Automobile
Le constructeur cumulait les difficultés avant même la crise sanitaire et l’arrêt total du marché automobile. Un plan d’économies de 2 milliards d’euros est en train d’être finalisé…
Renault : les avanies en escadrilles
Le cénacle de dirigeants que Carlos Ghosn prenait si rarement la peine de réunir du temps de sa splendeur n’a pas cessé de se retrouver ces dernières semaines. Pas dans la salle du premier étage du « 13-15 », le siège de Renault à Boulogne-Billancourt, qui abrite d’ordinaire le conseil d’administration autour du nouveau président, Jean-Dominique Senard. Mais, confinement oblige, par le biais d’une application vidéo cryptée. La crise sanitaire a vidé les usines, gelé le marché automobile mondial et ajouté quantité d’inconnues à une entreprise qui les collectionnait déjà. « Il ne lui manquait plus que cela », soupire un familier de Senard. Seize mois après son arrivée en catastrophe à la tête de Renault, l’ancien patron de Michelin a déjà eu son lot d’ennuis: une fusion ratée avec FiatChrysler à cause de l’opposition de l’Etat français, son premier actionnaire; une guerre des tranchées avec les derniers partisans de Ghosn en interne, une alliance avec Nissan (dont Renault possède 43%) totalement à reconstruire, un marché mondial essou é après une décennie de croissance… Et maintenant, ce virus.
« Renault a abordé la crise du Covid dans les pires conditions », juge l’économiste Bernard Jullien, spécialiste de l’automobile. Preuve de la défiance généralisée, Renault, qui a perdu 141 millions l’an dernier pour un chi re d’a aires de 55 milliards, ne vaut plus que 5 milliards d’euros en Bourse. C’est vingt-sept fois moins que le roi des voitures électriques Tesla. C’est aussi quatre fois moins que ce que pesait le groupe le jour de l’arrestation de Ghosn au Japon, le 19 novembre 2018 (alors que sur la même période, le CAC 40 dans son ensemble n’a reculé que de 14%). « Ils ont voulu tourner la page Ghosn et ils ont réussi, car il n’y a plus de croissance, plus de stratégie, plus d’innovation », avait grincé le patron déchu le 8 janvier, après son évasion vers le Liban. « Ghosn aurait mieux fait de la fermer, tonne un administrateur. Parce que la situation d’aujourd’hui, c’est en très grande partie son héritage à lui. » Et de citer, pêle-mêle: les faibles « synergies » avec Nissan, malgré les discours conquérants de l’ancien patron; une course au volume au détriment de la rentabilité ; un haut de gamme complètement à la ramasse ; le rejet des motorisations hybrides (ces voitures à essence et électrique, dont les premiers modèles Renault seront commercialisés cet été) ; ou encore dix années d’investissements visionnaires dans les véhicules électriques sans pouvoir en tirer un profit commercial face à une concurrence qui arrive désormais à toute vitesse… Tout cela alors que Renault, comme tous les constructeurs, va bientôt se retrouver au pied d’un mur connu dans le monde automobile sous l’anagramme Case : la voiture du futur, « Connectée », « Autonome », partagée (« Shared ») et « Electrique ». Ou tout au moins
l’imagine-t-on. « Je ne suis pas sûr qu’il y ait un seul patron de l’automobile qui sache ce que sera la voiture qui roulera dans dix ans », admettait Senard en début d’année. Seule certitude : les investissements nécessaires à sa mise au point sont colossaux.
Acculé, Senard est contraint de tout remettre sur la table. Il a d’abord précisé le rôle des constructeurs de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, avec des géographies et des technologies prioritaires pour chacun : l’idée est d’éviter que les ingénieurs de Renault et de Nissan continuent de s’écharper. « Du temps de Ghosn, il a existé jusqu’à six moteurs électriques di érents », raconte Franck Daoût, le leader CFDT. Surtout, chacune des marques présentera, fin mai, un plan pour l’avenir.
Chez Renault, contrairement à Nissan, il s’agira presque seulement d’économies : on parle de 2 milliards d’euros. « Si j’ai bien compris, ils vont annoncer des réductions de coûts sans donner leur vision stratégique?, fait mine de s’interroger un proche de Ghosn. Pas très logique… ».
Un jugement un peu trop sévère. Pour mettre au point la gamme future et redorer l’image de ses voitures – un besoin impérieux, de l’avis général –, le groupe français attend l’arrivée en juillet de son nouveau directeur général, Luca de Meo, qui a redressé Seat ces dernières années. En attendant, la priorité, c’est de rassurer les investisseurs, et donc de réduire les coûts. Entre un tiers et la moitié des 2 milliards d’économies pourraient venir de l’ingénierie : un grand ménage est attendu parmi la kyrielle de consultants utilisés au Technocentre de Guyancourt, dans les Yvelines. Le groupe a également décidé d’arrêter les voitures non électriques en Chine − un énorme échec – et passe au peigne fin son patrimoine immobilier. Et puis, il y a la question ultradélicate de ses usines. « Les capacités industrielles du groupe étaient calibrées pour 5 millions de voitures, souligne un haut cadre de Renault. Bien plus que les 3,9 millions vendues l’an dernier et ce que l’on fera cette année… » En février, la directrice générale par intérim, Clotilde Delbos, a rmait que le groupe regardait toutes les économies possibles, sans tabous. Depuis, c’est silence radio. Quantité de sites a chent de grandes fragilités : la Fonderie de Bretagne, paralysée l’an dernier par un incendie ; l’usine de Dieppe, marquée par les ventes décevantes d’Alpine ; ou encore le site de Flins, qui devrait voir la future ZOE partir à Douai, où seront assemblées les voitures électriques de la prochaine génération – un investissement bienvenu pour l’usine nordiste qui produit les Espace, Talisman et Scenic, appelées à disparaître. « Ça m’étonnerait qu’ils osent annoncer des suppressions de poste », veut croire Fabien Gâche, le leader de la CGT, qui redoute que les intérimaires en fassent les frais: « Les intérimaires, c’est jusqu’à 80% des personnes présentes sur les chaînes de montage. »
L’équation est d’autant plus compliquée que Renault est en train de boucler la négociation d’un prêt garanti par l’Etat de 5 milliards d’euros, afin de traverser la crise sanitaire, et que Bercy veut en contrepartie davantage d’implantations industrielles sur le sol français. Cette aide a le mérite, pour la direction de Renault, de mettre en parenthèse, pour un temps, les interrogations sur une éventuelle augmentation de capital ou la vente d’une partie de sa participation dans Nissan pour financer sa relance. Mais elle n’o re qu’un simple répit. ■
“RENAULT A ABORDÉ LA CRISE DU COVID DANS LES PIRES CONDITIONS.” BERNARD JULLIEN, ÉCONOMISTE