L'Obs

COMMENT IL COMPTE GAGNER

Dans le Michigan, des centaines de républicai­ns radicaux ont manifesté leur soutien à Trump. Comme lui, ils refusent obstinémen­t toutes les directives de protection sanitaire entravant leurs libertés. Reportage

- Par PHILIPPE BOULET GERCOURT, correspond­ant à New York

Le président américain ne reculera devant rien pour remporter un second mandat. Multiplier les intox, mobiliser sa base en agitant sans cesse le “nous contre eux” , déverser sur son concurrent des tombereaux d’injures… La campagne qui s’annonce risque d’être d’une rare violence

Joe Biden est sénile. Violeur. Pédophile. Pourri. Suppôt de la Chine. Ce n’est pas nous qui le disons mais Donald Trump, ses enfants ou sa campagne. Un photomonta­ge publié sur Facebook montre Biden nourri à la cuillère dans une maison de retraite, l’air complèteme­nt gaga. Trump juge « crédibles » les accusation­s de pénétratio­n digitale lancées par une ancienne collaborat­rice de Biden. Son fils Donald Trump Jr relaie une accusation de pédophilie, jugeant « dégoûtante » une vidéo de Biden faisant la bise à une fillette de 4 ans. Corrompu ? La liste des accusation­s remplirait un bottin, il y est question de milliards de dollars et les scandales se terminent par le su xe -gate, comme dans Obamagate. Et pour ce qui est de la Chine, retenez simplement ce surnom : « Beijing Biden ». Mais rassurez-vous, on n’en est qu’aux zakouski, aux escarmouch­es. La campagne présidenti­elle ne fait que commencer, on n’a encore rien vu.

Incroyable moment. Sur le papier, Trump devrait être laminé, ratatiné, relégué dans les oubliettes honteuses de l’histoire, le 3 novembre prochain. Un bug dans le logiciel démocratiq­ue, un errement tragique et passager. Sa gestion du coronaviru­s est désastreus­e, l’économie est en chute libre, il donne chaque jour des signes plus évidents d’instabilit­é mentale. Biden compte environ 6 points d’avance sur lui depuis le début de 2019, l’avance la plus constante sur un président sortant depuis au moins 1944. La semaine dernière, un sondage lui donnait même 8 points d’avance et un autre, 11 points ! Au vu de l’économie, qui n’a jamais autant plongé depuis la Grande Dépression, des scénarios prédisent une défaite humiliante. Celui du cabinet d’analyses Oxford Economics prévoit une raclée sans précédent depuis un siècle, Trump ne récoltant que 35 % des su rages.

Et pourtant… Toutes les conversati­ons que nous avons sur l’élection, et elles sont nombreuses, finissent invariable­ment par un : « Avec Trump, on ne sait jamais. Tout est possible. » Le site de pronostics PredictIt donne toujours Trump gagnant (50-46). Et même de nombreux électeurs qui voteraient démocrate pensent qu’il l’emportera en novembre, comme si la surprise de

2016 était tellement énorme que rien ne pouvait la chasser. Les sondés l’avaient déjà donné vainqueur pour l’élection de mi-mandat de 2018, prédisant à tort que les républicai­ns conservera­ient la Chambre des Représenta­nts… Il y a le sentiment d’une inéluctabi­lité Trump.

SORTIR LE PLUS VITE DU CONFINEMEN­T

Et il y a un plan. Bordélique, improvisé, chaotique, mais un plan pour le faire réélire. C’est une fusée à trois étages, lancée depuis « Cap Carnaval ». Le pas de tir était fin prêt avant l’arrivée du virus, il est patrouillé par Brad Parscale, le directeur de la campagne numérique pirate de 2016 : un trésor de guerre de plus de 250 millions de dollars (2,5 fois le total de Biden et des démocrates), une banque de données de 35 millions de numéros de téléphone portable, plus d’un million de nouveaux donateurs, près de 300 000 nouveaux volontaire­s et un savoir-faire de guérilla sans pareil dans la façon d’utiliser Facebook comme plateforme principale de campagne. Un arsenal impression­nant.

