Evolution
Pour son propre bien, notre espèce devrait s’en remettre aux impératifs de l’évolution : tel est le credo d’une doctrine politique ancienne mais toujours vivace en ces temps de coronavirus. Elle n’a pourtant de scientifique que le nom
Vous avez dit darwinisme social ?
Al’heure où, faute de mieux, l’Occident se confinait contre le Covid-19, quelle mouche avait donc piqué Donald Trump mais aussi les gouvernements des Pays-Bas, de Suède ou du Royaume-Uni, pour exposer largement leur population au virus? En vertu de quels principes ces riches démocraties ont-elles, au moins dans un premier temps, misé sur « l’immunité collective », sacrifiant sciemment leurs habitants les plus vulnérables ? Laisser faire la nature, favoriser la survie des plus adaptés, des « meilleurs » d’entre nous, à l’image d’un Boris Johnson, incarnation revendiquée du battant, serrant des mains à tout-va en pleine pandémie et annonçant froidement aux Britanniques : « Vous allez perdre des gens que vous aimez. » Vous avez dit darwinisme social ? Au nom des lois de l’évolution, cette doctrine prône le
struggle for life, une société compétitive où chacun lutte pour son existence, les moins aptes devant disparaître pour le bien de notre espèce.
Depuis ses découvertes révolutionnaires sur les mécanismes du monde vivant, il ne se passe guère une journée sans que Charles Darwin soit convoqué pour légitimer tel ou tel modèle de société. Cela dure depuis plus d’un siècle et demi, et les protestations répétées des biologistes, à commencer par Darwin en son temps, n’y changent rien. Pour le comprendre, il faut se figurer l’ampleur du cataclysme déclenché par la publication de « l’Origine des espèces » (1859), dont les secousses se font encore sentir aujourd’hui. Si Copernic avait relégué notre planète au modeste statut de satellite du Soleil, Darwin, en énonçant que les espèces animales varient spontanément au fil des générations, selon un mécanisme observable, dynamite le récit biblique, un roc jusque-là seulement fissuré par quelques scientifiques. Dieu n’a donc pas fait surgir la Création du néant dans sa perfection en sept jours, pas plus qu’il n’a façonné l’homme à son image. La Genèse, la Bible, ne peuvent plus se lire au premier degré et fonder toute science, constituer l’alpha et l’oméga de l’ordre social. La place et le statut de l’être humain n’y sont pas inscrits en lettres éternelles.
SCANDALE
Sitôt que les premiers écrits de Darwin commencent à se diffuser dans les sociétés savantes et les salons, bien des années avant que le naturaliste n’établisse les lois de l’évolution et ne déclenche le scandale en révélant notre parenté avec les primates, tout un chacun se passionne déjà pour ses travaux et leurs conséquences métaphysiques mais aussi politiques. « Le terme “darwinisme social” a été popularisé par un anarchiste français dans les années 1880, mais c’est un Anglais, Herbert Spencer, qui en est à l’origine », explique le philosophe et historien des sciences Patrick Tort.
En juillet 1858, raconte-t-il, cet ingénieur et sociologue assiste à une première présentation publique, donnée par la Société linéenne de Londres, de la théorie qui sera développée dans « l’Origine des espèces » l’année suivante. « Véritable intégriste du libéralisme, Spencer plaidait en faveur de sa radicalisation, d’une réduction du pouvoir de l’Etat. Dans une tradition philosophique qui remonte à Tite-Live, il voit la société comme un corps vivant. Darwin lui offre un argument naturaliste pour fonder l’une de ses principales croyances : rien ne doit s’opposer au libre jeu de la concurrence entre les individus, voire à la prédation. »
Si Herbert Spencer demeure la figure la plus célèbre du darwinisme social, celle qui en a livré la version la plus pérenne, l’évolution et ses lois ont donné naissance à une floraison de théories politiques, « le plus souvent synonymes d’une vision libérale et cynique ou d’une politique conservatrice et réactionnaire », constate l’historien Jean-Marc Bernardini dans un ouvrage qui retrace ses déclinaisons en France, « le Darwinisme social en France » (1859-1918). Selon les époques, les pays et les milieux (scientifiques, politiques, artistiques), le darwinisme fonde des projets très variés, certains d’inspiration sociale ou même anarchiste. Ainsi, la philosophe Clémence Royer, féministe et libre-penseuse qui fut la première traductrice en français de « l’Origine des espèces », bâtit une thèse progressiste d’« amélioration » des individus grâce à l’éducation. Marx s’est inspiré lui aussi de Darwin pour formuler le principe de la lutte des classes, avant de s’en écarter.
