“Le télétravail doit rester un choix”
Pour le coach Pierre Blanc-Sahnoun, le travail à distance ne pourra se faire intelligemment que si les salariés contournent les procédures imposées par leurs directions
Comment observez-vous le fait que le télétravail se soit littéralement abattu sur des millions de salariés français dans un pays qui le pratiquait jusqu’alors au compte-gouttes ?
C’est un phénomène extraordinaire ! Voilà des années que j’entendais les patrons de notre pays proclamer que le télétravail allait provoquer des dépressions, faire s’écrouler la productivité… et qu’a-t-on constaté ? Tout le monde s’y est mis du jour au lendemain, et ça n’a provoqué aucune espèce d’écroulement. Je ne dis pas que tout a été parfait partout, mais j’ai conseillé beaucoup d’entreprises pendant le confinement : je peux vous dire que les organisations l’ont globalement bien supporté, les réunions continuaient de s’y dérouler, le travail d’y être réparti et accompli. Et les sondages montrent que beaucoup de salariés y ont trouvé leur compte et veulent poursuivre la formule. Cela me réjouit au plus haut point.
D’où venaient les préventions françaises contre le télétravail ?
C’était, je crois, une survivance de l’ère industrielle et bourgeoise. Le management à la française a besoin que l’ouvrier, que le travailleur « amène son corps ». Parce qu’avoir « son monde sous la main » donne aux managers l’impression rassurante de pouvoir et de contrôle, même si cela contraint le personnel à perdre trois heures dans les transports cinq fois par semaine. Michel Foucault a bien montré, dans « Surveiller et punir » (1975), comment s’établissait ce contrôle. Il s’appuie sur ce préjugé selon lequel le travailleur, libéré du regard physique de son N+1, se laissera aller à la paresse, à la négligence, voire à la désobéissance. Il y a peu, je suis intervenu dans une start-up et j’ai pu constater que cette culture y survivait. Son patron m’a dit : « Je souhaiterais que les employés soient plus ponctuels, plus polis, plus travailleurs. » Je me suis cru dans « Downton Abbey » !
Cette vision changera-t-elle une fois la crise sanitaire derrière nous ?
Je pense que nous entrons e ectivement dans une période complètement nouvelle : demain, beaucoup d’entreprises basées à Paris auront des cadres d’une même équipe vivant à Toulouse, Marseille, Coëtquidan… Les réunions virtuelles seront la norme, les rencontres « physiques » l’exception, et l’on ne comprendra plus comment on pouvait perdre autant d’énergie à se retrouver tous les matins au même endroit. Mais attention, je parle ici des catégories salariales les plus favorisées : pour les caissières ou les chau eurs routiers, dont les corps resteront requis par la besogne, cela demeurera, hélas, un horizon inaccessible.
Mais tout le monde est-il fait pour le télétravail ?
Evidemment, les salariés d’une entreprise qui optera pour le télétravail devront s’y adapter. Il est vrai que tout le monde n’est pas égal devant cette réalité : certains ne disposent pas, comme dirait Virginia Woolf, d’« une chambre à soi », c’est-à-dire d’un espace qu’ils peuvent sanctuariser comme leur bureau et qui leur offre une pratique professionnelle confortable. D’autres n’ont tout simplement pas le tempérament à ça, ils n’aiment pas mêler les dossiers à boucler à la couette Hello Kitty de la petite dernière. C’est pourquoi il ne faut surtout pas que le télétravail devienne une norme de plus – les entreprises en produisent déjà assez ! – mais doit rester un choix. Ceux qui n’en veulent pas, ou pas souvent, doivent être entendus.
Mais n’avons-nous pas besoin d’être en présence physique les uns des autres pour mieux nous comprendre, donc mieux travailler ?
Ce dont nous avons besoin surtout, c’est de pratiques sociales et relationnelles, plus ou moins clandestines, plus ou moins bricolées qui ne sont pas là pour créer de la valeur pour l’actionnaire, mais sans lesquelles il est impossible de créer quelque valeur que ce soit. Les
salariés sécrètent ces pratiques sociales et relationnelles, les réinventent en permanence : elles se glissent dans les interstices de la machine et servent à « faire communauté ». C’est un certain type de vocabulaire, un certain genre d’humour et un ensemble de savoirs empiriques qui ne sont pas écrits. En général, ils contreviennent à l’organigramme o ciel : on sait qu’en cas de problème, mieux vaut ne pas contacter l’informaticien du 3e, mais plutôt telle assistante, dont le mari a fourni le logiciel à l’entreprise, etc. C’est ce que j’appelle « le Guide Michelin de l’entreprise ». Cela nous est indispensable pour être épanoui dans une organisation.
Justement, si le télétravail se répand, les pratiques sociales et relationnelles ne vont-elles pas s’affaiblir ?
Au contraire, je pense que cette nouvelle configuration va ouvrir une autoroute à la créativité des salariés ! Puisque tout est à inventer, puisque aucun cabinet n’a encore édicté de normes idiotes et inapplicables, les cultures de terrain vont pouvoir se déployer. Et cela fera évoluer les pratiques. Regardez comment se passent les visioconférences : chacun d’entre nous a pu constater que les temps de latence – ce temps de silence qui sépare la fin d’une phrase d’un individu A et le début d’une autre chez un individu B – sont plus longs que dans les réunions in vivo. On ne peut pas se couper la parole et parler tous ensemble, tout devient
inaudible. On s’est adapté. Au final, on pourra juger que moins s’interrompre les uns les autres est sûrement une bonne chose.
Evidemment qu’elle va exister ! Quand la dernière tocade d’un patron est de supprimer la machine à café, il en fleurit clandestinement dans les bureaux, c’est une règle qui permet au collectif de continuer à travailler correctement. Pendant le confinement, j’ai recommandé aux managers d’instaurer avec leurs collaborateurs des espaces d’échanges où l’on ne parlait pas de travail – une demi-heure régulière consacrée à savoir comment s’est passé le week-end. C’est essentiel.
Mais la machine à café comme lieu de sociabilité informelle peut-elle encore exister à distance ?
Si demain, le télétravail devient la norme, cela n’encouragera-t-il pas les entreprises du tertiaire à se délocaliser en Roumanie ou au Maroc ?
C’est un risque, en e et. Mais ce ne sera probablement pas si facile que cela à mettre en oeuvre. J’ai coaché une organisation qui avait délocalisé ses services informatiques et comptables en Pologne : elle a frôlé la faillite, alors que tous les outils et les procédures étaient prêts. Mais on avait omis de prendre en compte les di érences culturelles. Comme toujours dans une entreprise, les procédures sont faites pour être contournées par le « bricolage » des salariés. Et le bricolage des sous-traitants polonais demeurait incompréhensible au siège.
“DEMAIN, BEAUCOUP D’ENTREPRISES BASÉES À PARIS AURONT
DES CADRES D’UNE MÊME ÉQUIPE VIVANT À TOULOUSE, MARSEILLE, COËTQUIDAN…”