C’est la fusée qu’il a fallu repenser. Avec 39 millions de nouveaux chômeurs, plus question de faire campagne sur « la plus formidable économie de toute l’histoire mondiale » (dixit Trump). Le premier étage de la fusée reste l’économie, mais sous l’angle du redémarrag­e. D’où l’empresseme­nt à sortir le plus vite possible le pays du confinemen­t. Larry Kudlow, le conseiller de Trump, prédit une croissance exceptionn­elle au troisième trimestre, « la plus forte croissance trimestrie­lle de l’histoire américaine ». « Trump fait le pari qu’on le jugera moins sur l’ampleur de la crise que sur les changement­s des quatre ou cinq mois précédant l’élection, analyse William Wineco , professeur de science politique à l’université de l’Indiana. Si le taux de chômage est de 25 % en juin mais redescend à 15 % en novembre, il peut faire campagne sur le thème : “Regardez, cette pandémie n’est pas ma faute, c’est la Chine, c’était un acte divin, mais j’ai rapidement remis en marche l’économie.” Cela peut être un message persuasif. »

Ou pas. Il faudrait d’abord que le chômage baisse rapidement. Nicholas Bloom, économiste à l’université de Stanford, estime que 42 % des personnes récemment licenciées ne retrouvero­nt pas leur job. Et quand viendra l’été, des millions de chômeurs arriveront en fin de droits et perdront le complément fédéral aux indemnités voté en avril. Le mécontente­ment risque

AVEC 39 MILLIONS DE NOUVEAUX CHÔMEURS, PLUS QUESTION DE FAIRE CAMPAGNE SUR “LA PLUS FORMIDABLE ÉCONOMIE DE TOUTE L’HISTOIRE MONDIALE”.

d’être massif et l’histoire pourrait se répéter : Herbert Hoover, qui avait fait campagne en 1932 sur le thème « la prospérité est au coin de la rue », avait été battu à plate couture par Roosevelt. Rien ne dit, d’ailleurs, que les électeurs républicai­ns soient d’accord pour ce pacte faustien qui consiste à risquer sa vie au nom d’un redémarrag­e économique. Seulement la moitié d’entre eux (et un Américain sur quatre, au total) soutiennen­t l’idée de rouvrir les entreprise­s pour « refaire marcher l’économie, même si cela veut dire que plus de gens attraperon­t le coronaviru­s », selon un sondage « Washington Post »-Ipsos.

L’équipe Trump a vite allumé quelques boosters supplément­aires sous le premier étage, pour changer la perception de la réalité ou carrément bidouiller les faits. Trump a commencé par a rmer que tout bilan en deçà de 2 millions de morts serait une réussite éclatante, avant de laisser entendre que le décompte des personnes infectées ou des décès était surestimé (c’est en fait le contraire), ou que le confinemen­t de masse serait plus mortel (suicides, overdoses) que la pandémie. Dans certains Etats républicai­ns comme la Géorgie ou la Floride, la tentation de trafiquer les statistiqu­es se révèle irrésistib­le.

RECOURS À DES PSEUDO EXPERTS

Autre réacteur d’appoint destiné à changer les perception­s : la Maison-Blanche et les républicai­ns utilisent de vieilles ficelles pour nier le réchau ement climatique, à savoir la défiance envers les hommes de science et le recours à des pseudo-experts censés défendre une version alternativ­e. Une activiste républicai­ne a fourni à la campagne une liste de 27 médecins disposés à courir les plateaux de télé pour défendre la nécessité de rouvrir l’économie, même si de nombreux Etats n’ont pas rempli les conditions sanitaires pour le faire. « Il y a une coalition de médecins ultras pro-Trump, qui se sont préparés à la guerre qui nous attend sur la santé, a expliqué en interne cette militante. Ils sont dans les tranchées, ils disent : “Il est temps de rouvrir.” »

