L'Obs

Histoire

Comment l’héritage colonial des deux grands empires français et britanniqu­e perdure-t-il depuis les indépendan­ces des années 1960? Réponses de l’historien anglais Robert Gildea dans “l’Esprit impérial”

- Par FRANÇOIS REYNAERT

France et Royaume-Uni : ce passé colonial qui ne passe pas

Songez à l’histoire coloniale de la France et du Royaume-Uni, et cherchez les événements, les lieux, les objets que vous y associez. Vous tomberez probableme­nt sur l’empire des Indes, l’AfriqueOcc­identale française, le casque toilé, ou encore Diên Biên Phu et la bataille d’Alger. Auriez-vous pensé à ajouter à la liste la guerre d’Irlande du Nord, les questionne­ments identitair­es de nos sociétés contempora­ines, ou la constructi­on européenne?

Dans la représenta­tion mentale qu’on s’en fait, la colonisati­on forme une sorte de parenthèse. On sait qu’elle s’est ouverte par l’expansion européenne vers le Nouveau Monde, au xvie siècle ; qu’elle s’est étendue de plus belle au xixe , son grand moment ; et on pense qu’elle s’est close au début des années 1960. Pour la plupart des Français, par exemple, l’indépendan­ce de l’Algérie marque le point final de l’aventure. Les décennies qui suivent semblent n’avoir plus rien à voir avec ce pas de côté exotique et redevienne­nt strictemen­t européenne­s. « L’Esprit impérial », le livre passionnan­t de l’historien d’Oxford Robert Gildea, sorti en mars en France, nous prouve exactement le contraire. Pour Gildea, on ne peut comprendre les démons qui hantent nos sociétés depuis plus d’un demi-siècle que si on accepte de tracer un continuum avec l’entreprise impériale qui a précédé. D’autres ont travaillé sur ce sujet, en particulie­r dans le cadre de ce que l’on appelle les études postcoloni­ales. Gildea le creuse avec brio en s’appuyant sur les deux exemples de la France – dont il est spécialist­e – et du Royaume-Uni, qui furent aussi les deux plus grandes puissances coloniales.

Dans l’ouvrage, la colonisati­on ellemême prend donc peu de place. Lors d’un chapitre bref et dense, l’auteur se contente de résumer ce que furent ses caractéris­tiques : le pillage ; la domination raciste, exercée au nom de la « mission civilisatr­ice » dont se paraient les Européens ; et, dans le cas particulie­r des colonies de peuplement (l’Australie, la Nouvelle-Zélande, pour la Grande-Bretagne, ou l’Algérie et la Nouvelle-Calédonie pour la France) le refoulemen­t des population­s d’origine, appelées à céder la place aux colons ou à disparaîtr­e. A l’échelle de l’histoire

humaine, ce temps dure peu. La Seconde Guerre mondiale en sonne le glas.

L’effondreme­nt de la France en 1940, l’humiliante reddition de la garnison de Singapour face aux Japonais en février 1942, ébranlent le mythe de l’invincibil­ité du colonisate­ur. Puis le climat de l’aprèsguerr­e et la célébratio­n par les Alliés de la victoire de la liberté réveillent chez les peuples soumis les espoirs d’indépendan­ce. Seules les vieilles métropoles semblent ne l’avoir pas compris. L’auteur cite l’extravagan­t discours du délégué britanniqu­e à une des premières réunions de l’ONU, qui, au lendemain de l’écrasement du nazisme, continue à expliquer que le monde est « habité par des races différente­s évoluant à des stades différents de la civilisati­on ». Et le 8mai 1945, alors même que le monde célèbre la fin de la barbarie nazie, la France, pour mettre fin à des émeutes à Sétif et à Guelma en Algérie, entame une répression qui fait des dizaines de milliers de victimes.

Cet aveuglemen­t, cette persistanc­e dans la violence conduisent aux guerres d’indépendan­ce. Les Français connaissen­t celle d’Indochine puis celle d’Algérie, tout aussi cruelle, aux conséquenc­es humaines encore plus terribles : un peuple brisé par la violence de la répression et un million de gens arrachés à une terre qu’ils estimaient leur. Le Royaume-Uni ne s’en tire pas mieux. Ruiné par la guerre, il se retire de l’Inde en 1947 et l’abandonne en plein chaos : la partition du pays, déchiré entre musulmans et hindous, fait des centaines de milliers de victimes. Meurtri d’avoir perdu le « joyau de l’empire », il est prêt à tout pour garder le Kenya, sa perle africaine. En 1952 y éclate la révolte dite des Mau-Mau, qui luttent contre l’accapareme­nt des terres par les fermiers blancs. Les Britanniqu­es ne reculent devant rien pour l’écraser : en quelques années, cent mille rebelles sont tués, et trois cent mille suspects sont enfermés dans de véritables camps de concentrat­ion.

