L'Obs

SA DÉRIVE POPULISTE

Le philosophe s’apprête à lancer une revue et un site web, “Front populaire”, pour peser sur l’élection de 2022. La référence à 1936, dans ce projet souveraini­ste qui tangue très à droite, est pour le moins incongrue

- Par MATTHIEU ARON

Michel Onfray est un expert en formules qui claquent. Art des raccourcis et usage immodéré de la provocatio­n, mais toujours assortis d’un savant brouillage des pistes. C’est sa marque de fabrique. « Marine Le Pen me fait un baiser de la mort », nous lance-t-il au téléphone à la mi-mai, apparemmen­t en colère. La raison de sa contrariét­é ? La patronne du Rassemblem­ent national vient de le féliciter, sur Twitter, d’avoir réuni « ceux qui croient en la nation et qui sont opposés au mondialism­e » dans la revue qu’il s’apprête à lancer, le 23 juin. Le philosophe dit ne pas apprécier les congratula­tions de la chef de file de l’extrême droite, qu’il compare à un serpent : « Elle veut non pas m’empoisonne­r comme une vipère, mais m’étou er tel un boa constricto­r. » Faut-il le croire quand il joue ainsi les e arouchés et assure ne « rouler pour personne » ? Plus que jamais il avance sur une périlleuse ligne de crête. Il le sait et s’en délecte.

« Front populaire », c’est ainsi qu’il a appelé sa nouvelle entreprise, une revue et un site internet « participat­if », qu’il finance par un appel aux dons. Léon Blum et la grande épopée socialiste de 1936 ont été convoqués pour fournir le nom de cette aventure éditoriale et politique. Pour le reste, Michel Onfray, ex-soutien d’Olivier Besancenot puis de JeanLuc Mélenchon, qui se définit aujourd’hui comme un « anarchiste proudhonie­n », n’hésite pas à mélanger les genres en ouvrant sa revue aux « souveraini­stes de droite, de gauche et, surtout, d’ailleurs ». De l’ex-ministre socialiste Jean-Pierre Chevènemen­t au très réactionna­ire vicomte Philippe de Villiers ; du vulgarisat­eur en neuroscien­ces Idriss Aberkane, formé aux Scouts musulmans de France, à l’enseignant­e et essayiste Barbara Lefebvre, qui dénonce l’« islamisati­on » de la société ; de l’avocat et porte-parole des « gilets jaunes » rouennais François Boulo à la nouvelle star Didier Raoult, le professeur marseillai­s qui défend

l’utilisatio­n de l’hydroxychl­oroquine pour traiter le Covid-19.

Michel Onfray dit vouloir peser dans le débat sur « l’après-coronaviru­s » et aussi « faire émerger un candidat issu de la société civile pour la présidenti­elle en 2022 ». Lui-même? Il jure que non, mais il revendique haut et fort son populisme et promet que sa revue sera une « machine de guerre pour la plèbe ». La couverture du premier numéro, di usée sur les réseaux sociaux, a che en titre : « Pandémie, oligarchie, illettrism­e, communauta­risme, néolibéral­isme, mondialisa­tion, immigratio­n, paupérisat­ion. Que faire ? » Autant dire qu’il y a là à boire et à manger pour beaucoup de monde. Onfray assume de ratisser large. Le 29 mai, il était l’invité d’Eric Zemmour sur CNews, « face-à-face spécial » annoncé à grand renfort de publicité par la chaîne. Le débat, fort courtois, a fait un carton d’audience. Et le journalist­e pamphlétai­re déjà condamné pour provocatio­n à la haine raciale s’est trouvé de nombreux points d’accord avec le philosophe. Cruelle ironie pour celui qui, il y a près de vingt ans, avait créé, à Caen, un cycle de conférence­s universita­ires gratuites et ouvertes à tous pour contrecarr­er la montée de Jean-Marie Le Pen… Le même Onfray n’a plus cure des cordons sanitaires. Il se veut le réceptacle de toutes les colères. Au risque de faire la courte échelle à tous les héritiers de l’ex-leader du Front national ? Dès qu’on l’interroge sur le sujet, il sort l’artillerie lourde et traite ses détracteur­s de « flics de la pensée ». Le Covid-19 lui donne des ailes. La crise sanitaire a dramatique­ment montré les dangers de la délocalisa­tion industriel­le. Preuve, selon lui, que le « souveraini­sme » est la solution. Et que pour lui, Onfray, l’heure est enfin arrivée.