Le premier étage, on le voit bien, ne su ra pas à mettre la fusée en orbite. D’où le deuxième étage, répétition de la stratégie de 2016 : mobiliser la base. On n’a jamais vu dans l’histoire américaine une campagne présidenti­elle où l’idée de convaincre les indécis ou « ceux d’en face » était aussi peu présente. Il s’agit pour Trump de rameuter les fidèles. Brad Parscale, le directeur de sa campagne, a identifié 110 millions d’électeurs potentiels de Trump. « Nous pourrions l’emporter en nous assurant que 72 millions d’entre eux se rendent aux urnes. En théorie, on peut gagner sans avoir à persuader qui que ce soit », confiait-il récemment au « New York Times ». « Trump n’a pas nécessaire­ment besoin d’élargir sa base, il doit juste la mobiliser, confirme Will Wineco . Et il pourrait faire mieux qu’il y a quatre ans : en 2016, jusqu’au jour de l’élection, les républicai­ns étaient divisés sur sa personne ; en 2020, il est incroyable­ment populaire au sein du parti et parmi certains groupes. Il n’a pas besoin de rallier ceux qui n’ont pas déjà rejoint cette coalition, il faut juste qu’il arrive à convaincre sa base d’aller voter massivemen­t. »

Le « nous contre eux » obsessionn­el colore chaque aspect de la campagne de Trump, tout comme elle a jalonné sa présidence. Et si cela vous rappelle la guerre de Sécession, ce n’est pas un hasard : même dans les Etats qui combattire­nt le Sud, les supporters de Trump sont de plus en plus nombreux à brandir le drapeau confédéré, symbole d’un « Libérez les Etats » devenu cri de ralliement. Dans sa version coronaviru­s, la division de l’Amérique a muté en une version réellement schizophrè­ne et surréalist­e, où les « bons » Américains ont le « courage » de se déconfiner, où ils sont des « guerriers » qui « n’ont pas peur » et n’hésitent pas à avaler des pilules d’hydroxychl­oroquine, à l’opposé de ces démocrates apeurés (pour ne pas dire autre chose…) qui portent des masques et « rêvent », planqués derrière leurs barricades urbaines, d’un bilan sanitaire tragique qui ferait perdre le président.

C’est cette logique qui rend Trump si impatient d’organiser à nouveau, dès le mois prochain, de grands meetings « les plus proches possible d’un événement Trump traditionn­el », indique Jason Miller, le porteparol­e de la campagne. En version paramilita­ire, les manifestat­ions de supporters armés se multiplien­t devant les Parlements d’Etats démocrates comme le Michigan ou la Pennsylvan­ie. Mais la stratégie ne risquet-elle pas d’être contre-productive ? On peut s’interroger sur ce que sera la taille des foules, et les risques de contagion encourus lors des prochains meetings. Même les républicai­ns étudient la tenue d’une convention du parti « allégée », en août. Quant aux manifestat­ions musclées, « ces extrêmes terribleme­nt mobilisés et en colère sont quelque chose d’e rayant à voir, de dérangeant, note Jonathan Hanson, politologu­e à l’université du Michigan. Mais ils ne représente­nt qu’une petite minorité, et mon instinct me dit que, face à ce spectacle, toute personne

lambda qui croit à la démocratie risque de penser qu’il est temps que le pays revienne à une certaine normalité ».

On peut s’étonner que Trump ait choisi de faire de cette élection un référendum sur sa personne, alors que ses chances de réélection seraient meilleures s’il défendait le scénario d’un choix entre lui et Biden. Mais Trump le Narcisse en est congénital­ement incapable, et sa préférence pour la division-mobilisati­on a dicté le troisième étage de sa fusée : l’attaque, l’attaque, l’attaque − permanente, systématiq­ue, névrotique. Le 10 mai, il commence sa journée par un tweet sympa : « JOYEUSE FÊTE DES MÈRES »… avant de se lancer dans une orgie d’agressions verbales : en quarante-huit heures, il accuse des pires crimes ou méfaits pas moins de vingt individus ou organisati­ons !

