L'Obs

“PERSONNE NE HAIT JOE BIDEN, PERSONNE N’EN A PEUR”

L’agressivit­é du président renforce l’opposition. Au point de donner un avantage significat­if à son adversaire démocrate, selon Allan Katz, professeur de science politique et ex-ambassadeu­r d’Obama

- Propos recueillis par PHILIPPE BOULET GERCOURT, correspond­ant à New York

Sondages, journalist­es, bookmakers... Beaucoup de gens semblent persuadés que Trump sera réélu. Pourquoi ?

Tout le monde ou presque avait prévu qu’il perdrait en 2016, personne n’a envie de se ridiculise­r deux fois de suite. Et puis les présidents sortants sont généraleme­nt réélus. Dans l’histoire récente, seuls Jimmy Carter et George H. Bush n’ont pas réussi à décrocher un second mandat. La façon désastreus­e dont Trump a géré la pandémie va-t-elle le faire perdre ?

Ce sera un facteur très significat­if. Mais même avant cette crise, je prédisais qu’il serait battu, un peu pour les mêmes raisons : cette débâcle est emblématiq­ue de la manière dont il a géré tant d’autres problèmes. La di érence, c’est que cette crise-ci a des e ets profonds sur la vie quotidienn­e de millions d’Américains.

En quoi est-ce emblématiq­ue ?

Il a constammen­t refusé d’assumer la moindre responsabi­lité sur les conséquenc­es de ses actes, il a échoué à unir les Américains, il a refusé de fonder ses choix sur l’expertise. Et il s’est entouré de personnes sans expérience, d’extrémiste­s ou de personnali­tés médiatique­s qui n’auraient été engagés dans aucune autre administra­tion républicai­ne.

Quel critère retiendra-t-on pour juger sa gestion du coronaviru­s ? Le nombre de morts ?

Pas seulement. A New York, l’Etat qui a le plus sou ert de la pandémie, le gouverneur n’était pas particuliè­rement apprécié. Mais Cuomo est devenu très populaire, malgré le nombre de victimes, en se montrant à la hauteur. Trump, non.

Comment aborde-t-il cette campagne ?

En général, quand vous êtes en fin de premier mandat et que vous avez un problème de popularité, comme George W. Bush en 2004, ou Barack Obama en 2012, vous cherchez à faire de l’élection un choix binaire : « Vous ne m’aimez peut-être pas, mais mon adversaire est vraiment horrible. » Le challenger, à l’inverse, cherche à transforme­r l’élection en référendum sur le président sortant. Or le problème de Trump, c’est qu’il est psychologi­quement incapable de mener une campagne qui ne soit pas centrée sur sa seule personne.

Il a déjà commencé à démolir Biden...

Mais il reste tellement peu d’électeurs qui ne se sont pas fait une opinion sur Trump ! Vous avez de 35% à 40 % d’Américains qui voteraient Trump même s’il flinguait quelqu’un au beau milieu de la 5e Avenue. Et en face, 50% d’Américains, ou un peu plus, qui ne voteraient pas pour lui, même s’il annonçait demain un traitement universel contre le cancer. En dehors de ces deux blocs, il ne reste pas grand-monde.

Quant à Biden, il y a une di érence énorme avec Hillary Clinton : personne ne hait Joe Biden, personne n’a peur de Joe Biden. Alors qu’en 2016, les Républicai­ns qui n’aimaient pas Trump ont fini par voter pour lui parce qu’ils ne supportaie­nt pas Clinton. La campagne de Trump essaie de monter en épingle les ga es de Biden, ses hésitation­s ? Et le président, alors ? Il ne cesse d’inventer des trucs. Cela me rappelle la vieille blague du type dont la femme reçoit des photos de lui en compagnie d’une autre femme, et qui dit à son épouse : « Tu me crois, ou tu crois tes yeux mensongers? » C’est un peu l’approche de Trump.

Biden n’était pas votre premier choix, pendant les primaires. Quels sont ses points forts ?

