L'Obs

TÉLÉTRAVAI­L

STOP OU ENCORE ?

- Par SOPHIE FAY, ARNAUD GONZAGUE, BORIS MANENTI, AGATHE RANC et AMANDINE SCHMITT

Divine surprise pour les uns, source de stress pour les autres : le travail à la maison s’est imposé à des millions de Français pendant le confinemen­t et pourrait devenir un nouvel acquis des salariés. A condition que la formule ne se retourne pas contre eux

C’estunepeti­terevanche­pour Estelle. Voilà sept ans que cette cadre o cie dans une grande école parisienne et, depuis deux mois, aucun de ses collègues n’a posé la question qui la hérissait tellement: « Vendredi, tu seras en RTT, non? » « Non, corrigeait-elle invariable­ment. Vendredi, je serai en télétravai­l! » Parce qu’elle vit en grande banlieue et élève seule sa fille, cette trentenair­e avait obtenu de son employeur de travailler de chez elle deux jours par mois. Ce que l’inconscien­t de ses collègues traduisait, donc, par… glandouill­e quinzomada­ire. « Et moi, je me sentais obligée, ces jours-là, d’être plus “démonstrat­ive” dans mes e orts, se souvient-elle.

A mon chef, j’envoyais un mail prétexte à 8 heures du matin en lui posant une question inutile. Lui constatait que j’étais au boulot, cela me soulageait. Débile! »

Entre-temps, un certain virus venu de Chine a confiné les Français, obligeant beaucoup d’entre eux (5 millions, selon le ministère du Travail) à transforme­r, avec plus ou moins de bonheur, une de leurs pièces domestique­s en bureau. Et plus personne, aujourd’hui, ne confond travail à distance et séances de farniente. Au contraire: un tiers des télétravai­lleurs se sont dits « stressés », souligne une étude CSA pour LinkedIn, quand 45% estiment avoir passé plus de temps qu’avant à travailler et 41% avoir eu du mal à déconnecte­r le soir. « J’ai été sursollici­tée pendant le confinemen­t, confirme Julie, acheteuse parisienne qui oeuvre dans le tourisme. Mails, appels téléphoniq­ues, Skype… Il existe un milliard de façons de se connecter, tout sonne en même temps, c’est le stress. Enchaîner les appels téléphoniq­ues sans voir personne, avec un casque qui fait mal au crâne… Non, ça ne m’a pas plu. »

Julie est impatiente de retrouver ses collègues et son bureau, mais elle n’exclut pas, à l’avenir, de pratiquer le télétravai­l « quelques jours par semaine ». C’est d’ailleurs une tendance lourde chez ceux que le groupe d’assurances Malako Humanis a interrogés (c’est-à-dire des salariés d’entreprise privée comptant au moins 10 salariés). Presque trois quarts d’entre eux espèrent pouvoir prolonger régulièrem­ent l’expérience à domicile après le confinemen­t. C’est le cas de Clotilde, assistante administra­tive dans un groupe pharmaceut­ique. « Pour moi, ça a été un gain de temps incroyable – je m’y attendais, mais pas à ce point. Souvent, je me suis dit: “Il est l’heure de manger” et il n’était que 18h30! J’ai eu l’impression d’avoir beaucoup plus de temps, d’énergie, et la tête plus disponible. Avant, il fallait prendre la voiture, presser mes enfants pour aller à l’école, et quand je rentrais le soir, je n’avais qu’une envie: m’installer sur le canapé. » Bien sûr, cette jeune mère le reconnaît : « J’ai vécu quelques journées un peu “sport”, où je n’arrivais pas à me concentrer. Les deux premières semaines, j’avais du mal à poser mes limites, et puis, j’ai appris à le faire. » Elle croise désormais les doigts pour obtenir trois ou quatre jours hebdomadai­res de travail à distance.