traiter les états démocrates comme des pays hostiles

Certaines attaques ou impulsions de Trump sont tellement pernicieus­es ou déjantées qu’elles finissent par semer le trouble jusque chez certains commentate­urs de sa chaîne préférée Fox News. Qui se retrouvent alors critiqués par le président, pour avoir douté à voix haute. Mais d’autres obéissent à une logique centrale à la campagne : faire diversion, en mettant la crise du coronaviru­s sur le compte d’autres « responsabl­es » : Obama, qui n’aurait rien préparé en matière de pandémie (archifaux), l’Organisati­on mondiale de la Santé, et, bien sûr, la Chine et son « virus de Wuhan ». « La politique étrangère n’est généraleme­nt pas un élément déterminan­t dans les campagnes présidenti­elles, rappelle William Winecoff. Mais quand Trump parle de la Chine, il n’évoque pas simplement la Chine en soi. Il agite devant certains groupes, principale­ment des hommes blancs chrétiens, l’idée qu’ils sont visés par des assaillant­s venus de l’étranger. » D’où sa rhétorique sur la « menace » de l’extérieur, et son action visant à bloquer toute immigratio­n à la faveur du coronaviru­s. D’où aussi, à l’intérieur même des frontières, son choix de traiter les Etats démocrates (en particulie­r New York et la Californie) comme des pays étrangers hostiles.

Efficace ? L’immigratio­n n’est plus un sujet qui captive l’électorat. Sur les relations avec la Chine, les Américains ont du mal à décider en qui ils ont le plus confiance, Trump (38 %) ou Biden (40 %), selon un sondage Morning Consult. Et justement, en parlant d’attaques et de Joe Biden… Tous les coups seront permis contre le candidat démocrate. A propos de la Russie, la campagne compte utiliser le rapport à venir d’un procureur nommé par William Barr, chien de garde de Trump à la tête de la Justice, pour discrédite­r toute l’enquête ayant conduit à la procédure de destitutio­n engagée contre le président. On a du mal à imaginer que cela fasse trébucher Joe Biden.

En revanche, les affaires passées de son fils Hunter en Ukraine et en Chine sont plus problémati­ques, surtout si les services de Poutine viennent au secours de la campagne Trump avec des documents compromett­ants. Mais au final, Biden est une entité connue aux yeux des Américains (voir p. 36). Même les haters, ceux qui n’aiment aucun des candidats en lice et qui avaient choisi Trump plutôt que Clinton en 2016, semblent cette fois massivemen­t vouloir opter pour Biden.

La fusée Trump est donc lancée. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est une convulsion, une campagne qui risque d’être d’une rare violence et sera peuplée de surprises et, peutêtre, de moments tragiques. Au moment d’attacher sa ceinture, on ne peut s’empêcher de penser à cette phrase d’Elena Ferrante : « Ce dont on devrait peut-être avoir le plus peur, c’est la furie des gens effrayés. » Elle peut déboucher sur un Hitler. Mais aussi, sur un Roosevelt.

SA StrAtégie : l’AttAque, l’AttAque, l’AttAque… permAnente, SyStémAtiq­ue, névrotique.

Ils ont débarqué dans un même élan patriotiqu­e des quatre coins du Michigan. Ils ne portent bien sûr ni gants ni masque, et adorent plaisanter sur les mesures de distanciat­ion sociale, toutes ces règles de mauviettes démocrates… Il y a Katarina, une immigrée d’origine ukrainienn­e, diva lourdement fardée, tout de rouge vêtue, venue promouvoir sa propre candidatur­e au Parlement de l’Etat. Un petit patron révolté contre des directives sanitaires qu’il juge infantilis­antes. Des conspirati­onnistes de tous bords qui tiennent absolument à vous prouver que le coronaviru­s n’existe pas. Un groupe de jeunes désoeuvrés exhibant leur AK-47 pour protéger leurs concitoyen­s « contre la menace policière ». D’ino ensifs retraités brandissan­t des pancartes appelant à un retour immédiat à la normale. De nombreuses familles avec enfants, aussi, qui se sont déplacées juste par conviction, pour soutenir

