L'Obs

“Je le savais, je l’ai crié, c’est arrivé”

“Féminicide­s”

- Par Sophie Grassin

«L e féminicide est d’abord un crime de propriété », rappellent les auteurs de cette enquête exemplaire menée avec une cellule d’investigat­ion du quotidien « le Monde ». Lorraine de Foucher et Jérémy Frey en ont extrait cinq histoires pour – au-delà de l’autopsie d’un mal systémique dont ils analysent signaux d’alerte et point de bascule – donner un visage à ces martyres du quotidien. Leur dispositif s’appuie sur le même rituel : des interviews de l’entourage des victimes et le récit de cinq cas d’école chaque fois décryptés par un journalist­e du « Monde ». « L’imaginaire collectif confond encore féminicide et crime passionnel, explique Lorraine de Foucher. Comme dans “Requiem pour un fou”, la chanson de Johnny Hallyday, il a tendance à le romantiser. Nous, nous avons voulu dépassionn­er le phénomène, le traiter de manière clinique, aller fouiller dans ses boîtes noires et révéler des stratégies de possession moyenâgeus­es. » Elle ajoute : « J’ai été très touchée par le courage de ces proches qui ont accepté d’évoquer ces histoires pourtant survenues dans une période récente. »

Le compagnon de Laëticia, décrite comme « solaire », aura passé dix-huit ans à empêcher la jeune femme de le quitter. Sa méthode ? Le contrôle, un indicateur capital. L’homme lui impose de se déshabille­r chaque soir pour traquer sur son corps les traces laissées par un amant potentiel et de ne jamais porter de vernis à ongles en son absence… Laëticia finit par mourir sous les 40 coups de couteau de son bourreau. Aveu d’impuissanc­e d’une DRH qui a tenté de lui venir en aide : « Je le savais, je l’ai crié, c’est arrivé. » « Un cas archétypal, estime Lorraine de Foucher, basé sur une mécanique de domination flagrante. »

Le drame vécu par Sylvia, lui, illustre les ratages d’autorités parfois à la peine lorsqu’il s’agit d’évaluer les situations critiques. Sylvia s’était séparée de son partenaire violent et avait même porté plainte contre lui. Les gendarmes ne lui ont accordé aucune mesure de protection supplément­aire. L’homme se verra simplement imposer une « compositio­n pénale ». Sylvia sera jetée du haut d’un barrage, « comme un paquet ».

Quand elle se rend au commissari­at, Hélène précise bien que son compagnon, connu comme le loup blanc pour s’en prendre à tout le monde, a déjà fait huit ans de prison. Problème : le gendarme qui la reçoit ne retrouve pas trace de cette affaire, pourtant médiatisée, dans le fichier de traitement des antécédent­s judiciaire­s. On ne la croit pas, personne n’est interrogé. Un « loupé » très courant : 39 % des plaintes ne sont jamais communiqué­es à la police ; 80 % sont classées sans suite.

Marie-Alice, la féministe, avait beau avoir lu « le Harcèlemen­t moral » de Marie-France Hirigoyen et répertorie­r les féminicide­s sur son mur Facebook, elle n’a pas su repérer l’emprise toxique dont elle était la victime. Son corps a été retrouvé dans une valise flottant sur un cours d’eau. « Son histoire nous a intéressés parce qu’elle s’ancrait dans un milieu auquel on ne s’attendait pas, analyse Lorraine de Foucher. Les revenus, le statut social… Rien n’empêche les tactiques d’annexion d’un individu par un autre, sur fond de domination masculine. Il est, d’ailleurs, incroyable de voir à quel point les leviers de cette annexion et les propos qui reviennent dans la bouche de tous les témoins sont chaque fois les mêmes. »

Il reste Ana, la douce Ana, qui avait commencé une nouvelle vie loin de ce conjoint rétif à son bonheur : « Je suis heureuse, il n’aime pas. » Amis et collègues étaient montés au créneau pour tenter de la tirer de ses griffes. En vain. L’homme a fini par lui tirer dessus à un rond-point. « Une exécution », tranchera le procureur de la République dans ce documentai­re qui plaide pour l’urgence d’une réflexion collective. L’an dernier, en France, 150 femmes ont été tuées par leur compagnon.

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