TÉLÉTRAVAIL
STOP OU ENCORE ?
Divine surprise pour les uns, source de stress pour les autres : le travail à la maison s’est imposé à des millions de Français pendant le confinement et pourrait devenir un nouvel acquis des salariés. A condition que la formule ne se retourne pas contre eux
C’estunepetiterevanchepour Estelle. Voilà sept ans que cette cadre o cie dans une grande école parisienne et, depuis deux mois, aucun de ses collègues n’a posé la question qui la hérissait tellement: « Vendredi, tu seras en RTT, non? » « Non, corrigeait-elle invariablement. Vendredi, je serai en télétravail! » Parce qu’elle vit en grande banlieue et élève seule sa fille, cette trentenaire avait obtenu de son employeur de travailler de chez elle deux jours par mois. Ce que l’inconscient de ses collègues traduisait, donc, par… glandouille quinzomadaire. « Et moi, je me sentais obligée, ces jours-là, d’être plus “démonstrative” dans mes e orts, se souvient-elle.
A mon chef, j’envoyais un mail prétexte à 8 heures du matin en lui posant une question inutile. Lui constatait que j’étais au boulot, cela me soulageait. Débile! »
Entre-temps, un certain virus venu de Chine a confiné les Français, obligeant beaucoup d’entre eux (5 millions, selon le ministère du Travail) à transformer, avec plus ou moins de bonheur, une de leurs pièces domestiques en bureau. Et plus personne, aujourd’hui, ne confond travail à distance et séances de farniente. Au contraire: un tiers des télétravailleurs se sont dits « stressés », souligne une étude CSA pour LinkedIn, quand 45% estiment avoir passé plus de temps qu’avant à travailler et 41% avoir eu du mal à déconnecter le soir. « J’ai été sursollicitée pendant le confinement, confirme Julie, acheteuse parisienne qui oeuvre dans le tourisme. Mails, appels téléphoniques, Skype… Il existe un milliard de façons de se connecter, tout sonne en même temps, c’est le stress. Enchaîner les appels téléphoniques sans voir personne, avec un casque qui fait mal au crâne… Non, ça ne m’a pas plu. »
Julie est impatiente de retrouver ses collègues et son bureau, mais elle n’exclut pas, à l’avenir, de pratiquer le télétravail « quelques jours par semaine ». C’est d’ailleurs une tendance lourde chez ceux que le groupe d’assurances Malako Humanis a interrogés (c’est-à-dire des salariés d’entreprise privée comptant au moins 10 salariés). Presque trois quarts d’entre eux espèrent pouvoir prolonger régulièrement l’expérience à domicile après le confinement. C’est le cas de Clotilde, assistante administrative dans un groupe pharmaceutique. « Pour moi, ça a été un gain de temps incroyable – je m’y attendais, mais pas à ce point. Souvent, je me suis dit: “Il est l’heure de manger” et il n’était que 18h30! J’ai eu l’impression d’avoir beaucoup plus de temps, d’énergie, et la tête plus disponible. Avant, il fallait prendre la voiture, presser mes enfants pour aller à l’école, et quand je rentrais le soir, je n’avais qu’une envie: m’installer sur le canapé. » Bien sûr, cette jeune mère le reconnaît : « J’ai vécu quelques journées un peu “sport”, où je n’arrivais pas à me concentrer. Les deux premières semaines, j’avais du mal à poser mes limites, et puis, j’ai appris à le faire. » Elle croise désormais les doigts pour obtenir trois ou quatre jours hebdomadaires de travail à distance.
DES ENTREPRISES FRILEUSES
Mais quand la situation sanitaire sera redevenue normale, les entreprises joueront-elles le jeu ? Pour ce qui le concerne, Christian Mas dit oui. Le patron de Sothys, une entreprise familiale de produits de beauté haut de gamme qui emploie
“ENCHAÎNER LES APPELS TÉLÉPHONIQUES SANS VOIR PERSONNE. NON, ÇA NE M’A PAS PLU.” JULIE, ACHETEUSE EN TÉLÉTRAVAIL
500 personnes dans le monde, note que « beaucoup de salariés demandent à entériner le télétravail dans l’organisation ». Il s’en réjouit, vantant les bienfaits de la formule : « Par exemple, notre comité de direction hebdomadaire, qui durait entre quatre et six heures, a été ramené à une heure et demie! C’est une e cience qu’on veut garder. » D’autres se montrent plus dubitatifs, comme Méka Brunel, patronne de la société foncière de bureaux Gecina: « La présence physique des salariés permet une communication non verbale très importante dans l’entreprise. C’est avec elle qu’on saisit l’ambiance générale, qu’on assure la cohésion ou, tout simplement, qu’on teste les idées. Dans une visioconférence, il est plus di cile de faire participer certaines personnes ou de mesurer les réactions des uns et des autres. » Et la dirigeante de rappeler l’échec cuisant d’IBM aux Etats-Unis qui, en 2017, a contraint ses équipes à revenir sur site vingt ans après leur avoir largement ouvert les portes du travail à distance. Raison invoquée : un manque de créativité dû au teleworking.