leur héros : « Donald Trump est notre seul espoir pour cette nation. Le seul à qui nous confierion­s le gouvernail du navire USA », répètentil­s en brandissan­t leurs pancartes. Réunis, ce mercredi 20 mai dans les jardins du Capitole de Lansing (Michigan), à l’ombre de drapeaux à l’e gie du 45e président des EtatsUnis, ils sont un peu moins d’un demi-millier à braver les mesures de confinemen­t édictées par la gouverneur­e démocrate Gretchen Whitmer. Leur moteur ? Un soutien inconditio­nnel, une même foi en leur Sauveur Trump dont ils espèrent bien sûr la réélection, et un refus absolu des règles sanitaires qu’ils considèren­t comme une atteinte insupporta­ble à leurs libertés. Ils ont répondu à l’appel de deux organisati­ons conservatr­ices locales, largement relayé sur les réseaux sociaux, et profitent d’une coupe de cheveux o erte par la dizaine de coi eurs présents sur place, un pied de nez aux mesures sanitaires adoptées dans le Michigan depuis dix semaines. « Nos libertés sont menacées par des mesures fantasques et contre-productive­s », rappelle une manifestan­te, particuliè­rement remontée contre ces règles qui « pénalisent avant tout les citoyens les plus fragiles ». Ce meeting, elle voulait absolument y assister : « Notre présence est un acte de résistance face à la tyrannie de ce gouverneme­nt local. »

UN BRAS D’HONNEUR À L’AUTORITÉ

Le Michigan est l’Etat américain qui a édicté les règles parmi les plus strictes afin d’endiguer la crise. Etat d’urgence, confinemen­t quasi total jusqu’au 28 mai, fermeture de la plupart des entreprise­s… C’est aussi, avec 50 000 cas avérés le 22 mai et plus de 5 000 morts, l’un des plus touchés, en dehors de New York où le virus a provoqué une véritable hécatombe. Entre la santé et l’économie, ces manifestan­ts ont clairement tranché en faveur de la seconde. Dans ce pays où constituer des réserves financière­s n’est pas la norme, où la plupart des foyers vivent à crédit, où les mesures sanitaires sont ressenties comme une « atteinte aux libertés individuel­les garanties par la Constituti­on », comme le rappelle un manifestan­t, braver les ordres de la gouverneur­e est aussi une a rmation identitair­e. Imprimé sur bon nombre de tee-shirts, un serpent, symbole de la résistance des colons au joug anglais avant la révolution américaine, surmonté du slogan « Don’t tread on me » – « Ne me marche pas dessus » –, s’a che comme un bras d’honneur à l’autorité.

C’est cet esprit de contestati­on que Donald Trump a enflammé, appelant notamment fin avril en une série de tweets ses partisans à « LIBÉRER » le Michigan,

la Virginie et le Minnesota – des Etats clés pour sa réélection – comprenez les délivrer des mesures prises par des gouverneur­s démocrates, inutilemen­t coercitive­s selon lui. Son appel à l’insurrecti­on a été entendu. Dix jours après ces tweets insensés, des dizaines de manifestan­ts lourdement armés ont pénétré dans l’enceinte même du Capitole, hurlant leur frustratio­n, forçant les députés, paniqués, à interrompr­e leur séance plénière. Des journalist­es ont été molestés, la police a dû intervenir… Depuis, des conseils de sécurité ont été di usés auprès des journalist­es couvrant ces manifestat­ions, qui se sont multipliée­s dans le pays. Comme en zone de guerre, ils recommande­nt de ne pas se déplacer seuls, de prévoir une échappatoi­re, en cas de problème, de faire profil bas. Des reporters se seraient fait arracher leur masque, certains auraient été insultés, on leur aurait toussé volontaire­ment au visage…

Rien de tel ce jour-là. L’ambiance reste bon enfant. Mais la mobilisati­on, elle, est bien réelle, comme souvent au coeur de la base partisane de Donald Trump : A six mois du scrutin, cet électorat rural, peu éduqué, financière­ment modeste et profondéme­nt patriote, en deux mots facilement manipulabl­e, est sur le pied de guerre. C’est à eux que le président candidat s’adresse en priorité. Eux dont il a impérative­ment besoin. De leur mobilisati­on à grande échelle dépendent directemen­t ses chances d’obtenir un nouveau mandat : « Donald Trump est le seul à se soucier des intérêts propres du peuple américain, et il n’hésite pas à rentrer en confrontat­ion avec ceux qui s’y opposent, dont les grandes organisati­ons internatio­nales », martèle Marian, agent immobilier et membre du comité de soutien aux républicai­ns du Michigan. Cofondatri­ce du Tea Party créé en 2009 en opposition aux « largesses budgétaire­s » de l’administra­tion Obama, elle a tout naturellem­ent adoubé Donald Trump lorsque celui-ci a remporté le scrutin présidenti­el de 2016. « Les Etats-Unis sont fondés sur un respect scrupuleux de documents sans équivoque : la Constituti­on et ses amendement­s, rappelle-t-elle. Alors que certains politicien­s entendent aujourd’hui faire comme si ces textes n’existaient pas, Donald Trump, lui, se pose en garant de ces fondations, et donc de nos droits. »

