GARE AUX ÉLÉPHANTS BLANCS
Il y a quelques jours, le directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations a annoncé la mise en chantier d’une plateforme en ligne destinée aux touristes étrangers qui souhaitent découvrir la
France. L’objectif est de rivaliser avec les géants américains du secteur, à commencer par
Booking et Airbnb. Rien que ça !
Il est compréhensible, dans le contexte actuel, que les pouvoirs publics redoublent d’efforts dans leurs tentatives d’aider les entreprises. Le tourisme, un important vivier d’emplois, est l’une des filières les plus touchées par la crise. Pour autant, est-ce raisonnable de se lancer dans une telle aventure ?
Il faut d’abord rappeler l’échelle à laquelle ces entreprises opèrent. Booking, par exemple, est disponible en 43 langues et dépense chaque année de 4 à 5 milliards – oui, milliards ! – de dollars en publicité sur Google pour améliorer son référencement et assurer sa visibilité auprès du plus grand nombre. La nouvelle plateforme de la Caisse des Dépôts pourra-t-elle jouer dans la même catégorie ?
A cela s’ajoute une autre difficulté. Comme toutes les grandes entreprises numériques, Booking et Airbnb génèrent ce que les économistes appellent des rendements croissants d’échelle. La puissance de leurs effets de réseau, à la fois côté offre (les hôtels) et côté demande (les touristes), est un avantage compétitif qui leur permet de croître plus vite que leurs concurrents tout en améliorant constamment la qualité du service rendu, notamment grâce à la collecte de données à grande échelle.
En présence de ces effets de réseau, les tentatives de faire concurrence directement à une entreprise dominante sont toujours vouées à l’échec. C’est vrai pour les projets dérisoires mis en chantier par la puissance publique : qui se souvient de Quaero, le moteur de recherche européen censé concurrencer Google ? De CloudWatt, la plateforme de cloud computing lancée par Orange dans le cadre du projet de déployer un « cloud souverain » face à Amazon et Microsoft ? C’est vrai, aussi, lorsque les géants numériques se font concurrence entre eux. Microsoft a cherché à percer sur le marché des systèmes d’exploitation pour smartphone, mais n’a pu s’imposer face au duopole Apple-Android. Google a lamentablement échoué dans sa tentative de lancer un réseau social (Google+) pour contrer Facebook.
Telle est la loi d’airain sur les marchés numériques : les positions dominantes sont imprenables. Les cartes ne sont redistribuées que lorsqu’une entreprise trébuche (comme Uber à la fin 2016) ou qu’une vague de progrès technologique change l’équation économique de tout un secteur.
Plutôt que de dilapider des ressources dans des éléphants blancs, au croisement du souverainisme et du clientélisme, il est temps de mettre à niveau notre politique industrielle. Il est vain d’affronter directement les géants numériques déjà dominants sur leur marché. En revanche, d’innombrables marchés restent encore à prendre. Des marchés sur lesquels la transition numérique n’est pas encore parvenue à son terme et où aucun géant américain (ou chinois) n’a encore pris de position dominante.
Un exemple, le marché de la santé. Plusieurs grandes entreprises numériques s’y intéressent de près, à commencer par Amazon et Apple. Mais il n’y a pas encore d’équivalent d’un « Google de la santé ». Alors que la pandémie de Covid-19 révèle les faiblesses du système sanitaire et provoque déjà l’envol de la télémédecine, les pouvoirs publics ne devraient-ils pas mettre les bouchées doubles pour faire grandir en France les futurs géants numériques du secteur ?
Un autre exemple, l’alimentation. Amazon domine le commerce en ligne à l’échelle mondiale. En revanche, après des années d’efforts, elle n’est toujours pas parvenue à percer sur le marché de la vente de produits alimentaires – au point que Jeff Bezos s’est résigné, par impatience, à acheter la chaîne de magasins alimentaires Whole Foods en 2017 pour 13,4 milliards de dollars. Depuis, malgré quelques ajustements, les choses n’ont pas beaucoup évolué : l’alimentation reste un mystère que même Amazon n’arrive pas à percer.
Or, comme dans la santé, la pandémie de Covid-19 redistribue les cartes dans ce secteur. Pendant la période de confinement, les Français se sont convertis aux courses en ligne. Ce faisant, ils ont découvert à quel point le commerce alimentaire était à la traîne en matière de numérique : catalogues restreints, sites web hors d’âge, applications peu ergonomiques. Plutôt que de faire la course loin derrière Booking et Airbnb dans le tourisme, ne pourrait-on pas faciliter l’émergence d’entreprises numériques françaises dans l’alimentation, où tout reste à faire, et les aider à prendre position à l’échelle globale ?