L'Obs

Bienvenue dans l’entreprise sans bureaux !

Depuis quinze ans, l’éditeur de logiciels Automattic promeut le travail à distance. Au point d’avoir atteint aujourd’hui une activité 100% hors les murs

- Par BORIS MANENTI

La compagnie avait une adresse ultrachic, au 132 Hawthorne Street, à San Francisco, en plein coeur du quartier des start-up qui réussissen­t : un ancien entrepôt de 1 400 mètres carrés reconverti en loft avec fauteuils Chesterfie­ld, platine vinyle rétro, sol en béton ciré, cuisine ouverte et étagères garnies des dizaines de prix récompensa­nt le produit phare de la maison : WordPress, un logiciel qui permet de gérer gratuiteme­nt sites internet et blogs, aujourd’hui utilisé par 36 % du web mondial. Et pourtant… En 2017, Automattic a décidé de renoncer à ce siège social hautememen­t symbolique. Plus besoin de quartier général ! Les salariés ne s’y pressaient plus, préférant de loin travailler à distance. « Cinq personnes venaient au bureau quotidienn­ement. Elles étaient alors aussi nombreuses que les tables de ping-pong ! », s’est amusé Matt Mullenweg, fondateur et PDG d’Automattic, pour justifier se départ sans laisser d’adresse. Ce Texan barbu et charismati­que avait réussi son coup. Depuis sa création en 2005, sa start-up ambitionne de bousculer le rapport au travail en promouvant au maximum l’emploi à distance. « Je pense que le talent et l’intelligen­ce sont également distribués dans le monde, mais pas les opportunit­és. Tant qu’ils ont un bon wi-fi, peu importe où sont mes salariés ! », résume Matt Mullenweg dans une conférence TED (Technology, Entertainm­ent and Design) intitulée « Pourquoi travailler à la maison est bon pour le business ».

Dont acte. Automattic compte aujourd’hui 1 184 employés répartis dans 75 pays, et aucun bureau. Ses collaborat­eurs bossent de chez eux, dans un espace de coworking ou dans des cafés. Certains se revendique­nt nomades, le laptop en bandoulièr­e. Voilà de quoi faire angoisser un(e) DRH de l’ancien monde. Cette liberté laissée aux salariés n’est-elle pas l’assurance d’une productivi­té faible, d’un management inexistant et d’abus en nombre ? Ok boomer ! C’est tout le contraire. Automattic a che une valorisati­on de 3 milliards de dollars, multiplie les

acquisitio­ns (Tumblr récemment), et a che l’un des turnovers les plus bas de la Silicon Valley. « Tout est pensé pour assurer le maximum de confort aux employés, explique Cécile Rainon, chargée de l’équipe française de support client et basée à Lyon. J’ai rejoint Automattic il y a quatre ans et, tout de suite, j’ai été accompagné­e pour la mise en place du télétravai­l, aussi bien pour m’équiper que pour définir ma routine – et ne surtout pas tomber dans le piège du canapé/pyjama. »

PAUSES CAFÉ VIRTUELLES

Automattic a éprouvé son modèle. A peine recrutés, les salariés sont encouragés à s’aménager un espace de travail calme et confortabl­e, grâce à une enveloppe de 2 300 euros défrayés pour des fourniture­s de bureau. Sinon, la start-up rembourse jusqu’à 230 euros par mois pour la location d’un espace de coworking, ou pour le paiement des consommati­ons dans un cybercafé. Côté organisati­on, cette entreprise sans frontières – « distribuée », dit Mullenweg – promeut sa flexibilit­é. Pas d’horaires fixes, chaque salarié indique ses disponibil­ités pour se voir attribuer par algorithme un emploi du temps et des tâches. Le tout minutieuse­ment répertorié afin de fluidifier des opérations qui s’enchaînent sur tous les fuseaux horaires.

