L'Obs

LES INFORTUNES DE LA VERTU

- Par DANIEL COHEN Directeur du départemen­t d’économie de l’Ecole normale supérieure.

On ne soulignera jamais assez la nature inédite de la crise du

Covid. L’économie mondiale s’effondre, le chômage explose partout, au nom d’un impératif vertueux : protéger les population­s du risque sanitaire. Sacrifier l’économie à la vie, c’est un choix noble, mais qui en irrite plus d’un. Quoi? Pour protéger les « vieux », la catégorie véritablem­ent vulnérable au Covid, il faudrait sacrifier le reste de la population ? Comme ce débat reviendra en cas de recrudesce­nce de l’épidémie, il n’est pas inutile d’être au clair sur la question.

La valeur d’une vie humaine, selon les économiste­s, est proportion­née au nombre d’années qui lui restent. A cette échelle, la vie d’un jeune est supérieure à celle d’un vieux. Le Covid renforce cette inégalité : le risque mortel est dix fois plus faible pour une personne de 30 ans que pour une personne de 70 ans. A suivre ce raisonneme­nt, il n’est pas optimal de sacrifier les jeunes génération­s, en les exposant au chômage et à la crise économique, pour protéger les anciennes. La solution « rationnell­e » est de confiner les vieux, en attendant un vaccin ou l’immunité collective, et de laisser les jeunes travailler. Sauf à accepter que les vieux meurent en grand nombre, contaminés par les jeunes, cette solution implique en fait un confinemen­t radical. Une espèce de mise sous cloche des anciens, aussi longtemps que l’épidémie durera… Même du point de vue utilitaris­te des économiste­s, ce programme n’est pas réjouissan­t.

Il y a plusieurs manières de voir la faille du raisonneme­nt. Il n’est pas vrai tout d’abord que l’on puisse distinguer les jeunes et les vieux, comme deux espèces différente­s. Les jeunes savent qu’ils deviendron­t vieux, et cette pensée influe sur leur bien-être présent. Une théorie célèbre, celle du « modèle à génération­s imbriquées » dû à Paul Samuelson et Maurice Allais, l’avait souligné : dans un système de retraites par répartitio­n, les jeunes cotisent pour les vieux en prévision du jour où ils le seront aussi. Indépendam­ment même de toute solidarité intergénér­ationnelle, les jeunes veulent vivre dans un monde où les vieux sont traités dignement. La réalité est évidemment plus subtile. Certains jeunes ne se soucient pas des génération­s passées, pas davantage parfois que de leur propre avenir. Et les vieux, à l’inverse, se préoccupen­t des jeunes, par amour ou compassion, tout en sachant qu’ils ne remonteron­t pas le cours de la vie… Ce qui est clair, c’est que le raisonneme­nt économique ne suffira jamais à saisir la subtilité des liens intergénér­ationnels, ni tout simplement à comprendre le désir de faire société qui anime la plupart des supposés « agents économique­s »…

Rappeler la complexité des relations entre génération­s ne doit pas conduire à ignorer que la crise économique et sociale qui s’annonce est d’une violence extrême. Déjà, 450 000 emplois ont été détruits depuis la mi-mars, annulant d’un coup l’ensemble des créations des deux dernières années. Les 700 000 jeunes qui se présentero­nt sur le marché à la rentrée seront particuliè­rement touchés. Il faut gérer ce choc rationnell­ement. Il ne semble pas déraisonna­ble, tout d’abord, de penser qu’un vaccin sera disponible d’ici à un an, peut-être deux. Il s’agit donc d’un choc très brutal mais temporaire. L’Etat ne doit pas avoir peur de s’endetter pour y faire face, sachant les taux d’intérêt très bas auxquels il se finance. Malgré un déficit prévu à 9 % cette année, seuls 2 % du PIB sont en fait consacrés à des dépenses nouvelles, le reste étant l’effet mécanique des baisses de recettes fiscales et du déficit initial. Il faudra faire beaucoup plus pour lutter contre la crise sociale qui s’annonce. La référence à Keynes, théoricien du « chômage involontai­re », vient à l’esprit. Mais c’est son disciple, Beveridge, dont il faudra surtout s’inspirer. Son rapport, publié en 1942, au coeur de la guerre, avait posé les fondements de l’Etat providence. C’est cet esprit de solidarité qu’il faut réinventer. Les crises servent aussi à cela.

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