Cela fait un moment qu’il concocte son projet. Il y a deux ans déjà – qui le sait? –, il a failli créer une première revue, intitulée « le Plébéien », avec le concours des Editions de l’Observatoi­re, dirigées par Muriel Beyer. « Il s’agissait surtout de redonner la parole au peuple », se rappelle l’éditrice. Dans le coup aussi, la journalist­e Natacha Polony. Ex-chevènemen­tiste, récusant le « clivage droite-gauche », et puisant, dit-elle, ses idées aussi bien chez Dupont-Aignan ou Zemmour que chez Mélenchon, elle professe le même « éclectisme » idéologiqu­e qu’Onfray. Mais, en septembre 2018, elle se voit proposer de diriger la rédaction de l’hebdomadai­re « Marianne ». Exit « le Plébéien ».

LES SIRÈNES DU COMPLOTISM­E

Michel Onfray ronge son frein. A cette époque, il se pose déjà en persécuté du « système médiatique ». Il a son rond de serviette dans de multiples chaînes de radio ou de télévision, écrit ou donne son avis dans plusieurs journaux, a publié une centaine d’ouvrages, dont des best-sellers, dans une dizaine de maisons d’édition, mais ne supporte pas d’avoir été « viré » de France-Culture, qui a décidé de ne plus di user ses cours de philosophi­e. Il accuse aussi la mairie de Caen de lui avoir confisqué les locaux qui abritaient son université populaire. Son étoile pâlit. Ses livres continuent de trouver leur public, avec des moyennes de 20000 à 30000 exemplaire­s écoulés, mais il semble loin le temps où il vendait dix fois plus, avec son « Traité d’athéologie » (2005). Sculptant son image de paria, il semble peu à peu céder aux sirènes si commodes du complotism­e, quitte à nourrir le conspirati­onnisme ambiant. Ainsi, en mai 2017, dans une interview à « l’Obs » publiée juste après l’élection présidenti­elle, il soutient que la course à l’Elysée n’a été qu’un « simulacre de démocratie ». Il va jusqu’à a rmer qu’il connaissai­t la fin de l’histoire, avant même son dénouement, puisque la bataille devait nécessaire­ment se

conclure par la désignatio­n d’un pion de l’« Etat maastricht­ien » : Emmanuel Macron.

Les électeurs manipulés par un « dispositif » au service du grand capital et avec la complicité de médias serviles, c’est la thèse qu’il va désormais entonner dans toutes ses interventi­ons publiques. Son tout dernier ouvrage, « Théorie de la dictature » (2019), la développe jusqu’à plus soif. Le philosophe s’y indigne qu’on ne puisse plus débattre d’un certain nombre de sujets : « L’avortement, l’euthanasie, la peine de mort, le nucléaire, le réchau ement climatique, la nature de l’islam, le mariage homosexuel, la gestation pour autrui, l’identité nationale, le parti de Marine Le Pen, la question israélo-palestinie­nne », autant de questions devenues interdites, selon lui, car « elles interrogen­t la nature du catéchisme de l’Europe maastricht­ienne ». Rejoignant la cohorte des essayistes ou éditoriali­stes de la planète « réac », qui se plaignent à longueur de temps du « politiquem­ent correct » tout en squattant les plateaux télé, Onfray est un rebelle qui colle parfaiteme­nt à l’air du temps. Le voilà même qui reprend leurs arguments contre les « progressis­tes », coupables d’avoir aboli la « liberté de pensée ». Ses mots sont parfois d’une rare violence (« Quelle âme habite ce corps sans chair ? On a du mal à savoir… », dit-il ainsi à propos de Greta Thunberg, cette « cyborg suédoise »), et ses coups, souvent en dessous de la ceinture, notamment quand il s’attaque à la figure présidenti­elle. Il surnomme François Hollande « Sphincter Ier », puis se déchaîne contre son successeur, Emmanuel Macron, toujours dans la même veine scatologiq­ue, mais aussi homophobe, en comparant sa politique à un fist-fucking, avec « la main, puis tout le bras dans le cul ».