Cette volte-face ne risquait pas de concerner grand monde de ce côté-ci de l’Atlantique: les entreprises du Vieux Continent se sont, jusqu’ici, montrées plutôt frileuses avec le télétravail. Selon Eurostat, avant le confinement, 5% des salariés des Vingt-Huit travaillaient fréquemment de chez eux, et à peine plus de 10% le faisaient occasionnellement. Même les champions européens (Pays-Bas, Luxembourg et Finlande) n’atteignaient pas les 15% de télétravailleurs réguliers. La France ne faisait pas exception : en 2017, selon la direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares), seul 1,8 million de salariés, soit 7,6% de l’ensemble, y avaient recours (à 60% des cadres). Et c’était un usage à dose homéopathique: seuls 3% l’inscrivaient une fois par semaine dans leur emploi du temps. Par ailleurs, que remarque-t-on si l’on dresse un portrait-robot de ces télétravailleurs hebdomadaires ? Ils n’avaient qu’une seule particularité : ils se déclaraient trois fois plus souvent « en mauvaise santé ». Autrement dit, le télétravail était très souvent une concession accordée pour raison de santé. « Cela s’explique parfaitement, fait valoir Sylvie, responsable d’unité dans une boîte de cosmétiques. Quand vous avez dix collaborateurs sous vos ordres et que l’un réclame du télétravail, si vous lui dites oui, il faut s’attendre à ce que les neuf autres l’imitent. Pour éviter le casse-tête, on répond donc toujours non, sauf pour un motif “objectif ” comme la santé. » L’expression qu’elle emploie – « casse-tête » – montre quelle estime elle avait de cette pratique.
LA CONFIANCE, INDISPENSABLE
« En France, les entreprises restent centralisées et structurées autour d’un système informatique, comme jadis l’usine autour de la chaîne de montage, analyse Daniel Ollivier, consultant et sociologue des organisations au cabinet Théra Conseil. Les réticences au télétravail venaient en partie de leur crainte face au risque que des informations sensibles soient consultables depuis un domicile. Et puis, il faut le dire : les dirigeants doutaient de la capacité de leurs cadres intermédiaires à manager à distance leurs équipes. » Pour lui, le management à la française est en e et exercé par les « meilleurs techniciens », pas par les plus psychologues, les plus à l’écoute de leurs collaborateurs. « Or, le travail à distance, quand il est répandu dans une entreprise, a un prérequis indispensable, la confiance – le second étant une délégation accrue des responsabilités. Les salariés, quand ils travaillent de chez eux, le font d’une manière qui leur est propre. Certains commencent très tôt, d’autres fractionnent la besogne, etc. Leur N+1 doit donc les connaître et s’adapter, sinon il entre dans un surcontrôle contre-productif. »
De fait, si le télétravail est amené à se répandre, il modifiera nécessairement
les pratiques managériales. Et il faudra veiller à ce que ces évolutions ne se fassent pas au détriment du personnel. « Un télétravail prescrit et mécanique n’est pas une bonne chose, souligne Marie Pezé, psychologue spécialisée dans les questions de sou rance au travail. On n’est pas supposé être en télétravail tout le temps, être tenu éloigné complètement du lieu géographique de son entreprise, de ses équipes, de ses managers. L’une des promesses du travail, c’est justement de sortir de chez soi et de construire du vivre-ensemble, du travaillerensemble. » Et puis aussi d’élaborer avec ses collègues ce que l’essayiste et doctorante en philosophie Fanny Lederlin nomme un « projet collectif », que, selon elle, les outils informatiques ne remplacent pas. « Dans les visioconférences, par exemple, les conversations sont assez conventionnelles, assez codées. Elles obéissent bien sûr à des règles de politesse, mais l’humour ou la moindre vision subjective sont très di ciles à faire passer. C’est un lien factice, une sorte de courant électrique minimal de relation humaine. » Comme le résume drôlement Julie, l’acheteuse parisienne, « faire des pauses avec soi-même n’est pas très intéressant! Et on ne va pas s’écrire sur Skype pour faire semblant de se rencontrer autour d’une tasse de café… C’est un vrai manque de lien social ».
“IL FAUT DES GARDE FOUS”
Voilà ce qui explique, selon Daniel Ollivier, que « les syndicats français aient longtemps montré quelques réticences à défendre le télétravail qui pouvait apparaître comme une manière d’isoler les salariés ». Pour lui, il faudra d’ailleurs que les employeurs n’utilisent pas cette formule « pour imposer un chantage à la productivité, qui dirait : “Vous avez été volontaire pour ça, donc montrez-vous à la hauteur” ». Cette question promet d’être brûlante dans une entreprise comme PSA, dont la direction a récemment annoncé qu’elle souhaitait imposer trois jours de télétravail à ses équipes. A terme, celui-ci pourrait concerner, disent les syndicats, une petite moitié de ses 43000 salariés en France. Cette annonce, dictée en partie par le souhait de réaliser des économies de mètres carrés de bureaux, suscite la vigilance des représentants du personnel. « Le syndicat dont je fais partie a demandé en 2013 que PSA ouvre le droit au travail à distance, alors j’y suis évidemment favorable, rappelle Anh-Quan Nguyen, délégué syndical central CFE-CGC du groupe automobile. Mais ces trois jours ne peuvent être imposés sans discussions préalables avec les syndicats. » Pour lui, « c’est tout l’écosystème du travail qui peut changer dans un secteur, l’automobile, où le lien social et l’esprit d’équipe demeurent très forts. Il faut des garde-fous ». Et Anh-Quan Nguyen de rappeler l’exemple d’un de ses collègues qui était mal à son poste après un divorce di cile. « Je suis allé déjeuner avec lui, on a discuté et j’ai pu l’épauler pour passer le cap. Quand il ne sera sur site que deux jours par semaine, pourrai-je l’aider aussi bien ? »