GOUVERNEMENT D’EXPERTS
Aux Etats-Unis, terre d’élection du darwinisme social, celui-ci donne naissance à deux visions diamétralement opposées qui s’affrontent jusque dans les années 1930. Walter Lippmann, l’un des pères du néolibéralisme, défend un gouvernement d’experts, seul à même de faire évoluer les masses pour ainsi dire biologiquement conservatrices, rivées à la stabilité de l’état social, tandis que John Dewey, grande figure du pragmatisme, appelle quant à lui à mobiliser l’intelligence collective et susciter des initiatives démocratiques pour faire « avancer » la société. La philosophe Barbara Stiegler retrace les épisodes de cette lutte intellectuelle et politique dans un ouvrage passionnant (« Il faut s’adapter »). Elle met ainsi en perspective l’évolutionnisme discret qui sous-tend l’injonction politique « il faut s’adapter », tellement en vogue aujourd’hui comme si, toujours « en retard », nous devions courir sans fin pour nous adapter à des mutations vitales au devenir de notre espèce.
L’évolutionnisme en politique, sous toutes ses couleurs, repose sur une interprétation fondamentalement erronée des mécanismes du vivant. Il entend parer celui-ci de mérites, de finalités imaginaires qui justifieraient d’en appliquer les principes à nos sociétés. Et assez étrangement, puisque nous ne cessons de distinguer les humains des autres animaux, l’idée d’un ordre social fondé sur des lois « naturelles » ne nous fait pas bondir. « Ce qui existe dans la nature serait un modèle contre lequel on ne peut aller. Ce type d’argument relève, non d’une approche scientifique, mais d’une idéologie que l’on retrouve par exemple pour défendre l’homophobie ou le patriarcat. Elle prétend que le monde animal ne connaîtrait pas l’homosexualité ou
que le rôle des femelles s’y limiterait à la reproduction et aux soins aux petits. Ce recours au modèle du monde animal ne tient pas, sans compter qu’il regorge de situations pouvant nous paraître abjectes : que penser des espèces où la femelle dévore le mâle, ou sont infanticides? » remarque l’éthologue québécois Luc-Alain Giraldeau. « Comme l’avait expliqué le biologiste Thomas Huxley, l’un des grands défenseurs de la théorie de l’évolution, accepter d’être darwinien, c’est accepter cette vérité lourde de conséquences : la notion de bien et de mal ne peut en aucun cas venir de la nature. »
Le darwinisme social repose aussi sur une certaine idée de l’évolution. Il regarde celle-ci comme un processus de progrès, dans une incompréhension totale de ce qui est un enchaînement de causes dépourvu d’intention. « La sélection naturelle ne constitue pas une “amélioration” des espèces. Il s’agit d’essais aveugles dans un environnement donné, à un instant donné. C’est si vrai que, malgré ce processus, plus de 99 % des espèces ayant existé ont tout bonnement disparu. La sélection joue seulement comme une sorte de “cliquet” dans le jeu du hasard génétique. Elle permet aux espèces de se transformer en préservant les variations les plus favorables à leur maintien. Ce principe biologique aléatoire n’a rien d’une compétition au mérite même s’il favorise, à travers la reproduction, la transmission de certains traits », explique encore Luc-Alain Giraldeau.
Cette absence de finalité est au coeur des découvertes de Darwin et le distingue de ses prédécesseurs, comme l’explique le zoologiste Guillaume Lecointre dans « le Monde de Darwin », magnifique ouvrage collectif. « Les variations des espèces ne surviennent pas en réponse aux besoins des individus – ce qui démarque Darwin de la pensée de Lamarck. Elles surviennent “au hasard”, et dans toutes les directions, celles-ci pouvant, à l’occasion, être néfastes. »
SÉLECTION NATURELLE
Passionné de géologie, Darwin s’était d’abord intéressé aux théories sur la formation de notre planète. Ses paysages, sa géographie, devaient-ils s’expliquer à partir des catastrophes décrites dans la Bible ou bien en observant et en étudiant des phénomènes permanents et toujours actuels, tels que l’érosion, dont la lente accumulation transforme les paysages, selon la théorie dite actualiste? Durant son célèbre voyage sur le « Beagle », sa mission principale consistait à compléter la reconnaissance hydrographique des côtes d’Amérique du Sud. Darwin s’est inspiré de la démarche actualiste dans sa collecte et son observation des espèces, cherchant avant tout à comprendre leur généalogie. « La théorie de la sélection naturelle n’explique pas tant la façon dont les espèces varient que la persistance, la régularité d’individus qui varient sans cesse, et donc l’origine des espèces. Elle explique à la fois la stabilité et le changement, la préservation des espèces », précise Guillaume Lecointre.
“ACCEPTER D’ÊTRE DARWINIEN, C’EST ACCEPTER CETTE VÉRITÉ : LA NOTION DE BIEN ET DE MAL NE PEUT PAS VENIR DE LA NATURE.”
