos.
Vous plaidez pour un droit à la nostalgie. Quand avez-vous commencé à l’exercer?
Lorsque j’ai commencé à ouvrir les yeux. Je suis devenu nostalgique quand mon fils est entré au lycée Lakanal et que j’ai compris qu’il ne bénéficiait pas d’une éducation à la hauteur de celle que j’avais reçue (il s’est bien rattrapé depuis) ; quand je me suis rendu compte que la dérision régnait partout et qu’elle avait remplacé l’humour et la gaieté ; quand j’ai vu les rues envahies par les téléphones portables. Je pense souvent à ce vers magnifique de Baudelaire dans « A une passante » : « O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! » Aujourd’hui, c’est impossible : le poète en serait pour ses frais, la passante aurait les yeux rivés sur son écran. Je pourrais continuer la liste assez longtemps.
Depuis les années 1980, vous êtes critique de votre époque, alors même qu’elle a beaucoup changé. Est-ce qu’un moment de l’Histoire vous aurait parfaitement convenu?
Si j’étais le réactionnaire qu’on dit, je cite
rais Talleyrand : « Qui n’a pas connu l’Ancien Régime ne sait pas ce qu’est la douceur de vivre. » Mais comme je ne suis pas réactionnaire, je vous dirai que la vie intellectuelle en France était beaucoup plus respirable dans les années 1980 et 1990. C’était sous l’e et de la dissidence, l’illusion totalitaire s’était complètement dissipée, et les gens se parlaient. Les murs sont revenus un peu plus tard.
A quoi attribuez-vous cette radicalisation des positions?
A la montée du Front national et, après la courte parenthèse antitotalitaire, à la relève de l’antifascisme par l’antiracisme. Si on décide que l’humanité est divisée entre les racistes et les autres, alors évidemment la discussion n’est plus possible parce qu’on ne parle pas avec des racistes. Nous subissons les e ets du dévoiement de ce principe qui doit nous animer tous qu’est l’antiracisme. La vie intellectuelle en témoigne.
Est-ce que la gauche et la droite ont encore un sens pour vous?
La gauche aurait encore un sens pour moi si elle n’avait pas abandonné l’école, la République, la nation, la sécurité ; et si elle ne confondait pas l’égalité et l’égalitarisme. Quant à la droite, j’aimerais qu’elle sache être conservatrice. Or, la gauche et la droite ont ce défaut commun de ne concevoir la réalité qu’en termes économiques. L’économie, c’est important, Tocqueville l’a dit : la passion du bien-être est la passion dominante voire exclusive des démocraties. Reste qu’aujourd’hui la politique ne doit plus simplement être au service de l’économie, elle doit servir la civilisation. Et je ne suis pas sûr, à quelques exceptions près, que la gauche, la droite, ou le « en même temps » en aient vraiment conscience. D’où mon retrait par rapport à l’o re politique actuelle.
“LA GAUCHE AURAIT ENCORE UN SENS POUR MOI SI ELLE N’AVAIT PAS ABANDONNÉ L’ÉCOLE, LA RÉPUBLIQUE, LA NATION, LA SÉCURITÉ.”
Vous ne votez pas?
Si, et je n’ai pas voté Marine Le Pen en 2017.
Vous avez rencontré Emmanuel Macron?
Oui, je l’ai rencontré à un dîner, quelques semaines avant qu’il ne déclare sa candidature. C’est un homme qui veut séduire, et il sait s’y prendre. Il vous regarde dans les yeux, il vous parle. Ce qui m’avait frappé dans cette entrevue, c’est l’attitude de sa femme, qui défendait une laïcité intransigeante. Pour ma part, j’ai essayé de dire à Macron que l’opposition conservateur-progressiste ne me paraissait pas pertinente, parce que le conservatisme ce n’est pas forcément l’immobilisme : il faut agir pour sauver ce qui peut l’être. Il a dit : « C’est très intéressant, je vais y réfléchir. » Je ne pense pas l’avoir influencé sur ce point… Par la suite, je l’ai revu à la remise de la Légion d’honneur à Michel Houellebecq. Nous étions une vingtaine à l’Elysée. Il est resté deux heures. Là encore, c’est tout l’art de Macron de donner aux gens l’impression qu’il est disponible. Et puis il m’a téléphoné au lendemain de ma mésaventure du boulevard du Montparnasse lors de la manifestation des « gilets jaunes ». Nous avons parlé une demiheure et il m’a fait part de son inquiétude devant la pression migratoire, alors même que je ne lui demandais rien.
Quel est votre regard aujourd’hui sur le mouvement des « gilets jaunes »?
