La faucille et le piolet
ALPINISTES DE STALINE, PAR CÉDRIC GRAS, STOCK, 342 P., 20,50 EUROS.
En France, l’imaginaire de l’alpinisme se porte volontiers vers les Alpes ou l’Himalaya. Plus rarement pense-t-on aux chaînes du Caucase ou au Pamir, ces montagnes d’Asie centrale que nous associons vaguement au voyage de Marco Polo. De même savons-nous peu de choses sur les alpinistes russes, qui, dans les années 1930 et 1940, explorèrent les pics de ces régions. Ainsi, les frères Abalakov sont inconnus en Occident (malgré le fait qu’une technique d’escalade porte leur nom).
C’est à cet oubli qu’a voulu remédier Cédric Gras, fin connaisseur du monde russe. A travers l’histoire d’Evgueni et Vitali Abalakov, l’écrivain-voyageur de « l’Hiver aux trousses » raconte le déploiement, en URSS, d’un sport d’abord perçu comme bourgeois. L’alpinisme russe dut sans cesse se trouver des justifications : désacraliser les montagnes au pied desquelles vivaient des ethnies rétives au communisme, identifier des filons de nickel ou d’étain, déposer sur les plus hauts sommets un buste de Lénine, etc. Hélas, la terreur stalinienne rattrapa vite le petit monde de l’escalade…
On l’a oubliée, mais l’affaire, en 1963, fit grand bruit. Charles Trenet, 50 ans, star immense, est accusé de « relations immorales » par un jeune homme de 18 ans. La justice, poussée par une flambée de haine homophobe, le fait plonger. Brusquement le poète de « la Mer » et de « Y a d’la joie » se retrouve en prison, au nom d’une loi votée sous Vichy qui impose la majorité sexuelle des hétéros à 15 ans, mais celle des homos à 21 ans. Traité de pédophile (ce qu’il n’a jamais été), de « tapette » (il n’a jamais nié son goût pour les jeunes hommes), Trenet se retrouve seul. Quelques très rares voix du show-biz le soutiennent, mais la traversée du désert commence, dans un paysage musical dominé par les yé-yé. Olivier Charneux, s’appuyant sur une documentation précise, sur des témoignages d’époque, reconstitue, dans un récit à la première personne, l’injustice dont a été victime le « fou chantant ». On est halluciné devant tant de mauvaise foi, d’acharnement gratuit, de rancoeur recuite. Scandale ? Oui. Mais scandale de la bêtise des bien-pensants.