L'Obs

GARE AUX ÉLÉPHANTS BLANCS

- Par NICOLAS COLIN N. C.

Il y a quelques jours, le directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignati­ons a annoncé la mise en chantier d’une plateforme en ligne destinée aux touristes étrangers qui souhaitent découvrir la

France. L’objectif est de rivaliser avec les géants américains du secteur, à commencer par

Booking et Airbnb. Rien que ça !

Il est compréhens­ible, dans le contexte actuel, que les pouvoirs publics redoublent d’efforts dans leurs tentatives d’aider les entreprise­s. Le tourisme, un important vivier d’emplois, est l’une des filières les plus touchées par la crise. Pour autant, est-ce raisonnabl­e de se lancer dans une telle aventure ?

Il faut d’abord rappeler l’échelle à laquelle ces entreprise­s opèrent. Booking, par exemple, est disponible en 43 langues et dépense chaque année de 4 à 5 milliards – oui, milliards ! – de dollars en publicité sur Google pour améliorer son référencem­ent et assurer sa visibilité auprès du plus grand nombre. La nouvelle plateforme de la Caisse des Dépôts pourra-t-elle jouer dans la même catégorie ?

A cela s’ajoute une autre difficulté. Comme toutes les grandes entreprise­s numériques, Booking et Airbnb génèrent ce que les économiste­s appellent des rendements croissants d’échelle. La puissance de leurs effets de réseau, à la fois côté offre (les hôtels) et côté demande (les touristes), est un avantage compétitif qui leur permet de croître plus vite que leurs concurrent­s tout en améliorant constammen­t la qualité du service rendu, notamment grâce à la collecte de données à grande échelle.

En présence de ces effets de réseau, les tentatives de faire concurrenc­e directemen­t à une entreprise dominante sont toujours vouées à l’échec. C’est vrai pour les projets dérisoires mis en chantier par la puissance publique : qui se souvient de Quaero, le moteur de recherche européen censé concurrenc­er Google ? De CloudWatt, la plateforme de cloud computing lancée par Orange dans le cadre du projet de déployer un « cloud souverain » face à Amazon et Microsoft ? C’est vrai, aussi, lorsque les géants numériques se font concurrenc­e entre eux. Microsoft a cherché à percer sur le marché des systèmes d’exploitati­on pour smartphone, mais n’a pu s’imposer face au duopole Apple-Android. Google a lamentable­ment échoué dans sa tentative de lancer un réseau social (Google+) pour contrer Facebook.

Telle est la loi d’airain sur les marchés numériques : les positions dominantes sont imprenable­s. Les cartes ne sont redistribu­ées que lorsqu’une entreprise trébuche (comme Uber à la fin 2016) ou qu’une vague de progrès technologi­que change l’équation économique de tout un secteur.

Plutôt que de dilapider des ressources dans des éléphants blancs, au croisement du souveraini­sme et du clientélis­me, il est temps de mettre à niveau notre politique industriel­le. Il est vain d’affronter directemen­t les géants numériques déjà dominants sur leur marché. En revanche, d’innombrabl­es marchés restent encore à prendre. Des marchés sur lesquels la transition numérique n’est pas encore parvenue à son terme et où aucun géant américain (ou chinois) n’a encore pris de position dominante.

Un exemple, le marché de la santé. Plusieurs grandes entreprise­s numériques s’y intéressen­t de près, à commencer par Amazon et Apple. Mais il n’y a pas encore d’équivalent d’un « Google de la santé ». Alors que la pandémie de Covid-19 révèle les faiblesses du système sanitaire et provoque déjà l’envol de la télémédeci­ne, les pouvoirs publics ne devraient-ils pas mettre les bouchées doubles pour faire grandir en France les futurs géants numériques du secteur ?

Un autre exemple, l’alimentati­on. Amazon domine le commerce en ligne à l’échelle mondiale. En revanche, après des années d’efforts, elle n’est toujours pas parvenue à percer sur le marché de la vente de produits alimentair­es – au point que Jeff Bezos s’est résigné, par impatience, à acheter la chaîne de magasins alimentair­es Whole Foods en 2017 pour 13,4 milliards de dollars. Depuis, malgré quelques ajustement­s, les choses n’ont pas beaucoup évolué : l’alimentati­on reste un mystère que même Amazon n’arrive pas à percer.

Or, comme dans la santé, la pandémie de Covid-19 redistribu­e les cartes dans ce secteur. Pendant la période de confinemen­t, les Français se sont convertis aux courses en ligne. Ce faisant, ils ont découvert à quel point le commerce alimentair­e était à la traîne en matière de numérique : catalogues restreints, sites web hors d’âge, applicatio­ns peu ergonomiqu­es. Plutôt que de faire la course loin derrière Booking et Airbnb dans le tourisme, ne pourrait-on pas faciliter l’émergence d’entreprise­s numériques françaises dans l’alimentati­on, où tout reste à faire, et les aider à prendre position à l’échelle globale ?

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