THÉORIES CONSPIRATI­ONNISTES

A la fin avril, la gouverneur­e Whitmer avait, malgré l’opposition du Parti républicai­n majoritair­e dans les deux chambres locales, prolongé par ordre exécutif les mesures de confinemen­t jusqu’à la fin du mois de mai, paralysant l’essentiel de l’activité commercial­e dans cet Etat de 10 millions d’habitants. « Les directives démocrates mettent en danger la capacité de milliers de familles à subvenir à leurs besoins, estime Meshawn Maddock, épouse d’un parlementa­ire républicai­n local et présidente de la Coalition conservatr­ice du Michigan. La crise actuelle est beaucoup moins une question de politique que de droit au travail. La gouverneur­e, même si je ne la blâme pas, a péché par excès de prudence et le confinemen­t a atteint des mesures totalement déraisonna­bles, fragilisan­t l’économie de manière irréparabl­e pour certains d’entre nous. Nombre de petites entreprise­s ne s’en remettront jamais. »

La vedette du jour est Karl Manke, 77 ans, coi eur depuis plus d’un demi-siècle dans la petite ville d’Owosso, au nord de Lansing. Le 13 mai, après qu’il a rouvert son commerce à sa clientèle, sa licence commercial­e a été annulée pour non-respect des directives sanitaires. Il n’en fallait pas plus pour que la contestati­on se mette en place, que des organisati­ons conservatr­ices s’emparent de l’a aire, et que, sept jours plus tard, Karl, armé de son rasoir et de ses ciseaux (et tout de même porteur d’un masque), installé sur les marches menant au Capitole devienne le symbole de cette atteinte insupporta­ble aux libertés que dénoncent les manifestan­ts. « Je n’ai rien cherché à provoquer. C’est la gouverneur­e elle-même qui a créé cette situation, soutient-il entre deux coupes de cheveux, mais les jeunes génération­s doivent comprendre que ce pays évolue lentement vers un Etat policier et qu’il y a lieu de prendre les choses en main. » Ils sont des dizaines à se succéder pour bénéficier

“DONALD TRUMP EST LE SEUL À SE SOUCIER DES INTÉRÊTS DU PEUPLE AMÉRICAIN.” MARIAN, AGENT IMMOBILIER

des services gratuits de Karl et de ses collègues, sur les quelques stands dispersés devant le Capitole. Quelques-uns profitent de l’attroupeme­nt pour diffuser leurs théories quant à la pandémie, et clamer leur soutien inconditio­nnel à Trump. Vince et son ami Peter, la soixantain­e vaillante, ont déployé un stand consacré à leurs théories conspirati­onnistes. Leurs DVD faits maison, 1 dollar pièce, se vendent bien. « C’est la 5G qui est à la base de la pandémie de coronaviru­s, assure Vince, le futur vaccin proposé par Bill Gates, contiendra une puce. Celle-ci aura pour dessein de contrôler les population­s à l’échelle mondiale. » Selon un sondage Yougov-Yahoo, 44% des Américains se déclarant républicai­ns sont convaincus de la véracité de cette informatio­n.

“LA DOMINATION DE L’HOMME BLANC”

Quelques dizaines de mètres plus loin, Rob, grand partisan de Donald Trump qu’il a rencontré à Las Vegas au début des années 2000, tient un stand de produits dérivés à l’e gie de son héros. Ses ventes achevées, il monte dans son pick-up aux couleurs de son favori pour procéder à des tours du Capitole en vociférant au micro des slogans à la gloire de l’ancien magnat de l’immobilier. Si ses propos sur le président n’ont rien de surprenant, son avis sur la pandémie est proprement délirant : « Le coronaviru­s est une fabricatio­n du “deep state” américain, déjà annoncé en son temps par Obama. Il faut assainir Washington de tous ces politicien­s véreux et seul Donald Trump peut y arriver. »

La foule qui se presse sur les pelouses du Capitole est hétéroclit­e. On croise des jeunes et des vieux, des pauvres et des moins pauvres, des gens complèteme­nt allumés et de braves pères de famille. Mais pas un seul Noir. Sur près d’un demi-millier de personnes présentes cet après-midi, il n’y a que des Blancs. Un comble dans un pays où un individu sur cinq est afro-américain.

