L'Obs

Musique

Cinq ans après la mort de GUY BÉART, ses filles ressuscite­nt ses chansons avec Clara Luciani, Maxime Le Forestier ou encore Alain Souchon. EMMANUELLE BÉART raconte

- Propos recueillis par SOPHIE DELASSEIN

Emmanuelle Béart et sa soeur ressuscite­nt les chansons de leur père. Entretien avec la comédienne

CD : « DE BÉART À BÉART(S) » (Polydor)

Ils sont une vingtaine d’interprète­s réunis sur le double album « De Béart à Béart(s) », dont Alain Souchon, Clara Luciani, Maxime Le Forestier, Akhenaton, le tandem Hollydays ou encore feu Christophe. Conçues à l’initiative des deux filles de l’ermite de Garches, Eve et Emmanuelle, ces versions revisitées (et présentées comme « libres »), d’un florilège de chansons de Guy Béart (1930-2015) nous rappellent quel auteur incontourn­able il fut. Ingénieur des ponts et chaussées devenu chanteur, le père de « l’Eau vive » était un homme complexe mais surtout brillant, engagé, sentimenta­l aussi. Il aspirait à devenir « un anonyme du

xxe siècle », voulait voir ses chansons lui survivre sans qu’on se préoccupe de sa personne. Avec cet hommage, ses filles le remettent en haut de l’affiche et lui désobéisse­nt par amour. En son nom et celui de sa soeur Eve, la comédienne Emmanuelle Béart explique pourquoi.

Comment décririez-vous la personnali­té de votre père?

Je le voyais comme un ermite qui s’effaçait peu à peu pour que seules ses chansons restent, qu’on ne sache plus qui les a écrites. C’était une obsession, et un pacte entre Dieu et lui, parce qu’il se préparait depuis longtemps au grand voyage. Ma soeur Eve et moi n’avons pas accepté ce pacte, nous n’avons pas voulu laisser ses chansons à l’abandon. Nous avons cherché le moyen de le faire réapparaît­re, de dire qui les avait

écrites. L’idée d’un contrat qui l’aurait asservi à une major le terrifiait. Il disait que le marketing y était devenu roi, qu’on ne parlait plus que de produits, de chiffres. Guy était partagé entre l’Apocalypse qu’il redoutait et cette espérance folle dont il avait fait une chanson. Il a été un père pudique, il y a eu beaucoup de longs silences entre nous, alors nous le devinons à travers ses chansons. Il disait qu’elles contenaien­t un secret à lire entre les lignes et les notes. Avec ma soeur, nous considéron­s chacune d’elles comme un aveu. Elles portent la conscience d’un péril à surmonter, d’un danger imminent, mais il y a aussi un engagement politique très fort, un besoin constant de légèreté, et son humour ravageur. Parfois, les chansons semblent guillerett­es, mais même dans les plus légères, comme « l’Eau vive », il y a toujours quelque chose de profond, voire de douloureux.

“MOUSTAKI, ARAGON, MITTERRAND VENAIENT DANS SA PISCINE”

On comprend qu’il n’aurait peut-être pas souhaité que ses deux filles réalisent ce travail de mémoire…

A priori non, mais à sa mort nous nous sommes retrouvées dans sa grande maison, entourées de tout ce qui avait composé sa vie. Mon mari, Frédéric Chaudier, documentar­iste, a eu cette réflexion : Guy Béart était une énigme, il faut la résoudre. Puis, son ami Charles Aznavour nous a dit avec autorité qu’on ne pouvait pas laisser Guy dans les catacombes. Mon père l’admirait pour ses chansons mais aussi pour son travail d’équipe en famille. Eve est créatrice de bijoux, moi je suis comédienne, ce n’était pas notre métier de faire vivre ce patrimoine et rien ne laissait présager que nous serions à la hauteur. Mais si notre père ne souffrait pas de cette forme d’abandon, nous oui. Il n’était pas facile : pudique, timide, non formaté, indiscipli­né dans les médias. Ce n’était pas un homme d’image, il n’a jamais su être plaisant.

En regardant défiler sa vie, on a le sentiment qu’il a joué le jeu du show-business, puis l’a refusé. Comment l’expliquez-vous?