J’ai soutenu les « gilets jaunes » au début du mouvement parce que c’était un sursaut de dignité d’une France négligée : Issoudun, Villeneuve-sur-Lot, des petites villes dont on ne parlait pas parce qu’on avait les yeux rivés sur les métropoles et les quartiers sensibles. Tout à coup, des gens revêtent un gilet fluorescent pour dire « on existe, notre vie n’est pas facile », et en plus, ils se réapproprient les rondspoints, ce grand symbole de l’âge des flux, pour en faire des places de village. Mais le mouvement s’est vite corrompu du fait de sa trop forte médiatisation. Les manifestations étaient di usées en intégralité comme les étapes du Tour de France. On interviewait les chefs de file, ils passaient sur toutes les chaînes, ils ont pris la grosse tête. C’est dommage, quelque chose s’est perdu. Et puis le « soralisme » [l’idéologie d’Alain Soral, NDLR] a di usé parmi les « gilets jaunes ». Tout d’un coup, le sionisme a surgi au coeur des griefs de la France périphérique. Evidemment, ça m’a attristé, mais nous aurions tort de mépriser le mouvement. Cette France-là, qui habite dans des pavillons, qui n’est pas entourée par la beauté du monde, mérite d’être prise en considération.
Vous avez écrit dans « l’Obs », en août 2017 : « Dans le cadre du grand combat contre les discriminations, Macron célèbre d’un même souffle Giono et IAM, la littérature et les rappeurs. » Est-ce qu’il mélange tout?
Son « en même temps », en tout cas, donne parfois la migraine : il défend la langue française et pourtant la campagne électorale était pleine de co-workers, de team building, de bottom-up, etc. Il nous explique qu’il n’y a pas de culture française mais seulement une culture en France. Et il a tendance à mettre tout sur le même plan. Or on n’est pas là pour transmettre tout, on est là pour sélectionner. Il faut lutter impitoyablement contre toutes les formes de racisme mais réhabiliter sans tarder le terme de « discrimination ». Parce que discriminer, c’est juger et juger est une activité essentielle à l’être humain.
Discriminer les idées, pas les personnes?
Il y a des gens dont on peut juger l’oeuvre préférable à d’autres. On a le droit de mettre les poètes plus haut que les rappeurs. On en a même le devoir.
Et vous, quelle oeuvre êtes-vous en train de construire?
Je ne sais pas.
Ce n’est pas l’oeuvre d’un écrivain, vous dites que vous n’êtes pas écrivain…
Peut-être que si. Je dis que je n’ai pas d’identité substantielle. Je ne sais pas ce que je suis. Je ne peux pas m’appuyer sur ce que j’ai écrit hier pour penser que je vais être encore capable d’écrire demain. Je n’ai aucune certitude, aucune garantie.
En tout cas, vous n’écrivez pas de la littérature. Et vous ne faites pas à proprement parler de la philosophie.
Peut-être que si.
Appliquée à l’actualité alors…
Foucault disait que le rôle de la philosophie c’est de diagnostiquer le présent. Péguy disait : «Je travaille par quinzaines. » Je sais toute la distance qui me sépare du génie de Péguy, mais je m’inscris, avec mes faibles moyens, dans cette filiation, et j’essaye de répondre à la question : « Qu’est-ce qui se passe ? »
Quelle est votre consommation médiatique et culturelle en dehors des livres?
Je vais parfois au cinéma. J’ai détesté le dernier Tarantino (alors que j’adore « Jackie Brown »). Il venge Sharon Tate en profanant sa vie et sa mort, c’est vraiment dégoûtant. Et je regarde des séries : « The West Wing », « The Wire », « Chernobyl », les inimaginables séances de psychanalyse des « Sopranos », mais aussi – nostalgie d’une époque et d’une classe que je n’ai pas connues – « Downton Abbey ». J’aimerais pouvoir dire que je consacre tout mon loisir à la lecture, à la musique et aux musées, mais ce n’est pas le cas.
Vous dites que vous n’avez pas changé depuis vos premiers livres. Est-ce que votre public, lui, a changé, et qu’est-ce que ça vous donne comme responsabilité?
Les gens que je rencontre – ceux qui ne me font pas de quenelle et qui ne me crient pas « taisez-vous, taisez-vous ! » – me disent : « Continuez, ne vous laissez pas impressionner, on a besoin de vous. » Je ne sais pas ce qu’il faut en penser, mais je crois que le politiquement correct pose un vrai problème aujourd’hui, et que mes lecteurs ou auditeurs me savent gré de lui résister. La seule responsabilité que je me reconnaisse, c’est de rechercher la vérité et de continuer à dire ce qui me semble vrai, quelles que puissent être les conséquences.
“NOUS AURIONS TORT DE MÉPRISER LE MOUVEMENT DES GILETS JAUNES.”