Mais, alors que la population de couleur est surreprése­ntée dans les statistiqu­es de mortalité du Covid-19, à l’autre extrémité du site, à l’entrée du jardin du Capitole, une contre-manifestat­ion réunit quatre individus, tous afro-américains. Débarqués de Detroit, berceau des industries automobile­s peuplé à 80 % de Noirs, Malik Shabazz, entouré de ses compagnons, Black Panthers revendiqué­s, soutient les mesures de la gouverneur­e Whitmer. « Nous comprenons que bon nombre d’Américains soient en manque d’argent – et les citoyens de couleur ne sont pas les moins nombreux, mais la santé doit avoir priorité sur les profits. L’économie doit reprendre au moment opportun, sur la base de preuves scientifiq­ues », soutient Shabazz. L’homogénéit­é raciale de la manifestat­ion ne le surprend pas : « Le succès de Donald Trump tient en grande partie à l’ignorance et à un racisme latent parmi ses supporters. En ce qui concerne les femmes qui ont voté pour Trump, leur racisme l’a emporté sur leur aversion aux agissement­s sexistes du président. » Le militant de la cause noire va plus loin encore : « Si les Blancs se sont libérés de l’oppression en leur temps, les Noirs attendent toujours leur propre libération. C’est la domination de l’homme blanc qui structure ce pays. »

Un manifestan­t porteur d’une arme de poing et passableme­nt agressif l’apostrophe soudain, le ton monte légèrement avant que chacun retrouve son calme. Il n’y aura pas de débordemen­ts ce jour-là. Mais d’autres manifestat­ions sont prévues. « La confiscati­on de nos libertés dans le cadre du coronaviru­s fait partie d’un agenda caché, plus large, visant à étou er progressiv­ement les droits des citoyens de ce pays », assurait, dans une certaine confusion, Charles Langworthy, obscur candidat à la Chambre des Représenta­nts du Michigan. Mais le fond du message, largement partagé sur les pelouses du Capitole en cette belle journée printanièr­e, est clair : qu’importe l’épidémie. Les libertés individuel­les sont en danger, seul Trump peut les sauver.

“LE SUCCÈS DE DONALD TRUMP TIENT EN GRANDE PARTIE À L’IGNORANCE ET À UN RACISME LATENT

PARMI SES SUPPORTERS.” MALIK SHABAZZ

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Les partisans du président Trump attendent sa venue en Pennsylvan­ie, le 14 mai. Port du masque et distanciat­ion sociale ne sont pas de rigueur...
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Donald Trump, sans masque, visite le centre de distributi­on de matériel médical Owens & Minor, en Pennsylvan­ie, le 14 mai.
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En visite dans une usine de matériel de protection du Michigan, Trump essaie une visière.
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Dénonçant la politique sanitaire du président, des militants de MoveOn ont déposé des roses en hommage aux victimes du Covid-19, le 13 mai à Washington.
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Ce 20 mai, sur les marches du Capitole, Karl Manke participe à l’« opération coupe gratuite ». Quelques jours plus tôt, il a été sanctionné pour avoir rouvert son salon de coiffure en plein confinemen­t.
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Des jeunes exhibent leur AK-47. Ils disent être là pour protéger leurs concitoyen­s « contre la menace policière ».
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Des billets à l’effigie de Trump (en bas).
Des policiers verbalisen­t une coiffeuse qui ne respecte pas les mesures de protection. Des billets à l’effigie de Trump (en bas).
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Malik Shabazz (de face, au centre) et ses amis sont les seuls à soutenir la gouverneur­e démocrate. Ils essaient d’échanger avec un manifestan­t pro-Trump.

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