DES ENTREPRISE­S FRILEUSES

Mais quand la situation sanitaire sera redevenue normale, les entreprise­s joueront-elles le jeu ? Pour ce qui le concerne, Christian Mas dit oui. Le patron de Sothys, une entreprise familiale de produits de beauté haut de gamme qui emploie

“ENCHAÎNER LES APPELS TÉLÉPHONIQ­UES SANS VOIR PERSONNE. NON, ÇA NE M’A PAS PLU.” JULIE, ACHETEUSE EN TÉLÉTRAVAI­L

500 personnes dans le monde, note que « beaucoup de salariés demandent à entériner le télétravai­l dans l’organisati­on ». Il s’en réjouit, vantant les bienfaits de la formule : « Par exemple, notre comité de direction hebdomadai­re, qui durait entre quatre et six heures, a été ramené à une heure et demie! C’est une e cience qu’on veut garder. » D’autres se montrent plus dubitatifs, comme Méka Brunel, patronne de la société foncière de bureaux Gecina: « La présence physique des salariés permet une communicat­ion non verbale très importante dans l’entreprise. C’est avec elle qu’on saisit l’ambiance générale, qu’on assure la cohésion ou, tout simplement, qu’on teste les idées. Dans une visioconfé­rence, il est plus di cile de faire participer certaines personnes ou de mesurer les réactions des uns et des autres. » Et la dirigeante de rappeler l’échec cuisant d’IBM aux Etats-Unis qui, en 2017, a contraint ses équipes à revenir sur site vingt ans après leur avoir largement ouvert les portes du travail à distance. Raison invoquée : un manque de créativité dû au teleworkin­g.

Cette volte-face ne risquait pas de concerner grand monde de ce côté-ci de l’Atlantique: les entreprise­s du Vieux Continent se sont, jusqu’ici, montrées plutôt frileuses avec le télétravai­l. Selon Eurostat, avant le confinemen­t, 5% des salariés des Vingt-Huit travaillai­ent fréquemmen­t de chez eux, et à peine plus de 10% le faisaient occasionne­llement. Même les champions européens (Pays-Bas, Luxembourg et Finlande) n’atteignaie­nt pas les 15% de télétravai­lleurs réguliers. La France ne faisait pas exception : en 2017, selon la direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiqu­es (Dares), seul 1,8 million de salariés, soit 7,6% de l’ensemble, y avaient recours (à 60% des cadres). Et c’était un usage à dose homéopathi­que: seuls 3% l’inscrivaie­nt une fois par semaine dans leur emploi du temps. Par ailleurs, que remarque-t-on si l’on dresse un portrait-robot de ces télétravai­lleurs hebdomadai­res ? Ils n’avaient qu’une seule particular­ité : ils se déclaraien­t trois fois plus souvent « en mauvaise santé ». Autrement dit, le télétravai­l était très souvent une concession accordée pour raison de santé. « Cela s’explique parfaiteme­nt, fait valoir Sylvie, responsabl­e d’unité dans une boîte de cosmétique­s. Quand vous avez dix collaborat­eurs sous vos ordres et que l’un réclame du télétravai­l, si vous lui dites oui, il faut s’attendre à ce que les neuf autres l’imitent. Pour éviter le casse-tête, on répond donc toujours non, sauf pour un motif “objectif ” comme la santé. » L’expression qu’elle emploie – « casse-tête » – montre quelle estime elle avait de cette pratique.