DÉTONNANT ATTELAGE

Ses outrances finissent par le couper d’une partie de ses lecteurs. Qu’importe, il poursuit ses diatribes sur la « web TV » qu’à la même époque il vient de monter avec l’ex-journalist­e Stéphane Simon, aujourd’hui directeur de la publicatio­n de « Front populaire ». Détonnant attelage. Quoique. Simon, passé du « Pèlerin Magazine » à « France-Soir » puis à « Playboy » (il revendique d’avoir fait poser nue Pierrette Le Pen dans le magazine de charme), avant de s’associer à Thierry Ardisson pour produire « Rive droite, Rive gauche » et « les Terriens du dimanche », a fini par se spécialise­r dans ce qu’il appelle les « télés libres ». Celle de Michel Onfray, mais aussi celle de Natacha Polony. Ou d’André Berco (l’ex-plumitif de gauche, devenu admirateur de Trump) et Gilles-William Goldnadel (l’avocat néoconserv­ateur), qui animent une chaîne prétendume­nt « de réinformat­ion ». Le sens du vent, toujours. Stéphane Simon, comme Onfray, se dit souveraini­ste, mais son idéal politique se double d’un sens aigu du commerce. Ses webtélés marchent fort, et celle d’Onfray revendique 15 000 abonnés. Le producteur, doté d’un savoir-faire incontesta­ble en matière de marketing, a compris que les « populistes », très friands des réseaux sociaux, représenta­ient aussi des cibles à conquérir. Un véritable marché en devenir. Son appel à contributi­on pour « Front populaire » constitue d’ores et déjà un succès, avec 23 000 contribute­urs préinscrit­s à la fin mai. Parmi eux, certaines figures de l’extrême droite, Alain de Benoist, Philippe Vardon, Bruno Lemaire (conseiller financier de Marine Le Pen),

LA NOUVELLE REVUE ? “UNE MACHINE DE GUERRE POUR LA PLÈBE.” MICHEL ONFRAY

qui ont souscrit des préabonnem­ents pour quelques dizaines d’euros. Résultat : la revue a che, avant même sa parution, un chiffre d’affaires de plus de 700 000 euros et s’apprête à recruter une dizaine de salariés. Onfray-Simon, une petite entreprise qui ne connaît pas la crise.

Le duo a d’ailleurs imaginé le programme de sa revue comme une émission de téléréalit­é, avec un casting de choc, leur plus beau coup étant sans doute d’avoir recruté Didier Raoult. Le professeur de médecine et le philosophe se seraient rencontrés il y a deux mois par l’intermédia­ire d’une amie commune, une journalist­e libanaise, et auraient sympathisé autour d’une même passion pour Nietzsche. Puis arrive la crise du coronaviru­s. L’écrivain tombe malade, comme sa compagne, qui doit être hospitalis­ée durant six jours. Onfray appelle alors au secours son nouvel ami. « Le 28 mars à 20h03, je me décide à [lui] envoyer un texto », précise-t-il dans l’un de ses blogs. « [Raoult] me rappelle dans le quart d’heure, poursuit-il, et me demande si je sou re d’anosmie et d’agueusie. […] L’échange a duré moins de quatre minutes. Il conclut : “Ça n’est pas le Covid.” » Quelques heures plus tard, l’hôpital confirme : le philosophe et son amie (de retour de la Martinique) sont en réalité atteints de la dengue, une maladie tropicale. L’épisode a fortement marqué Michel Onfray : « Celui qui avait lu Nietzsche quand il avait une quinzaine d’années n’avait pas e ectué tout ce compagnonn­age avec “le Gai Savoir” en vain – il en avait appris la sapience véritable. Il est un chef. » Depuis, Michel Onfray ne tarit pas d’éloges sur l’épidémiolo­giste. Un futur candidat « Front populaire » pour la présidenti­elle de 2022? Pour l’heure, le Marseillai­s a rme qu’il rejoint la revue parce qu’il « aime beaucoup Onfray » et qu’ils ont « les mêmes maîtres ». Il se contentera d’y collaborer autour des questions « de santé et de l’état profond de la découverte et de la recherche en France », précise-t-il. Raoult, qui se vit en de Gaulle de la médecine, n’a pas encore abattu son jeu politique, si tant est qu’il en ait un.

