DANS MA WEB SALLE DE CLASSE
Je vous envoie un petit bonus avec mes devoirs », m’écrit une élève de 6e.
Il s’agit de trois vidéos dans lesquelles elle se filme en « time lapse ». On la voit, en accéléré, souriante et concentrée, en train d’e ectuer des exercices. Elle a rajouté une musique type youtubeuse beauté. A la fin, elle montre à l’objectif le travail terminé.
Un esprit grincheux pourrait entamer une petite déploration : narcissisme, tutorielisation du savoir, labeur minute, désanctuarisation ultime des cadres de l’enseignement… Il aurait tort. Car ce n’est là qu’un modeste exemple des multiples voies par lesquelles le télé-enseignement permet de comprendre les visées ou démarches de chacun. Des dimensions de l’enseignement rarement accessibles au sein d’une classe conventionnelle s’y dévoilent sous des formes aussi variées qu’intimes.
Le caractère inédit, bricolé, souvent foireux, de cet enseignement d’urgence pousse les élèves à rechercher des solutions, à participer au travail d’élaboration et même, comme mon élève, à faire preuve d’initiative quand, d’habitude, ils se fient à la tradition ou aux méthodes en vigueur. Le professeur, lui, révèle publiquement, souvent à son corps défendant, ses doutes, ses ratages et ses stratégies. Ainsi, des aspects souvent cachés de la relation pédagogique se dévoilent-ils aux uns comme aux autres (élèves, professeurs et parents) dans cette école en quête éperdue de continuité.
En visioconférence, je vois mes élèves dans une petite fenêtre. Je me vois aussi. Je les vois me voir et se voir. Je me vois me voir et les voir. Nous nous voyons tous avec, au centre de l’écran, le document que nous étudions, le savoir en pleine transmission. Il y a aussi tous ceux qui voient sans qu’on les voie (les parents cachés ou les élèves qui ne mettent pas leur caméra). Et ceux qu’on ne verra pas et qui nous ne verront pas car ils ont décroché. C’est un aperçu rare d’une « situation d’enseignement » : en classe, l’image est toujours partielle et nous ne sommes soumis à nul autre regard. Ici l’écran de la classe virtuelle o re une sorte de panorama presque complet.
Cette accumulation de fenêtres, de vues, de regards, de reflets me fait penser aux « Ménines » de Vélasquez. Dans « les Mots et les Choses », Michel Foucault analyse ce chef-d’oeuvre. Il y évoque « un réseau complexe d’incertitudes, d’échanges et d’esquives », un tableau dans lequel « le spectateur et le modèle inversent leur rôle à l’infini ». Et émet cette hypothèse : ce tableau serait « comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre. Elle entreprend en e et de s’y représenter en tous ses éléments, avec ses images, les regards auxquels elle s’o re, les visages qu’elle rend visibles, les gestes qui la font naître ». Avec « un vide essentiel […] : la disparition nécessaire de ce qui la fonde ».
On pourrait aussi voir dans le tableau de la « web-salle de classe » une forme de représentation de la représentation (au sens théâtral, cette fois) du savoir en train d’être transmis et reçu. Sauf qu’à la place vide du fondement de la représentation classique, c’est le sens même de la culture, du savoir et de l’apprentissage qui, peu à peu, se révèle aux élèves par le biais de ce qui se trame, circule ou plante dans le cadre foisonnant de l’écran.
Si le télé-enseignement n’est pas une solution, loin de là, il dégage des perspectives et livre des leçons. A l’instar de ces trois petites vidéos bonus qui ont o ert, au professeur nez dans le guidon que je suis, un moment de surprise, d’émotion puis de réflexion.