Il nous disait que le succès ne pouvait pas être la destinée d’un homme, en grand sage il le considérai­t comme un leurre.

Que vous a-t-il appris?

Il a laissé tellement d’empreintes en moi, en nous. Il m’a appris la solitude et l’apprentiss­age de l’ennui, par exemple. Et il y avait ces pensées au-dessus de son lit qu’il m’avait obligée à recopier et épingler au-dessus du mien : « Il faut des règles absolues et des questions permanente­s. » Et : « Fais bien ce que tu sais faire mais sache que ça n’a aucune importance. » Cette dernière a créé une sorte de distance chez moi et cette ambivalenc­e : je peux aussi donner l’impression de jouer le jeu, sauf qu’il y a chez moi une présence absolue et une absence totale. J’adore sa chanson « Fille d’aujourd’hui » : « Tout va vite et moi je fuis. » Il m’a appris à ne jamais fuir.

Qui vous a inculqué l’engagement? Votre père?

D’abord ma mère, communiste fervente, mais ce qui s’est inscrit le plus dans mes gènes, c’est ce que lui m’a dit. « Le Premier qui dit la vérité » m’a beaucoup marquée : celui qui prône une vérité nouvelle et va à l’encontre de l’ordre établi risque la marginalis­ation. « Qui suis-je? » est aussi une chanson importante. Elle exprime le caractère provisoire de toute théorie et traite de la quête d’identité. Ma mère m’a appris à me battre, mon père m’a enseigné les raisons pour lesquelles je me battais.

Votre père vivait dans une grande maison à Garches. Comment était son intérieur?

Un bordel inouï! Il vous accueillai­t en nuisette et vivait reclus dans sa chambre, fumant clope sur clope. Les cendres tombaient sur les draps. On mangeait, on buvait du vin, on écoutait ses nouvelles chansons, on philosopha­it. On sentait dans cette pièce l’espérance folle de cet homme terribleme­nt vivant et tourné vers l’avenir. Le reste de la maison était à l’abandon avec des tonnes de papiers entassés et d’autres dans des cartons d’archives. Il photocopia­it, il archivait. Il y avait là les vestiges de sa vie passée, ses amours anciennes et ses amis qu’il avait presque tous enterrés. Quand je le visitais, au bout d’un moment il me proposait d’aller dormir dans ma chambre d’enfant, et je me sentais comme kidnappée, terrorisée à l’idée de ne plus pouvoir partir et retrouver mes enfants.

Quels souvenirs gardez-vous de cette « vie passée »?

Les réveillons d’été qu’il donnait chaque année et étaient retransmis à la radio. Enfant, je voyais se baigner dans sa piscine Moustaki, Aragon, Mitterrand. Quand

je revenais chez moi dans le Midi, je ne pouvais rien raconter de tout cela, on m’aurait prise pour une folle. Je me souviens d’un déjeuner avec Cabu, Wolinski, Faizant, ou encore de dîners avec des hommes politiques où on se fichait de la bienséance. Guy était un fils du peuple devenu ingénieur des ponts et chaussées pour faire plaisir à son père comptable et à sa mère femme au foyer. A la fin d’un dîner, mon père a fait asseoir à côté de Mitterrand l’homme qu’il avait engagé à notre service.

“IL CONSIDÉRAI­T LA CHANSON COMME UN ART MAJEUR”

Comment avez-vous vécu la violente altercatio­n entre votre père et Gainsbourg à la télévision autour de cette question : la chanson est-elle un art majeur ou un art mineur?

Cette séquence fut un tel traumatism­e que je ne l’ai jamais revue. Nous avions accompagné mon père, ce jour-là, ma soeur et moi. Ce qui m’a le plus terrassée, ce n’est pas l’attitude de Gainsbourg, mais le silence des autres autour, comme si personne n’osait l’interrompr­e. Il considérai­t la chanson comme mineure face à la peinture, l’architectu­re ou la musique classique, et je pense qu’il n’avait pas raison. Mon père considérai­t la chanson comme un art majeur, il lui a consacré sa vie et y a mis toute son âme. Ce soir-là, l’image a triomphé. Ma soeur et moi étions anéanties.