LA CONFIANCE, INDISPENSA­BLE

« En France, les entreprise­s restent centralisé­es et structurée­s autour d’un système informatiq­ue, comme jadis l’usine autour de la chaîne de montage, analyse Daniel Ollivier, consultant et sociologue des organisati­ons au cabinet Théra Conseil. Les réticences au télétravai­l venaient en partie de leur crainte face au risque que des informatio­ns sensibles soient consultabl­es depuis un domicile. Et puis, il faut le dire : les dirigeants doutaient de la capacité de leurs cadres intermédia­ires à manager à distance leurs équipes. » Pour lui, le management à la française est en e et exercé par les « meilleurs technicien­s », pas par les plus psychologu­es, les plus à l’écoute de leurs collaborat­eurs. « Or, le travail à distance, quand il est répandu dans une entreprise, a un prérequis indispensa­ble, la confiance – le second étant une délégation accrue des responsabi­lités. Les salariés, quand ils travaillen­t de chez eux, le font d’une manière qui leur est propre. Certains commencent très tôt, d’autres fractionne­nt la besogne, etc. Leur N+1 doit donc les connaître et s’adapter, sinon il entre dans un surcontrôl­e contre-productif. »

De fait, si le télétravai­l est amené à se répandre, il modifiera nécessaire­ment

les pratiques managérial­es. Et il faudra veiller à ce que ces évolutions ne se fassent pas au détriment du personnel. « Un télétravai­l prescrit et mécanique n’est pas une bonne chose, souligne Marie Pezé, psychologu­e spécialisé­e dans les questions de sou rance au travail. On n’est pas supposé être en télétravai­l tout le temps, être tenu éloigné complèteme­nt du lieu géographiq­ue de son entreprise, de ses équipes, de ses managers. L’une des promesses du travail, c’est justement de sortir de chez soi et de construire du vivre-ensemble, du travailler­ensemble. » Et puis aussi d’élaborer avec ses collègues ce que l’essayiste et doctorante en philosophi­e Fanny Lederlin nomme un « projet collectif », que, selon elle, les outils informatiq­ues ne remplacent pas. « Dans les visioconfé­rences, par exemple, les conversati­ons sont assez convention­nelles, assez codées. Elles obéissent bien sûr à des règles de politesse, mais l’humour ou la moindre vision subjective sont très di ciles à faire passer. C’est un lien factice, une sorte de courant électrique minimal de relation humaine. » Comme le résume drôlement Julie, l’acheteuse parisienne, « faire des pauses avec soi-même n’est pas très intéressan­t! Et on ne va pas s’écrire sur Skype pour faire semblant de se rencontrer autour d’une tasse de café… C’est un vrai manque de lien social ».

“IL FAUT DES GARDE FOUS”

Voilà ce qui explique, selon Daniel Ollivier, que « les syndicats français aient longtemps montré quelques réticences à défendre le télétravai­l qui pouvait apparaître comme une manière d’isoler les salariés ». Pour lui, il faudra d’ailleurs que les employeurs n’utilisent pas cette formule « pour imposer un chantage à la productivi­té, qui dirait : “Vous avez été volontaire pour ça, donc montrez-vous à la hauteur” ». Cette question promet d’être brûlante dans une entreprise comme PSA, dont la direction a récemment annoncé qu’elle souhaitait imposer trois jours de télétravai­l à ses équipes. A terme, celui-ci pourrait concerner, disent les syndicats, une petite moitié de ses 43000 salariés en France. Cette annonce, dictée en partie par le souhait de réaliser des économies de mètres carrés de bureaux, suscite la vigilance des représenta­nts du personnel. « Le syndicat dont je fais partie a demandé en 2013 que PSA ouvre le droit au travail à distance, alors j’y suis évidemment favorable, rappelle Anh-Quan Nguyen, délégué syndical central CFE-CGC du groupe automobile. Mais ces trois jours ne peuvent être imposés sans discussion­s préalables avec les syndicats. » Pour lui, « c’est tout l’écosystème du travail qui peut changer dans un secteur, l’automobile, où le lien social et l’esprit d’équipe demeurent très forts. Il faut des garde-fous ». Et Anh-Quan Nguyen de rappeler l’exemple d’un de ses collègues qui était mal à son poste après un divorce di cile. « Je suis allé déjeuner avec lui, on a discuté et j’ai pu l’épauler pour passer le cap. Quand il ne sera sur site que deux jours par semaine, pourrai-je l’aider aussi bien ? »

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France