Il a parfois commis des erreurs et un candidat plus jeune aurait été préférable pour les démocrates. Mais c’est un type bien, un homme honnête, et je pense que cette qualité est une grande force, vu le président que nous avons. Biden peut justifier d’une longue carrière, il a accompli la plupart du temps de bonnes choses pour le pays. Et il est perçu comme quelqu’un avec qui les gens sont à l’aise. Il commet des ga es dans sa façon de formuler les choses, c’est vrai, mais il maîtrise parfaiteme­nt son sujet et s’entourera d’une équipe de premier ordre.

Ne devrait-il pas devenir plus visible ?

Il ne peut pas occuper le devant de la scène, c’est actuelleme­nt impossible. Mais n’oubliez pas ce vieil axiome de la politique : quand un adversaire se fait du tort, n’allez pas l’interrompr­e. Trump se montre partout tout le temps, il solidifie le soutien de sa base, c’est vrai, mais renforce aussi son opposition.

A quoi ressembler­a le choc frontal entre les deux candidats ?

Il est fort possible que Trump refuse de débattre avec Biden, ses alliés commencent déjà à préparer le terrain en accusant les organisate­urs de ces débats d’être partiaux. Je pense que Trump fera tout pour éviter ce face-à-face. Pour le reste, il ne reculera devant rien. En général, en politique, vous vous interdisez certaines choses de peur d’aller trop loin, d’être embarrassé par vos actes. Ce ne sera clairement pas le cas avec ce candidat.

Si je conseillai­s Trump, je lui suggérerai­s d’admettre les conséquenc­es de cette pandémie et de dire: « Ok, on a commis des erreurs, mais voilà ce que nous faisons aujourd’hui. » Il aurait pu présenter une stratégie pour le pays, une façon de rassembler les Américains. C’est la seule chose qui aurait pu conduire certains électeurs à reconsidér­er l’opinion qu’ils ont de lui. Le problème est que notre vie politique a tourné le dos à ce genre de calcul : elle est devenue tellement tribale que même si quelqu’un sort un tombereau d’âneries mais porte le maillot de votre équipe, vous lui passez tout.

Aux élections de mi-mandat de 2018, les démocrates ont été nombreux à voter. N’a-t-on pas tendance à surestimer la motivation, l’enthousias­me de la base de Trump et sous-estimer la mobilisati­on des démocrates, leur rage de se débarrasse­r de ce président ?

Si, et il est très possible que cette présidenti­elle soit similaire, pour les démocrates, à ce qu’avait été l’élection de 1980 pour les républicai­ns. Reagan avait largement battu Carter et les républicai­ns avaient pris le contrôle du Sénat. Trump pourrait perdre avec une marge de 5 ou 6 points, le potentiel existe d’une défaite claire et nette. Les gens sont fatigués du drame permanent, de ce type qui les bombarde constammen­t de ses griefs – même si cela a été la clé de son succès politique auprès d’une partie de la population.

Quel rôle jouera l’économie dans ce scrutin ?

Très important, évidemment, même si ce ne sera pas forcément le facteur déterminan­t. Elle risque d’être dans un état tellement catastroph­ique que, même si le chômage diminue un peu et se stabilise à 15 %, Trump ne pourra pas crier victoire. La convalesce­nce sera longue, et de nombreux jobs risquent de disparaîtr­e pour de bon.

“TRUMP EST INCAPABLE DE MENER UNE CAMPAGNE QUI NE SOIT PAS CENTRÉE SUR SA SEULE PERSONNE.”

 ??  ?? Joe Biden, devant ses supporters, aux côtés de son épouse Jill (à sa droite) et de sa soeur Valerie, à Los Angeles, lors du Super Tuesday, le 3 mars dernier.
Joe Biden, devant ses supporters, aux côtés de son épouse Jill (à sa droite) et de sa soeur Valerie, à Los Angeles, lors du Super Tuesday, le 3 mars dernier.

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