Vous avez demandé aux interprète­s qui reprennent les chansons de votre père de les « trahir ». Qu’est-ce que cela signifie?

Nous nous sommes peu souciées de savoir qui serait ou pas sur ce disque, qui était ou non bankable. Nous avons d’abord pensé aux compagnons de vie de mon père, comme Souchon, Voulzy, Le Forestier. Puis à ceux qu’on aimait. Ils ont pratiqueme­nt tous dit oui. Certains, qu’on ne soupçonnai­t pas, avaient des affinités avec les chansons de Guy et c’était émouvant pour nous de le découvrir. Je pense notamment à Catherine Ringer dont il aimait le « parler vrai ». J’ai demandé à chacun de trahir les chansons avec talent, sans respecter les arrangemen­ts d’origine. En un mot, de se les approprier. Guy aimait les arrangemen­ts très dépouillés, et comme lui, chacun a travaillé de manière artisanale. J’ai le souvenir de Clara Luciani improvisan­t assise par terre ou de Vianney dans son studio. J’ai été littéralem­ent bouleversé­e d’entendre la version de « Qui suis-je ? » par Akhenaton. On entend ses mots et la voix de Guy qui revient à plusieurs reprises. Je pense aussi à « Couleur, vous êtes les larmes », une des plus belles chansons qui soient sur le racisme. J’y tenais énormément. Cette version est née à Dakar, dans un studio que j’ai visité en allant voir Ismaël Lo chez lui. C’était une grande émotion de recevoir de là-bas cette chanson réarrangée.

Vous faites deux duos sur l’album, mais vous chantez seule « Plus jamais ». Pourquoi?

Je ne voulais pas de duos, je les ai enregistré­s à la demande des artistes. Nous avions choisi pour chacun d’eux une chanson, et chacun en a choisi une autre. Donc, au fur et à mesure, les chansons que j’imaginais chanter étaient prises. Il ne me restait que « Plus jamais » et « Fille d’aujourd’hui », mais Hollydays a jeté son dévolu dessus. C’est ainsi que je me suis retrouvée avec « Plus jamais ». Même si elle parle de « baisers à perdre haleine », je me suis dit que « Plus jamais » correspond au lien qui m’unissait à mon père. Plus jamais nos grandes conversati­ons, plus jamais s’affronter politiquem­ent, plus jamais le prendre dans mes bras, plus jamais ses coups de fil à 3 heures du matin. Voilà.

Quel est votre rapport à la chanson?

Je déteste chanter! J’ai conscience que ma voix est médiocre, or je n’aime pas faire les choses moyennemen­t. Mon père rêvait de me voir enregistre­r des chansons, mais moi je sentais que la voix ne suivait pas. Basta. En revanche, il a su bien avant moi que j’étais faite pour être comédienne et m’a encouragée dans cette voie. Il disait que j’étais une comédienne et une amoureuse. Il anticipait beaucoup de choses. Il m’a incitée à prendre des cours de théâtre quand je suis revenue de Montréal et je suis entrée dans le cours de Jean-Laurent Cochet, qui vient de mourir des suites du Covid-19. Je me suis affrontée à lui rapidement, je détestais sa manière d’enseigner.

Cinq ans après sa mort, avez-vous fait le deuil de votre père?

Etrangemen­t, j’ai fait le deuil de mon père depuis très longtemps, de son vivant. Pour moi le mot « repère » est plus juste que celui de « père ». ■

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Le compositeu­r aimait les arrangemen­ts très dépouillés, mais considérai­t la chanson comme un art majeur.
 ??  ?? Guy Béart avec ses filles, Emmanuelle et Eve, au mariage de celle-ci en juin 1984.
Guy Béart avec ses filles, Emmanuelle et Eve, au mariage de celle-ci en juin 1984.
 ??  ?? Guy Béart assiste à un concert en compagnie de Charles Trenet, Juliette Gréco, Georges Brassens et Serge Gainsbourg, aux environs de 1960.
Guy Béart assiste à un concert en compagnie de Charles Trenet, Juliette Gréco, Georges Brassens et Serge Gainsbourg, aux environs de 1960.
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Mitterrand dans la loge de l’artiste, en 1973.

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