L'Obs

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- Par SARA DANIEL

Jeannette Seaver publie Woody Allen et défie l’Amérique

A 87 ans, la fondatrice, avec son mari Dick Seaver, d’ARCADE PUBLISHING, maison d’édition engagée, a décidé de publier les MÉMOIRES du cinéaste de “Manhattan”, devenu paria dans son propre pays. Portrait d’une PASIONARIA

SOIT DIT EN PASSANT, par Woody Allen, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville et Antoine Cazé, Stock, 540 p., 24,50 euros (en librairie le 2 juin).

Avec son regard ironique que souligne un trait d’eye-liner bleu, ses robes aux coloris excentriqu­es et ses châles tricotés, elle pourrait bien être un personnage de Woody Allen. Femme énergique, dont le français chantant s’est mâtiné d’anglicisme­s, Jeannette a la tendresse enveloppan­te et la nostalgie de l’époque des maisons d’édition engagées. Une « Jewish mamma » qui cuisine pour ses auteurs dans sa maison des Hamptons, mais qui choisit soigneusem­ent ses plans de table : la business girl n’est jamais loin. Produit de deux cultures, l’éditrice française est une vraie New-Yorkaise.

Lorsqu’on l’interroge sur le tour qu’elle a joué aux mastodonte­s de l’édition américaine, Jeannette Seaver, du haut de son 1,60 mètre et de ses 87 ans, ne peut s’empêcher de pouffer de rire. Car c’est elle qui vient de publier, le 23 mars, les Mémoires de Woody Allen, « Apropos of Nothing », aux Etats-Unis, après que Grand Central Publishing (Hachette) a fini par y renoncer. Ce « lâchage » n’a pourtant surpris personne : le metteur en scène de « Comédie érotique d’une nuit d’été » ou d’« Alice » est devenu un paria dans son pays depuis que son ex-femme, Mia Farrow, l’a accusé de s’être livré à des attoucheme­nts sur sa fille adoptive, Dylan. Son dernier film, « Un jour de pluie à New York », n’est toujours pas sorti outre-Atlantique. Woody Allen a beau avoir été blanchi par plusieurs investigat­ions, l’opinion publique américaine et le mouvement #Metoo l’ont définitive­ment condamné. Ronan Farrow en tête, le propre fils de Woody Allen et de Mia Farrow, qui est justement devenu un brillant porte-parole de ce mouvement depuis qu’il a exposé l’affaire Harvey Weinstein. Alors qui pour encore attacher de l’importance au fait que la justice a abandonné les charges contre Woody Allen, et que les enquêtes indépendan­tes, comme celle confiée par la police du Connecticu­t à des experts de Yale, ont conclu sans ambiguïté que « Dylan n’a pas été sexuelleme­nt agressée par M. Allen » ? Et qui, dès lors, pour s’intéresser à la version du mis en cause (voir encadré p. 69) ?

“LA LÂCHETÉ DES HOMMES N’EST PAS UNE SURPRISE” WOODY ALLEN

Woody Allen, joint par téléphone dans sa maison new-yorkaise où il est confiné, confie à « l’Obs » qu’il n’a pas été étonné par la volte-face d’Hachette : « Vous savez, pour un misanthrop­e comme moi, la lâcheté des hommes n’est pas une surprise. Mais, dans le show-business, les choses se font et se défont : cela n’a pas d’importance. Et finalement Jeannette m’a fait une propositio­n. »

«L’histoire de Jeannette, on dirait “Broadway Danny Rose” et ses improbable­s vedettes », s’amuse Manuel Carcassonn­e, l’éditeur de la traduction française des Mémoires de Woody Allen (voir l’encadré ci-contre). Et il ajoute : « Vous avez une star internatio­nale, une sortie mondiale mise en oeuvre par un géant de l’édition, des millions de dollars en jeu et puis une petite manifestat­ion, relayée sur les réseaux sociaux, grippe la machine, et c’est l’originale de la bande qui remporte le deal ! »

Quel destin en effet que celui de cette violoniste, née à Neuilly-sur-Seine en 1932, qui rencontre à 20 ans Dick (Richard) Seaver, un ancien marine reconverti dans l’édition, et se met à fréquenter avec lui Jorge Semprun, Octavio Paz ou Eugène Ionesco, dont il sera le premier éditeur aux Etats-Unis. Pour cet homme, Jeannette quitte la France et la musique, et ils deviennent « les Seaver », un couple mythique d’éditeurs engagés et indépendan­ts qui adopte ses auteurs comme les enfants d’une grande famille.

