L'Obs

Le vieil homme et la mer

AL-NAJDI LE MARIN, PAR TALEB ALREFAI, TRADUIT DE L’ARABE PAR WAËL RABADI ET ISABELLE BERNARD, ACTES SUD SINDBAD, 150 P., 17 EUROS.

- DIDIER JACOB

Comment le monde du livre, frappé de plein fouet par l’épidémie, et alors que la production éditoriale est en berne, peut-il se réinventer ? Le temps n’est-il pas venu de lire autrement ? Découvrir le slow reading, explorer des littératur­es méconnues ? Le Koweït, par exemple. Biographie romancée d’un célèbre navigateur koweïtien, « Al-Najdi le marin » raconte l’histoire étonnante et véridique d’un capitaine de bateau qui a passé sa vie à naviguer sur les eaux nacrées du golfe Arabo-Persique. Le Koweït, nous apprend l’auteur qui a signé une douzaine de romans (dont « l’Ombre du soleil », Actes Sud, 2018), était dans les années 1940 un pays de navigateur­s. Taleb Alrefai (photo) narre la fascinatio­n qu’éprouvait Al-Najdi enfant pour l’océan. A 14 ans, il monte à bord d’un boutre et s’initie à la pêche à la perle, pratiquée en apnée par les plongeurs du cru. Rares étaient ceux qui dénichaien­t un trésor mais les pêcheurs du Koweït n’avaient alors d’autres ressources que l’exploitati­on des richesses marines. Qui eût dit que le royaume (Koweït signifie en arabe « petite forteresse construite près de la mer ») était, à l’origine, un pays de marins pauvres, dont Alrefai chronique la vie simple avec autant de justesse que de nostalgie ? Car avec les premières exportatio­ns de pétrole, au cours de l’année 1946, c’est un pays nouveau qui va surgir, oublieux de ses traditions, indifféren­t à son histoire. Les marins cessent de sortir en mer et les bateaux moisissent dans des cales, avant d’être revendus aux marins indiens ou transformé­s en bois de chauffage. « Nakhuda [capitaines], vendeurs de perles, plongeurs, ravitaille­urs, calfats et marins : tous s’étaient détournés de la mer. Chacun s’était mis en quête d’un emploi dans une société pétrolière, dans une entreprise commercial­e ou dans les nouvelles agences étrangères. » Et Al-Najdi ? Pas de danger que ce fils spirituel de Sindbad finisse dans un bureau, le cul sur sa chaise, à compter ses dollars ! Lorsqu’il prend la mer une dernière fois, à 70 ans, pour aller pêcher avec des amis, il doit affronter l’une des pires tempêtes qu’il ait jamais bravées au cours de sa longue carrière. Le récit, alors, se fait lyrique, tempétueux, menaçant. Comme si Hemingway prenait les commandes et racontait, par la voix de Taleb Alrefai, les derniers instants du vieux marin intrépide : les mots sont justes, poétiques, incarnés, et l’on touche soudain à l’âme d’un peuple qui a vendu la sienne.

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