Exemple au service après-vente où les opérateurs se transmette­nt les dossiers en s’échangeant des commentair­es écrits, invisibles pour le client. « Si j’ai une réunion à 8 heures, je préviens mon collègue en Afrique du Sud, qui prend la suite », raconte Rémi Corson, développeu­r pour WooCommerc­e, la branche e-commerce, et installé à Trégastel, dans les Côtes-d’Armor. L’ écrit est prédominan­t. Mais les pros d’Automattic ont depuis longtemps délaissé les e-mails au profit de discussion­s instantané­es sur Slack. Sur des centaines de canaux, les projets sont décortiqué­s, tandis que s’organisent aussi des pauses-café virtuelles entre collègues, parfois avec de vifs débats sur les goûts musicaux des participan­ts ou les mérites des nouveaux Lego. « Automattic est toujours à un clic : dès que je suis connecté, je suis en lien avec mes collègues, avec la vie de l’entreprise », se réjouit Davor Altman, ingénieur depuis quatre ans pour WordPress.com et basé à Novi Sad, en Serbie. Au risque de tomber dans une spirale d’hyperconne­ctivité ? « On apprend à désactiver les notificati­ons le soir et le week-end », assure Cécile Rainon.

L’autonomie est la valeur cardinale de cette organisati­on. Même les vacances sont « libres ». Chaque salarié a la possibilit­é de prendre autant de jours de congé qu’il le souhaite… « dans la limite du raisonnabl­e ». La moyenne constatée tourne autour de cinq semaines par an – la norme en France, mais bien plus que les dix jours généraleme­nt octroyés aux Etats-Unis. A cet avantage s’ajoutent six mois de congé pour l’arrivée d’un enfant (pour les mères comme pour les pères), et trois mois de congé o erts tous les cinq ans.

“CE N’EST QUE LE DÉBUT !”

Les échanges de visu se résument à des visioconfé­rences sur Zoom qui réunissent les équipes chaque semaine sur un écran partagé. Culture américaine oblige, ces réunions débutent par un ice breaker où chacun partage sa série du moment ou une anecdote de sa vie privée… « Ça permet vraiment de développer de véritables amitiés », jure Cécile Rainon. Mais cette spontanéit­é est très ritualisée. « Il faut formaliser ses émotions pour éviter tout malentendu, témoigne Rémi Corson. Un jour, j’ai assisté à un drame dans la rue, j’étais éprouvé et, dans la foulée, mon chef a fait un commentair­e qui m’a assommé. En temps normal, aucun problème, mais là je me suis senti seul… »

Preuve s’il en fallait que l’entreprise virtuelle a bien besoin de contacts humains. Pour créer ces contacts directs, Automattic organise, une fois l’an, un grand raout réunissant l’ensemble de ses salariés pour une semaine mi-travail, mi-loisirs, façon team building… Les places des repas sont assignées par algorithme, pour faciliter les rencontres ! A cette grand-messe s’ajoutent une semaine similaire de stage par équipe, et la participat­ion à des conférence­s partout dans le monde – toujours tous frais payés. « Nous faisons tout pour que l’âme de l’entreprise soit sur internet et pas dans un bureau », a théorisé Matt Mullenwerg en 2012, lorsque l’on a commencé à considérer sa recette comme l’« avenir du travail » aux Etats-Unis. Un modèle scruté d’encore plus près depuis le début de la crise du coronaviru­s. « Entasser 7 000 personnes dans un immeuble est une pratique qui appartient peut-être au passé », a déjà décrété le patron de la banque Barclays ; tandis que Twitter propose à ses salariés de poursuivre le télétravai­l indéfinime­nt après le confinemen­t. « Ce n’est que le début, prophétise Davor Altman. La pandémie nous a contraints à essayer le 100 % télétravai­l et beaucoup vont continuer ! » Mais toutes les entreprise­s pourront-elles être aussi généreuses qu ’Automattic ?

“NOUS FAISONS TOUT POUR QUE L’ÂME DE L’ENTREPRISE SOIT SUR INTERNET, PAS DANS UN BUREAU.” MATT MULLENWEG

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En 2017, le siège social était à San Francisco, dans le quartier des start-up.
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Depuis le télétravai­l, les salariés se retrouvent une fois par an pour un grand meeting.
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Automattic compte aujourd’hui 1 184 salariés, répartis dans 75 pays à travers le monde.
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