Aujourd’hui, Jeannette travaille encore comme éditrice consultant­e chez Skyhorse, le groupe qui a racheté sa maison d’édition, Arcade Publishing, après la mort de Dick en 2009. Lorsqu’elle voit, sur Lexington Avenue, un petit attroupeme­nt au pied du siège d’Hachette, quelques dizaines d’employés qui protestent contre la publicatio­n imminente des Mémoires du cinéaste, elle comprend que l’éditeur risque de céder. Elle a de l’estime pour Michael Pietsch, le patron de la filiale américaine d’Hachette, mais elle connaît la pression qui pèse sur les hommes blancs de plus de 50 ans aux EtatsUnis. L’année dernière, Ian Buruma, alors directeur de la « New York Review of Books », décidait de publier un article de Jian Ghomeshi, un animateur radio canadien qui revenait sur ses difficulté­s à refaire sa vie après avoir été accusé de violences à caractère sexuel par une vingtaine de femmes. Il a dû démissionn­er de son poste devant la pression de ses journalist­es. A Columbia, le professeur Mark Lilla, spécialist­e de la gauche identitair­e américaine, et lui-même contribute­ur régulier à la « New York Review of Books », m’avait fait de grands gestes de la main quand je lui avais demandé de commenter cette décision, comme pour indiquer que son bureau était truffé de micros…

Les réseaux sociaux font et défont désormais des carrières. On peut être blanchi par la justice, mais condamné au boycott et à la ruine par Twitter. Dans l’Amérique de 2020, la grande vague du mouvement #Metoo emporte tout sur son passage : les pires prédateurs sexuels, mais aussi, comme dans toutes les révolution­s, des victimes expiatoire­s.

“JE ME SUIS DIT : ’TU DOIS LE PUBLIER !’ ” JEANNETTE SEAVER

Jeannette Seaver sait tout cela. Elle a suivi comme tous les Américains les épisodes de cette guerre familiale interminab­le qui divise les enfants du clan Allen-Farrow. Elle sait aussi que toute l’oeuvre de Woody Allen est désormais revisitée par ses détracteur­s à l’aune des terribles accusation­s que l’on porte contre lui. Coupable ou pas, le réalisateu­r est fustigé par l’opinion publique : ses actrices seraient trop jeunes (Mariel Hemingway dans « Manhattan ») et, quand ce n’est pas le cas, ses héroïnes plus mûres seraient trop aigries ou névrosées (Cate Blanchett dans « Blue

Jasmine »)… Malgré cela, l’éditrice ne prend pas le temps de peser le pour et le contre, ni même d’imaginer ce que Dick aurait pu lui conseiller, lui qui lui a tout appris du métier. « Je me suis dit : “Tu dois le publier !” Cet artiste fait partie de l’histoire du cinéma depuis plus de soixante ans, et il n’aurait pas le droit de raconter son histoire, ni même de se défendre ? Je ne suis ni McCarthy ni un rabbin “for goodness sake”, juste une éditrice ! » Alors Jeannette prend son carnet d’adresses et trouve le contact du cinéaste qu’elle ne connaissai­t pas. Trois jours plus tard, tandis que les grands éditeurs sont encore en train de consulter leurs services juridiques avant de faire leurs offres, l’affaire est conclue. « J’étais partie dans le Connecticu­t passer le week-end chez mon fils, mais Woody m’a fait envoyer une voiture. J’ai rencontré un homme chaleureux, discret, et devenu un peu paranoïaqu­e : il voulait signer tout de suite par peur des pressions qui pourraient s’exercer sur moi… Comme Hachette a eu l’élégance de nous transférer les fichiers d’impression, c’est allé très vite. » De son côté, Woody Allen est satisfait : « Elle était celle qui avait le projet le plus cohérent pour mon livre », nous explique-t-il. Et voilà comment Jeannette a pris le risque, au nom de la liberté d’expression, de s’offrir en victime sacrificie­lle de l’air du temps. « Quand on croit en la justesse de son combat, on n’a pas peur et si on a peur, on joue à être courageux ! »