En revanche, d’autres recrues de « Front populaire » sont clairement identifiab­les sur le plan idéologiqu­e, Stéphane Simon ayant allégremen­t puisé dans le vivier d’une autre de ses « télés libres », Réac’n’Roll TV. Cette « web TV des mécontempo­rains » di use les éditos cathodique­s de la revue « Causeur », du polémiste Ivan Rioufol, de l’avocat ultra-réac Régis de Castelnau, ou encore de la chercheuse Barbara Lefebvre. Ces deux derniers rejoignent la nouvelle revue souveraini­ste. Philippe de Villiers, le Vendéen pourfendeu­r de Maastricht, sera aussi de la partie. Selon le fondateur du Mouvement pour la France (MPF), ex-candidat à la présidenti­elle, il y aurait urgence à agir car « la gouvernanc­e mondiale, c’est la future chauve-souris, le transsexua­lisme, le transhuman­isme ». Tout en nuances comme toujours. Une seule personnali­té manque pour que cet aréopage réactionna­ire soit au grand complet : Florian Philippot. L’ex-numéro deux du Front national a eu beau applaudir « une revue qui réunit enfin les patriotes. Un objectif que je partage totalement », personne ne l’a contacté. Sans doute a-t-il été jugé trop encombrant…

LE BATEAU PREND L’EAU

Et les souveraini­stes de gauche? Ils sont certes présents, mais sans doute plus pour très longtemps, malgré les promesses d’oecuménism­e d’Onfray. Jean-Pierre Chevènemen­t nous explique en e et avoir simplement accepté, « il y a de nombreux mois », d’apporter « une contributi­on sur un plan philosophi­que ». Mais, il n’entend « nullement patronner une ligne politique qu’il n’approuve pas ». Même réticence chez Djordje Kuzmanovic, ancien compagnon de route de JeanLuc Mélenchon, qui a quitté La France insoumise en 2018 pour créer sa propre formation, République souveraine. Le Franco-Serbe avait dit oui pour « collaborer à une revue intellectu­elle », mais refuse de « s’inscrire dans un mouvement politique ». Le « gilet jaune » François Boulo dénonce également une entourloup­e. Ce jeune avocat qui s’était fait connaître sur les plateaux de télé en décembre 2018 a même déjà claqué la porte de la maison Onfray, et s’emporte contre le fonctionne­ment « par trop jacobin » du philosophe. Un comble pour le chantre du « girondisme ».

Le bateau « Front populaire », avant même d’avoir été o ciellement mis à quai, prend donc déjà l’eau et tangue à droite. Très à droite même. Malgré son nom, qui rappelle un moment triomphal de l’histoire de la gauche française, malgré surtout les ambitions a chées par son créateur. La référence à 1936 est bien incongrue dans cette aventure. L’initiative du philosophe évoquerait plutôt le général Boulanger, inspirateu­r d’un mouvement antiparlem­entaire et nationalis­te qui, à la fin du e siècle, avait séduit les extrêmes de gauche et de droite.

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La une du premier numéro de « Front populaire », avec ce cri de ralliement : « Souveraini­sme! »
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Parmi les contribute­urs à « Front populaire », l’essayiste Barbara Lefebvre et l’ex-ministre Jean-Pierre Chevènemen­t.
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Zemmour et Onfray sur CNews : dialogue courtois et carton d’audience.
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Le Pr Didier Raoult traitera de la santé et de la recherche médicale. Le très réactionna­ire Philippe de Villiers (à droite) sera aussi de la partie.
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Certaines « recrues » de « Front populaire » participen­t à la webtélé Réac’n’Roll.
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Membre du Rassemblem­ent national, Philippe Vardon (en haut) fait partie des souscripte­urs. L’avocat et « gilet jaune » François Boulo s’est, lui, retiré du projet.
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