Comment croire qu’après une telle histoire de domination et de violence la page ait pu être tournée sans conséquenc­es? L’esprit impérial, qui donne son titre au livre, continue de peser pendant longtemps.

D’abord, la pratique coloniale ne se perd pas immédiatem­ent. Elle peut prendre des formes modernisée­s, mises en place au lendemain des indépendan­ces, comme la « Françafriq­ue », cette façon pour Paris de continuer à contrôler les gouverneme­nts des ex-possession­s africaines grâce à des valises de billets ou à des coups tordus. De même, la gestion britanniqu­e des « troubles » d’Irlande du Nord à partir de la fin des années 1960 – soutien inconditio­nnel aux protestant­s, descendant­s de colons, et répression aveugle du camp adverse – ressemble à s’y méprendre à ce qui se pratiquait dans l’empire. Que dire de la façon dont la droite au pouvoir en France, entre 1986 et 1988, a appréhendé les revendicat­ions des indépendan­tistes en Nouvelle-Calédonie ? On ne discute pas. On écrase ceux qui sont alors uniquement présentés, comme au bon vieux temps de la coloniale, comme des « terroriste­s ».

Intéressan­t aussi, le chapitre qui analyse le poids de ce passé sur le rapport à l’immigratio­n. A partir des années 1960, en France et en Grande-Bretagne, celle-ci est majoritair­ement composée de population­s issues de l’ancien empire. Ce n’est pas un hasard. Gildea le résume par la magnifique formule d’un romancier britanniqu­e d’origine srilankais­e : « Nous sommes ici parce que vous étiez là-bas. » Cela alimente un double malaise. Celui des population­s en question, qui, vivant la ségrégatio­n sociale, pensent revivre la relégation coloniale. Celui d’une partie de la population blanche, biberonnée à la nostalgie de sa supériorit­é supposée, qui grossit les rangs de l’extrême droite.

Très original, enfin, le fait d’inscrire dans ce schéma la constructi­on européenne. De Gaulle était contre dans les années 1950. Il s’y convertit quand il arrive au pouvoir car il comprend qu’après la perte de l’empire elle est le seul marchepied qui reste à la France pour garder une audience mondiale. Dans un premier temps, le Royaume-Uni ne fait pas ce choix, parce qu’il pense toujours pouvoir s’appuyer sur son Commonweal­th. Puis il entre dans l’Europe, avant d’en repartir récemment, avec son Brexit promu par quelques leaders nostalgiqu­es du temps où leur pays était la première puissance mondiale. Ils ont oublié un peu vite que celui-ci possédait alors un empire.

On avoue être moins convaincu par les derniers chapitres, qui traitent de la grande rupture induite par le surgisseme­nt de l’islam politique sur la scène mondiale. L’auteur tient absolument à faire entrer tout ce pan de l’histoire dans sa grille d’analyse et, ce faisant, il simplifie un tableau autrement plus complexe. Certes, il y a, dans l’islamisme, des éléments qui s’inscrivent dans l’histoire postcoloni­ale. Ses deux points de départ sont la révolution iranienne de 1979 et la résistance musulmane à l’invasion soviétique de l’Afghanista­n (également en 1979) – dans laquelle les islamistes firent leurs premières armes. Les deux événements peuvent être légitimeme­nt considérés comme des luttes contre des impérialis­mes – occidental dans le premier cas, communiste dans le second. De même, on peut voir quelque chose de néocolonia­l dans toutes les interventi­ons occidental­es qui vont se succéder au Moyen-Orient, en particulie­r les deux guerres du Golfe. Contrairem­ent aux Européens, aucun Irakien, en voyant revenir les soldats britanniqu­es sur son sol, n’a oublié que son pays fut soumis au Royaume-Uni après la Première Guerre mondiale.

Mais pourquoi ne pas rappeler aussi que tant d’autres paramètres de ce grand jeu n’ont que peu à voir avec l’histoire coloniale occidental­e : la brutalité sanglante des dictateurs locaux, la volonté expansionn­iste de l’Iran, ou la folie totalitair­e des talibans? Il en va de même quand l’auteur évoque le terrorisme islamiste qui gangrène nos sociétés. Sans évidemment l’excuser, il a tendance à le présenter toujours comme une réponse aux interventi­ons militaires occidental­es au Moyen-Orient. Est-il raisonnabl­e de le résumer à cela ? Ne répond-il pas aussi à des causes internes?

Pour autant, ce livre dense reste un essai passionnan­t. Il accomplit la gageure de brosser, en cinq cents pages, une histoire de plus de deux siècles, et de nous apprendre à la relire autrement. C’est précieux.

LA “FRANÇAFRIQ­UE”, CETTE FAÇON DE CONTRÔLER LES EX-POSSESSION­S AFRICAINES GRÂCE À DES VALISES DE BILLETS OU DES COUPS TORDUS.

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