Une semaine après avoir signé le contrat, elle participe à un dîner d’éditeurs, où bien sûr tout le monde commente la nouvelle. « Mais qui a eu cette audace ? On aurait dit un coup de Dick Seaver, s’interroge l’un d’entre eux. Ce ne serait pas toi Jeannette ? » Elle sourit et change de conversati­on. L’épidémie de Covid-19, qui a sidéré l’Amérique, lui a épargné les tweets haineux et les menaces sur Instagram, mais elle ne perd rien pour attendre et elle n’en a cure. C’est vrai que sa carrière est faite, mais la façon dont toute la corporatio­n a tourné le dos à Woody Allen l’a glacée. Pourtant elle soutient #Metoo, et si elle est réservée sur les chasses aux sorcières qui en ont résulté, elle croit, optimiste, que les manifestat­ions outrancièr­es de ce mouvement nécessaire vont finir par se calmer : « Le fanatisme va s’apaiser, lorsque les relations entre les hommes et les femmes vont se normaliser dans les milieux profession­nels… »

« Avec Dick, nous avons été des éditeurs militants. Et il y avait de quoi l’être dans les années 1960. L’époque était pleine de préjugés.

Nous avons manifesté presque toutes les semaines à Washington pour les droits des femmes et des minorités, contre la discrimina­tion », se rappelle l’éditrice. Mais le véritable combat de Dick Seaver, c’est la liberté d’expression. Il défie la censure en publiant Genet, Henry Miller, D. H. Lawrence ou encore les Mémoires de Malcolm X, que l’éditeur Doubleday avait renoncé à publier après l’assassinat du militant. Il traduit en anglais « Histoire d’O », le roman érotique de Dominique Aury qui fera scandale aux EtatsUnis. Les Etats l’assignent en justice, Dick contre-attaque, fait changer la loi. Il réussira plus tard à faire publier des auteurs iraniens interdits aux Etats-Unis… « Nous n’avons jamais été mus par l’argent ni même l’espoir de faire des best-sellers mais par la volonté de faire entendre des voix nécessaire­s », précise Jeannette.

Je me souviens de ce déjeuner au Century Club de New York, lorsque Tom Wolfe s’est penché vers moi, reporter intimidée, que les Seaver avaient convaincue de publier son Journal de la guerre d’Irak, pour lui murmurer qu’elle avait de la chance d’avoir été choisie par des éditeurs aussi extraordin­aires. Jeannette traitait souvent ses auteurs comme des enfants doués, mais inaptes aux choses matérielle­s, surtout ceux qui, comme Andreï Makine ou

John Irving, essayaient de l’impression­ner aux fourneaux alors qu’elle avait elle-même rédigé cinq livres de cuisine. Irving a d’ailleurs reconnu sa défaite : après que Jeannette lui a cuisiné un faisan, il a pris la décision de laisser définitive­ment ces bêtes tranquille­s. L’écrivain raconte aussi comment le couple formé par les Seaver était intimidant pour lui qui venait de divorcer. Dick regardait Jeannette avec un désir que n’avaient pas éteint cinquante ans de vie commune et trois enfants ; elle rougissait avec coquetteri­e sous le regard de cet homme qu’elle admirait encore. Aujourd’hui, elle pense à lui : « Je crois que quelque part, il est en train de me sourire. » ■

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 ??  ?? Jeannette Seaver, dans son appartemen­t new-yorkais, en 2012.
Jeannette Seaver, dans son appartemen­t new-yorkais, en 2012.
 ??  ?? « Apropos of Nothing », les Mémoires de Woody Allen (ici en 2014), ont été publiés fin mars outre-Atlantique.
« Apropos of Nothing », les Mémoires de Woody Allen (ici en 2014), ont été publiés fin mars outre-Atlantique.
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Le réalisateu­r et Mia Farrow dans « Broadway Danny Rose », en 1984.
 ??  ?? Dick et Jeannette Seaver, en 2008 (ici avec le romancier et cinéaste américain Todd Komarnicki).
Dick et Jeannette Seaver, en 2008 (ici avec le romancier et cinéaste américain Todd Komarnicki).
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 ??  ?? Mia Farrow, Woody Allen et leurs enfants Ronan et Dylan, en 1988.
Mia Farrow, Woody Allen et leurs enfants Ronan et Dylan, en 1988.

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