Mais Darwin ne fut pas totalement étranger au détournement politique de ses découvertes. Très inquiet à l’idée de présenter ses travaux devant l’intelligentsia anglaise fort religieuse, le naturaliste s’est employé à rendre ses découvertes plus acceptables. « Le concept de sélection naturelle lui est venu en observant les “sélectionneurs”, ceux qui créent, “améliorent” des races par la reproduction. Cette analogie lui a semblé le moyen de donner du crédit, une certaine forme de rationalité à sa théorie. Le malthusianisme, alors très en vogue, prônait la survie des “meilleurs”; il a utilisé ce ressort assez sciemment pour “vendre” ses découvertes alors qu’il savait pertinemment la réalité bien plus complexe », raconte le biologiste Eric Karsenti. L’essai de Malthus lui avait bien fourni une clé pour finaliser sa théorie, mais seulement pour l’un de ses aspects, en lui permettant de comprendre le rôle joué par la concurrence dans l’accès aux ressources sur un territoire. C’est cette pression qui permet aux porteurs de variations avantageuses par rapport à leur environnement de l’emporter sur les autres, ce qu’il appellera la lutte pour l’existence.
“STRUGGLE FOR LIFE”
Darwin, favorable à un Etat protecteur, combattit les vues spencériennes, et n’était en rien malthusien, mais le choix de l’expression « struggle for life » prête à confusion. « Mieux vaudrait parler de biologie sans avoir à utiliser des métaphores ; mais celle-ci n’étant pas une science mathématique, elle doit recourir au langage pour décrire ses découvertes. Ainsi, l’un des fondateurs de la théorie cellulaire parlait de sociétés de cellules, évoquait leur comportement social, la division du travail entre elles, etc. Comment s’étonner alors que les sciences humaines parlent de corps social? » note le biologiste Jean-Jacques Kupiec, qui ajoute : « La lutte pour la vie ne doit pas s’entendre comme un combat des individus entre eux. Epouiller un congénère, construire un nid, jouer, participer à un travail collectif, toutes ces actions contribuent à l’efficacité dans l’obtention des ressources ou la reproduction tant de l’individu que du groupe. » Des traits sociaux dont Darwin faisait déjà mention.
La « lutte pour l’existence » ne signifie pas davantage le triomphe des plus forts, des mieux « adaptés ». Le développement de la vie repose sur un équilibre entre les individus, les espèces, un écosystème : « Si, par exemple, un prédateur devient parfaitement adapté à son environnement et donc très performant, il va peu à peu faire disparaître ses proies. Il se condamnera ainsi à disparaître ou du moins à péricliter. Les spécialistes de la génétique des populations l’ont très bien observé et décrit : nous avons besoin de tous pour survivre, et même les plus forts ne peuvent se passer des plus faibles », explique Eric Karsenti.
Longtemps frappé d’infamie après la Seconde Guerre mondiale pour sa contribution à l’idéologie nazie et à l’eugénisme, le darwinisme social opère depuis plusieurs décennies un retour discret. Est-ce le succès des théories darwiniennes, toujours pertinentes et dont il prétend s’inspirer, est-ce la vogue du néolibéralisme dont il constitue « l’épine dorsale » selon Patrick Tort? En tout cas, cette théorie a retrouvé une place de choix dans nos débats, sans souvent dire son nom. Qu’il s’agisse de favoriser le « mérite » scolaire, professionnel, les « premiers de cordée », ou bien de laisser l’immunité collective se faire toute seule, l’évolution est à nouveau appelée à rescousse pour légitimer les inégalités et louer les vertus de la compétition en toutes choses. Ainsi, Antoine Petit, le patron du CNRS, l’invoquait voici peu pour défendre un projet de loi de financement de la recherche : « Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire –, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants », écrivait-il dans « les Echos » l’année dernière pour réclamer un financement « incitatif » des chercheurs. C’était avant la pandémie.
COMPÉTITION ET COOPÉRATION
Sa tribune a suscité de vives réactions au sein d’une communauté scientifique d’autant plus courroucée que la course à la publication et la compétition exacerbée entre les équipes s’opèrent au détriment de la qualité de la recherche, comme l’ont démontré de nombreux travaux. Un collectif de biologistes, généticiens et historiens des sciences s’était élevé contre cette référence à Darwin dans une tribune au « Monde » rappelant que « lui-même vit très tôt ce que les évolutionnistes explorent massivement depuis cinquante ans : l’entrelacement de la compétition et de la coopération ».
Emulation ne signifie pas compétition sauvage : la recherche, comme toute entreprise humaine, est aussi fondée sur le partage des connaissances, l’échange, la collaboration. Et de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer le mépris envers la recherche fondamentale et les méfaits de la pression incessante pour des résultats. Celle-ci a instauré un climat délétère de mauvaises pratiques, de fraudes parfois retentissantes dans certaines disciplines, dont la biologie et la médecine. La cacophonie, les fausses annonces à répétition qui se succèdent depuis le début de la pandémie, en sont une éloquente illustration. Signe des temps, le gouvernement, jusque-là si soucieux de compétition, appelle désormais les chercheurs à ouvrir librement l’accès à leurs travaux. Vous avez dit évolution ?
“LES SPÉCIALISTES DE LA GÉNÉTIQUE DES POPULATIONS L’ONT TRÈS BIEN OBSERVÉ ET DÉCRIT : NOUS AVONS BESOIN DE TOUS POUR SURVIVRE, ET MÊME LES PLUS FORTS NE PEUVENT SE PASSER DES PLUS FAIBLES.”