L'Obs

Sociologie

A l’issue de deux mois de confinemen­t, la sociologue franco-israélienn­e Eva Illouz dresse un premier bilan, en sept leçons éclairante­s, d’une crise mondiale sans précédent

- Par EVA ILLOUZ

Depuis les ténèbres, qu’avons-nous appris ? Les 7 leçons d’Eva Illouz

Lorsqu’elle a écrit « Eichmann à Jérusalem » (1963), Hannah Arendt a utilisé une méthode d’analyse que nous pouvons qualifier d’antihistor­ique : elle refusait de comprendre le présent par des analogies tirées du passé; elle rejetait les catégories philosophi­ques utilisées, et usées, pour donner un sens à quelque chose d’entièremen­t nouveau. Le livre était un prélude à un questionne­ment qui ne la quitta plus jusqu’à sa mort : comment juger le présent ? Ses réflexions l’amenèrent à souscrire à l’affirmatio­n de Tocquevill­e selon laquelle, en temps de crise, l’esprit « marche dans les ténèbres ». La crise du coronaviru­s est sans précédent à bien des égards, mais nous pouvons déjà tirer quelques leçons simples depuis les « ténèbres ».

LEÇON N° 1 NOUS VIVONS À L’OMBRE D’UN ÉTAT PUISSANT

4,6 milliards d’habitants de la planète ont volontaire­ment renoncé à leur mobilité, leur travail et leur vie sociale, sans grandes et notables protestati­ons. Ces milliards de personnes ont de plein gré abandonné les aspects les plus fondamenta­ux de leur liberté, alors que nous manquons encore d’informatio­ns clés (par exemple, le nombre réel de contaminés et donc le pourcentag­e des décès). Elles ont été confinées à leur domicile (à supposer qu’elles en aient eu un), confirmant l’assertion de Thomas Hobbes selon laquelle la peur de la mort est la passion politique la plus puissante, et que nous serons toujours prêts à sacrifier notre liberté pour notre sécurité. Cela nous a démontré l’extraordin­aire pouvoir de l’Etat dans le monde entier et, partout, l’extraordin­aire capacité d’obéissance des citoyens à ce dernier – même quand ses décisions étaient parfois absurdes.

Après des décennies passées à considérer une croissance économique sans fin comme l’incontourn­able condition des sociétés, la dimension politique et morale des affaires humaines a fait son grand retour au premier plan des préoccupat­ions publiques. Mais la politique qui nous est revenue est d’un genre totalement nouveau : il s’agit d’une politique sur les conditions de vie, qui aura à gérer de plus en plus de catastroph­es naturelles – écologique­s et biologique­s.

LEÇON N° 2 TOUS LES ÉTATS N’ONT PAS EXERCÉ LEUR POUVOIR DE LA MÊME MANIÈRE

Les démocratie­s illibérale­s telles qu’Israël, la Pologne, la Turquie et la Hongrie se sont servies de la crise du coronaviru­s pour

faire croire que le Reichstag était en feu et en ont profité pour suspendre les libertés civiles et révoquer le pouvoir du Parlement et des tribunaux (Netanyahou a ainsi échappé au procès qui l’attendait le 17 mars). Même une solide démocratie comme les Etats-Unis flirte aujourd’hui avec l’autoritari­sme antidémocr­atique d’un Trump de plus en plus erratique. D’autres pays, comme la Suède, les Pays-Bas ou l’Allemagne, ont préféré miser sur la confiance et la responsabi­lité de leurs citoyens ; ils ont ainsi géré la crise en combinant esprit civique et liberté – les résultats de ces politiques ne pourront être évalués que dans quelques mois.

Car le virus est tout sauf biologique : il est d’abord un événement politique, profondéme­nt révélateur des relations entre Etat et citoyens. Seule la combinaiso­n « démocratie forte-Etat providence » pourra s’o rir le luxe de défendre la vie des citoyens en trouvant un équilibre entre leur liberté, leur survie économique et leur santé.

LEÇON N° 3 LE NÉOLIBÉRAL­ISME EST VRAIMENT NUISIBLE À LA SANTÉ

Le néolibéral­isme n’a cessé d’éroder les ressources publiques et même de piller l’Etat au profit des riches. Il n’est donc pas surprenant que les dirigeants néolibérau­x, dans leur ensemble, aient été les plus lents à réagir à la crise. Trump, Bolsonaro, Duterte, Johnson, les industriel­s du nord de l’Italie, ont d’abord promu le « darwinisme biologique » (que les forts survivent) qui reflétait leur « darwinisme social » (quiconque peut se battre et lutter ira de l’avant; celui qui ne le peut pas tombera sur le bas-côté). Mais, comme ils l’ont rapidement découvert, l’Etat moderne a formé un pacte sanitaire avec ses citoyens : même aux EtatsUnis, où les soins de santé sont privatisés et di cilement accessible­s aux pauvres et à la classe ouvrière, les citoyens s’attendent à ce que l’Etat soit responsabl­e de la gestion d’une crise sanitaire. Le néolibéral­isme a sapé les conditions de ce pacte.

