L'Obs

Le cahier critique

LE SCRIBE, PAR CÉLIA HOUDART, P.O.L, 208 P., 18 EUROS.

- Jérôme Garcin

Livres, écrans, musique, expos, théâtre… Notre sélection

Voici un bien beau livre, à l’architectu­re classique et à la symétrie parfaite, dont les fenêtres mal isolées laissent parfois passer les vents coulis de notre époque tempétueus­e, et même le bruit des tirs de lBd. C’est ainsi que se dresse la cathédrale Notre-dame de paris, où un étudiant bengali pénètre, six mois avant que les flammes la ravagent : « Il se sentit dans le ventre d’un animal ancien, un corps dont il découvrait le squelette à la fois très solide et très fin. » plus tôt, à Calcutta, la mère de l’étudiant, qui enseigne l’économie à l’université, aperçoit, recroquevi­llée dans le plafond de son bureau, une chauve-souris, pas encore porteuse du Covid-19, mais dont « une seule morsure ou griffure, un simple contact avec un aliment contaminé par elle, pouvait transmettr­e le Nipah, une fièvre hémorragiq­ue très invalidant­e, parfois mortelle ». le roman se partage en effet entre la capitale de la France, traversée par la seine, et celle du Bengale-occidental, baignée par le Hooghly, la première découverte par notre jeune héros, la seconde contée, via skype, par sa famille. Célia Houdart tisse des liens subtils entre les deux pays, leurs cultures, leurs écritures, leurs marchés aux fleurs, le catholicis­me et la bruine de l’un, l’hindouisme et la mousson de l’autre – on a envie d’ajouter : les photos de doisneau et le cinéma de satyajit ray. pour donner de la chair et de l’émotion à sa corrélatio­n, la romancière des « Merveilles du monde » invente un personnage très attachant, Chandra roy. « Aîné d’une famille brahmane aisée de Calcutta » et prodige des mathématiq­ues, capable de dénombrer, à 8 ans, les milliers de feuilles d’un micocoulie­r, il vient passer son doctorat à l’institut Henri-poincaré et est logé dans une chambre de bonne de l’île saint-louis appartenan­t à un vieux couple de lettrés polonais. Chandra ressemble au scribe égyptien du louvre, vieux de quarante-cinq siècles, assis en tailleur devant son papyrus, et va lui rendre visite comme à un aïeul. il tombe vite amoureux de paris (dont on redécouvre, avec ses yeux, les portes cochères, les frontons sculptés ou les berges pavées) et de Margot, grande brune aux yeux clairs, sans cesser de travailler ses chères mathématiq­ues, grâce auxquelles il tentera de résoudre, à distance, le drame de son père, dont les eaux de l’usine de retraiteme­nt ont été empoisonné­es à l’arsenic. il y a quelque chose d’immémorial dans ce roman d’aujourd’hui, porté par une très ancienne sagesse indienne, une prose française intemporel­le, une bienveilla­nce, une sensualité, un raffinemen­t d’un autre temps. Comme Chandra, lorsqu’il arpente le quartier Mouffetard, Célia Houdart « pressent l’âge des choses, sans en porter le poids ». Ce n’est pas seulement une faculté intuitive, c’est aussi une vertu littéraire.

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