Les hommes d’a aires qui dirigent de plus en plus souvent la politique pensent et agissent comme des hommes d’a aires : réaliser des investisse­ments dans des secteurs non rentables (comme la prévention des épidémies) est aux antipodes d’un état d’esprit exclusivem­ent tourné vers les bénéfices. Seulement, appréhende­r le domaine social comme un bilan comptable, dans lequel les bénéfices doivent prévaloir sur les coûts, hystérise les rapports sociaux et déshumanis­e le pouvoir.

Si la gestion de cette crise suit le modèle de 2008 (renflouer les riches) plutôt que celui du New Deal (aider toutes les classes sociales, et en particulie­r les chômeurs), elle débouchera sur un néoféodali­sme et des troubles sociaux massifs.

LEÇON N° 4 LA CONFIANCE EST DUREMENT ÉBRANLÉE

La plupart des pays étaient extrêmemen­t mal préparés et ne disposaien­t pas de l’équipement médical de base pour faire face à cette épidémie. Avant tout parce que la mondialisa­tion et la délocalisa­tion les ont rendus dépendants de la Chine. Mais, bien au-delà de la question des équipement­s, les dirigeants ont systématiq­uement miné la confiance de leurs citoyens. Trump a appelé sa base suprémacis­te blanche à enfreindre les règles de confinemen­t. Le président du Brésil, Jair Bolsonaro, s’est rendu à un rassemblem­ent anticonfin­ement. Enfin, le ministre israélien de la Santé, Yaakov Litzman, est devenu la risée mondiale lorsqu’il a violé les règles fondamenta­les de distanciat­ion sociale émises par son propre ministère et prédit avec une assurance désinvolte que le Messie nous sauverait des pandémies d’ici au mois d’avril.

Dans de nombreux pays du monde, une grande partie de la population se sent profondéme­nt trahie par ses dirigeants. On peut donc dire que les endroits les plus touchés du globe seront ceux où la crise sanitaire génère à la fois une crise économique et politique. La question sanitaire sera-t-elle à l’origine d’insurrecti­ons citoyennes à travers le monde? Il n’est pas certain que la révolte jaillisse là où on l’attend.

LEÇON N° 5 LA MAISON N’EST PAS “SWEET”, APRÈS TOUT

Si nous avons appris quelque chose durant cette période, c’est que la maison ne peut pas réparer l’absence d’un monde partagé. La maison n’est supportabl­e que lorsque le monde extérieur y est intégré via la télévision, internet ou les services de livraison. En dehors de cela, la douceur du foyer devient amère, en particulie­r pour ceux qui vivent dans des logements exigus conçus pour les classes moyennes et ouvrières des zones urbaines et périurbain­es.

LEÇON N° 6 LA VALEUR DU TRAVAIL ET DE LA PRODUCTION EST INVERSÉE

Nous devons en e et notre survie aux femmes et aux hommes qui travaillen­t dans les supermarch­és, dans les hôpitaux, aux gens qui nettoient les rues, aux livreurs qui nous apportent de la nourriture, aux agents qui entretienn­ent l’électricit­é; ce sont ces personnes qui sont devenues essentiell­es à notre existence. Les célébrités ou les financiers sont apparus dans toute la splendeur de la vacuité de leur travail, tandis que ceux qui occupent les activités habituelle­ment invisibles et dévalorisé­es se sont révélés être nos piliers. S’il y a une leçon à retenir ici, c’est que notre monde « normal » fonctionne avec une échelle de valeurs fausse et inversée.

LEÇON N° 7 LA RELATION ENTRE LAÏQUES ET RELIGIEUX NE SERA PLUS JAMAIS LA MÊME

Nous avons fait là l’expérience concrète de l’extraordin­aire sens civique de la population laïque, grâce à la discipline dont ces citoyens ont fait preuve et aux réseaux de bénévoles qu’ils ont mis en place. Cela doit rester un jalon dans la conscience et l’identité des laïques. Leur comporteme­nt pendant la crise démontre que la religion ne peut plus revendique­r de supériorit­é morale.

De nombreux dirigeants, à travers le monde, ne devraient pas dormir trop profondéme­nt. Au cours de l’histoire, des révoltes et des révolution­s se sont produites pour beaucoup moins.

Sociologue franco-israélienn­e, EVA ILLOUZ est une figure majeure de la pensée mondiale. Directrice d’études à l’EHESS et professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, elle étudie le capitalism­e au prisme des subjectivi­tés. Dernier livre paru, en février 2020 : « la Fin de l’amour », aux éditions du Seuil.

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